Trois ans plus tôt…
Lorsque Jean
Smith avait découvert à quel point Félicia progressait vite et bien, il l’avait
envoyée en Europe pour étudier avec Loren Polkinghorne, un confrère qui avait
été aussi formé par Eleftherios Avramopoulos. Le caractère laconique de Smith
en faisait un enseignant minimaliste; il disait à Félicia quoi faire et comment
sans plus d’explications, sinon qu’elle comprendrait de mieux en mieux à mesure
que son expertise grandirait. Polkinghorne, en revanche, se montrait enclin aux
élaborations verbeuses. Alors qu’elle s’exerçait aux mille et un rituels
méditatifs et purificatoires de leur tradition, il y allait de ses
explications… Son laïus renfermait une foule d’informations anecdotiques sur
l’histoire et la philosophie de leur tradition qui enrichissaient la
compréhension de Félicia de jour en jour.
« Le
secret de notre art ne se trouve pas dans l’univers… Le véritable secret se
trouve au centre de l’humanité. Nous sommes le pinacle de l’évolution
matérielle… Même si nos pieds sont encore dans la fange de la matérialité,
notre tête s’élève au-dessus… Rationalité, spiritualité : les cadeaux qui
nous permettent de nous élever davantage! C’est la rencontre de l’un et
l’autre qui a permis de forger notre art… »
Même si Smith
et Polkinghorne avaient étudié à la même école, leurs techniques différaient sensiblement.
Par exemple, en méditant, Smith insistait sur une concentration sur sa
respiration tandis que Polkinghorne favorisait plutôt l’utilisation de mantras.
« Comment
choisit-on un mantra? », avait demandé Félicia durant leur première
discussion sur le sujet.
« Je
pourrais t’en donner un qui reflète ton parcours, ou plutôt ce que j’en
perçois. Il y a toujours AUM, le mantra
par excellence… Mais il vaut encore mieux que tu laisses simplement parler ton cœur.
—
C’est-à-dire?
— Lorsque tu
médites, tu t’entraînes à laisser passer les idées qui viennent sans les
retenir.
— Hum, c’est
encore difficile parfois, mais oui…
— Lorsque tu
es dans un état méditatif profond, plutôt que te refermer sur ton intériorité,
essaie de t’ouvrir au monde, à l’univers entier…
— Et comment
suis-je supposée faire ça?
— C’est une
question d’intention plutôt que d’action. Concentre-toi d’abord sur
l’approfondissement, le reste viendra de lui-même…
— Et?
— Dans ces
moments-là, les idées dérangeantes se taisent et les idées passagères
ralentissent. Peut-être qu’une idée, une image, un mot s’imposera à toi à ce
moment-là. Tu ne pourras trouver que lorsque tu auras renoncé à chercher.
— Et ce
mot-là est supposé être mon mantra?
—
Précisément.
— Et si un
mot surgit, comment saurai-je que c’est le bon?
— Si tu n’es
pas certaine, cherche encore! Lorsque ton âme te communiquera ton mantra, ça
sera clair comme du cristal. Notre nature profonde n’a pas souvent l’occasion
de s’exprimer; lorsqu’elle le fait, ce qu’elle te dit ne peut être autre chose
qu’absolument vrai... »
Félicia
s’était attelée à la tâche avec une ferveur qui, paradoxalement, interférait
avec la profondeur de ses méditations. Plusieurs semaines passèrent sans qu’elle
n’y trouve autre chose qu’une frustration grandissante.
Un beau
matin, elle se réveilla avec une gueule de bois terrible : elle était
tombée dans son lit la veille sans se réhydrater. Elle pensait que le travail de
sa journée s’en ressentirait. Ses ablutions purificatoires furent maladroites,
mais étonnamment, son détachement et sa fatigue lui permirent d’atteindre un
état méditatif d’une profondeur encore inégalée.
Aux limites
de sa conscience, elle ressentit des syllabes prendre forme et s’inscrire en
lettre de feu dans sa tête, dans son cœur, dans son âme. Ses lèvres
prononcèrent les trois syllabes sans qu’elle ne l’ait consciemment voulu. Elle
les répéta durant le reste de sa séance de méditation; elles paraissaient
s’imposer comme une vérité incontournable. Elle sut alors qu’elle avait trouvé.
Lorsqu’elle
alla rejoindre Polkinghorne pour sa leçon quotidienne, elle n’était plus si
sûre… Une fois sortie des profondeurs de sa transe introspective, son mantra
lui apparaissait ridicule. Elle fut soulagée que Polkinghorne ne présentât
aucune curiosité quant à la nature exacte de sa trouvaille. Il insista
cependant pour qu’elle l’utilise systématiquement à partir de sa prochaine
séance.
Le lendemain,
un peu à contrecœur, Félicia s’assit en demi-lotus, ferma les yeux et se mit à
répéter son mantra en litanie.
« JE-ME-MOI…
JE-ME-MOI… JE-ME-MOI… »
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