dimanche 22 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 362 : Deux

Aizalyasni s’était tournée vers la prostitution par sens du devoir.
Lorsque sa mère malade était devenue invalide, elle n’avait pas vu d’autre choix. Elle avait emprunté la petite robe noire d’une fille de son école avant de se rendre dans le lobby de l’un de ces hôtels desservant une clientèle internationale. Son visage juvénile posé sur un corps de femme avait suffi pour la faire entrer en business.
Elle avait gardé de sa première passe juste assez d’argent pour s’acheter une robe à elle et des souliers assortis. Elle avait donné le reste à sa mère; après un moment de surprise, elle s’était refermée… elle savait. Par quel autre moyen sa fille pouvait-elle rapporter autant d’argent sans mari, sans talent particulier, sans même avoir terminé son secondaire?
Lorsque les fonds s’étaient trop amenuisés, Aizalyasni enfilait à nouveau sa belle robe. Mais chaque fois qu’elle acceptait son argent, Aizalyasni avait l’impression que sa mère mourrait un petit peu plus.
En voulant sauver sa mère, Aizalyasni lui avait brisé le cœur. Mais quel autre choix avait-elle?
« Je me suis trouvé un travail », lui avait-elle dit un jour, usée par leur manège. « Une agence m’a recrutée comme modèle. Une agence basée à Singapour. De meilleurs jours nous attendent… »
Sa mère l’avait étreinte, un sourire triste aux lèvres... Elle l’avait serrée comme une étrangère, et elles s’étaient dit adieu.
Faire des affaires à Singapour n’était pas une mince affaire. Si la prostitution était autorisée, elle demeurait interdite aux mineures; plus encore, la plupart des hôtels étaient le territoire de femmes et de cliques déjà bien installées. Elles avaient beaucoup d’avantages sur Aizalyasni, mais de son côté, elle disposait d’un atout inimitable : l’attrait de la chair fraîche, capable d’attiser la convoitise d’une portion du marché qui n’aurait voulu rien d’autre.
Les voyageurs australiens, japonais ou nord-américains qui composaient sa nouvelle clientèle se ressemblaient à bien des égards : argentés, esseulés, affamés d’un certain exotisme qu’Aizalyasni leur permettait d’expérimenter… L’argent affluait vers sa mère, lui assurant un certain niveau de vie. Aizalyasni ne pouvait qu’espérer que la distance diminue ses souffrances.
Pour sa part, ses émotions s’étaient engourdies, encagées dans une armure capable de tenir à distance une sensibilité qui aurait rendu sa vie impossible. Elle ne ressentait plus d’affection ni de haine envers qui que ce soit, à part peut-être une sorte d’attachement envers ses chaussures favorites. Même le malaise qui avait accompagné les premières fois qu’elle avait ouvert ses jambes en échange d’argent n’était plus qu’un souvenir lointain.
Après quelques mois de cette nouvelle routine, un client lui avait dit en se rhabillant qu’une jolie fille comme elle ferait fortune dans son pays. Les montants mentionnés par l’homme avaient semblé exagérés, mais quelques recherches sur Internet avaient confirmé qu’il disait vrai.
Aizalyasni n’était pas inconsciente au point de croire qu’elle pourrait travailler indéfiniment en marge des lois dans la ville la plus réglementée au monde. Plus rien ne la retenait en Malaisie, encore moins à Singapour. Elle s’était envolée à la première occasion vers La Cité avec toutes ses possessions dans ses bagages. Elle avait tout juste quinze ans.
Un charmant jeune homme du nom de Jay l’avait approchée à son arrivée à la gare d’autobus de La Cité. Il l’avait fait manger, il l’avait amenée chez lui – un demi-sous-sol à la limite de la salubrité – et ils avaient couché ensemble le soir même. Elle n’avait pas été surprise quand, quelques semaines plus tard, il avait évoqué la possibilité qu’elle travaille pour lui pour compenser ses largesses toutes relatives. C’est lui qui avait été surpris de la voir accepter sans demander d’être convaincue.
Travailler pour Jay rapportait déjà plus d’argent qu’à Singapour – malgré la part qu’il gardait pour lui. Son « bienfaiteur » était toutefois plus engagé dans des histoires de drogues que de prostitution; avec son accord, elle s’était mise à travailler avec une agence qui fermait les yeux sur son âge pour mieux en tirer profit.
C’est ainsi qu’Aizalyasni était devenue Megan.
Lorsque Szasz l’avait prise sous son aile – le seul de ses clients pour qui le fait qu’elle soit désormais majeure représentait un avantage –, elle avait entrevu la possibilité d’un meilleur quotidien… Elle s’était apprêtée à quitter l’appartement miteux de Jay lorsque le destin avait précipité les choses…
Des coups de feu… Une longue convalescence… Puis Madame… Le retour aux études… Le travail au salaire minimum… Puis la découverte de son talent naturel… Et sa fusion spirituelle avec deux autres individus qui l’avait propulsée dans un univers dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence.
Pour la première fois de sa vie, elle comprenait réellement ce que signifiait être aimée.
Et, du coup, elle avait appris à aimer elle aussi.

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