Chaque 19
septembre, les fidèles des environs convergeaient vers Naples pour assister au
miracle de San Gennaro. La ville avait son lot de processions et de fêtes
religieuses; celle du patron de la ville se démarquait toutefois. Combien
d’autres pouvaient compter sur un phénomène miraculeux que tout un chacun
pouvait voir de ses yeux? Quelle meilleure preuve que la Sainte Trinité posait
un regard bienveillant sur les Napolitains?
Les boutiques
et les trattorias bénéficiaient évidemment de l’affluence, mais les pickpockets
en profitaient pour essaimer dans les foules massées, moins concernés par la
liquéfaction de leur saint protecteur que par l’appropriation des liquidités
des naïfs et des distraits. Dans la mouvance des multitudes, il était facile
d’accéder aux poches ou aux sacs; les plus hardis s’y lançaient discrètement,
rasoir droit à la main, pour entailler les bourses ou le bas des poches pour
s’emparer du butin sans même passer par l’ouverture. Ceux qui s’avéraient assez
maladroits ou malchanceux pour qu’on les remarque pouvaient encore compter sur
la masse pour former un mur involontaire capable de ralentir leurs victimes;
ces dernières devaient rapidement abandonner toute poursuite pour se contenter
d’agiter le poing en criant des injures.
La nuit était
plutôt avancée lorsque Gianfranco alla rejoindre Matteo et Santino à leur point
de rendez-vous habituel; à cette heure, la foule était devenue clairsemée, ce
qui rendait la chasse d’autant plus risquée. Il rejoignit ses deux frères qui
soufflaient et râlaient; leurs dernières tentatives avaient dû échouer. Ils
n’avaient pas le talent ni l’habileté que leur grand frère avait développés! Souriant,
il tira un paquet de cigarettes pour leur en offrir une tournée. Dès qu’elle
fut allumée, Matteo s’étouffa en tirant trop longuement sur la sienne.
« Ahahah!
Regarde le bébé!
— Je ne suis
pas un bébé!
— Ça sera
encore long avant que tu fumes comme un homme! » À neuf ans, Matteo était
le plus jeune des trois; ses frères ne manquaient pas une occasion de le lui
rappeler. Gianfranco avait quant à lui fêté ses treize ans en juillet.
Ils se
rendirent à leur cachette en s’échangeant diverses insultes et autres
taquineries. Ils y passaient après chaque ronde de rafle pour y déposer leurs
acquisitions. Ils pouvaient ensuite replonger dans la foule sans trop être
encombrés – plus important encore, sans tout risquer si on venait à les
attraper.
Ils défirent
les pans du baluchon pour l’étaler avant de vider leurs poches. Leur journée de
travail avait porté fruit : il y avait entre autres des billets de banque,
des pièces de monnaie, des trousseaux de clés, plusieurs chapelets – dont un
couvert de dorures qui pourrait peut-être aller chercher un bon prix… Ils
avaient également mis la main dans quelques sacs de dames pour repartir avec
les inévitables cosmétiques, mais aussi un porte-cigarette en argent, un petit
miroir pliable des plus élégants et une paire de gants en cuir brun presque
neufs. On pouvait voir dans le regard de Matteo et de Santino qu’ils convoitaient
cette montre au quartz que ce dernier avait ramenée; le fermoir était cassé,
c’est pourquoi elle s’était trouvée dans la poche de son ancien propriétaire.
Ils
divisèrent l’argent avant de se séparer les objets. Depuis toujours, la règle
était que l’aîné avait le premier choix, suivi du cadet puis du benjamin.
Gianfranco choisit gracieusement le porte-cigarette, laissant à Santino le
plaisir de garder la montre qu’il avait volée. Matteo s’arrêta sur le chapelet.
Ils continuèrent à choisir tour à tour jusqu’à ce que la totalité du butin ait
été répartie. Gianfranco se retrouva avec le dernier choix : une sorte de
statue grossière et carrément laide. C’est lui qui avait remarqué une grosse
bosse dans la poche du veston d’un vieillard. Il avait incisé le tissu en
espérant y trouver peut-être un appareil photo; c’est cette roche inutile qui était
plutôt tombée. Il l’avait gardée néanmoins en se disant qu’il pourrait
peut-être la vendre à des touristes dans le coin de la gare en soutenant
qu’elle provenait des ruines de Pompéi.
La journée
avait été bonne; les frères retournèrent contents à la maison. À cette heure,
ils savaient que leur mère serait couchée; leur père somnolerait quant à lui
devant la télévision, trop vanné par sa journée de travail au port pour se
soucier des allées et venues de ses fils. Ils se faufilèrent donc jusqu’à leur lit
sans qu’on les remarque. En deux minutes, ils étaient endormis.
Une douleur
vive sortit Gianfranco du sommeil. Il lui fallut quelques secondes de confusion
avant de comprendre que sa mère venait de l’arracher du lit en le tirant par
l’oreille. Un Gianfranco échevelé fut ainsi traîné jusqu'au salon. Dès que sa
mère le lâcha, il s’appliqua à fixer ses souliers d’un air docile. Il savait
que tenir tête à sa mère, c’était lutter contre une tempête… Un insensé
pourrait peut-être le tenter, mais il ne pourrait espérer la vaincre. Il valait
mieux se mettre à l’abri le temps qu’elle passe.
Il se réfugia
donc en lui-même alors que sa mère lui criait son déplaisir sous tous les tons.
« Quelle
honte! Un vaurien! J’ai mis au monde un vaurien qui pousse ses jeunes
frères au crime! En plus, pendant la fête de San Gennaro! Ton père et
moi, nous nous rompons les reins pour nourrir un petit monstre qui parasite les
honnêtes gens! Un mouton noir, voilà ce que tu es! Le mouton noir d’une famille
honnête, pieuse et travaillante! Qu’aurait dit ton grand-père, dieu ait son
âme, s’il avait su qu’il serait l’aïeul de pareil dévoyé! »
Le flot des
remontrances finit par tarir; Gianfranco fut toutefois surpris de l’entendre
s’adresser à quelqu’un qu’il n’avait pas encore remarqué. Elle se confondait en
excuses en employant les termes les plus distingués de son répertoire.
Gianfranco se risqua à jeter un œil au mystérieux interlocuteur. Il craignait
qu’il s’agisse d’un agent de la Polizia, ou peut-être d’un Carabinieri. Il
n’aurait pu être plus surpris de découvrir qu’il s’agissait de la victime de
l’un de ses larcins, un vieil homme d’un air sévère à la chevelure blanche et
ténue.
Comment
avait-il pu le retrouver alors qu’il n’avait pas même paru réaliser qu’on lui
avait fait les poches? Le vieil homme tendit quelque chose à sa mère. Était-ce
un billet de banque? Elle regarda dans la direction de Gianfranco qui retourna
instantanément son regard vers le sol.
L’homme
s’approcha de Gianfranco à pas lents. Sa mère s’éclipsa dans la cuisine.
« Regarde-moi, garçon. » Gianfranco leva les yeux. Il parla d’une
voix douce. « Tu as quelque chose qui m’appartient. » Son italien
était excellent malgré son accent grec manifeste.
Gianfranco
lutta pour rester impassible, pour ne montrer ni sa honte, ni sa peur, ni les
questions qui lui traversaient l’esprit. « Redonne-moi ma statuette et je
t’assure que je ne t’en voudrai pas. Elle a une grande valeur sentimentale
pour moi, mais elle ne vaut rien autrement. » Était-ce un piège pour lui faire
avouer son crime? Son ton semblait parfaitement sincère. « Alors, tu veux
me la redonner? »
Gianfranco
fit oui de la tête avant d’aller la chercher dans la chambre qu’il partageait
avec ses frères. Lorsqu’il ouvrit la porte, Matteo et Santino tombèrent presque :
réveillés par l’admonestation de leur mère, ils s’y étaient collés l’oreille
pour connaître la suite – et savoir si eux aussi devaient s’inquiéter.
Il prit la
statuette pour la rendre au Grec. Il ne savait pas trop quoi dire; il se
contenta de plates excuses.
— Tu as pris
la bonne décision, jeune homme », lui dit-il en posant les mains sur ses
épaules. Contre toute attente, le vieillard se mit à chuchoter. « Tu as
beaucoup de talent pour avoir réussi à me voler sans que je m’en rende compte. Le
genre de talent dont j’ai justement besoin… Ne le dis pas à ta mère, mais
j’aurais peut-être du travail pour toi… »
Il déplia un
billet de 20000 lires et le posa sur la table. C’était assez pour attirer l’attention
du garçon. « Penses-tu que tu pourrais faire à quelqu’un d’autre ce que tu
m’as fait hier? » Gianfranco fit oui de la tête. L’air satisfait, le vieux
lui dit : « Viens, suis-moi… »
Une grosse
voiture était stationnée devant la maison; un jeune homme la surveillait en
finissant une cigarette. Il avait vingt ans tout au plus; on pouvait deviner
qu’il était très musclé malgré sa petite taille. Dès qu’il les vit s’approcher, il envoya voler son mégot d’une chiquenaude avant de s’asseoir dans le siège du
conducteur. Le vieil homme fit monter Gianfranco à l’arrière avant d’y prendre
place.
« Comment
t’appelles-tu, jeune homme?
— Gianfranco.
—
Gianfranco... Très bien. Je suis M. Avramopoulos. Je te présente mon assistant,
M. Hoshmand. »
Gianfranco ne
dit rien. La voiture démarra. Le Grec et son chauffeur se mirent à discuter
dans une langue qu’il ne connaissait pas… Dans quoi s’était-il embarqué? Au cas
où, il se mit à réfléchir sur la meilleure façon de s’enfuir si jamais la suite
des choses venait à le justifier…
Il
découvrirait bientôt que le vieil homme n’avait nullement l’intention de trahir
sa parole.
M.
Avramopoulos, quant à lui, découvrirait que les talents du jeune homme
dépassaient largement le domaine du vol à la tire…
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