La saison 3 du Noeud Gordien vient de se terminer - plus que 350 épisodes avant la conclusion, hé hé hé!
Je compte profiter de mon congé de Noeud pour revoir la section "archive"... Vu qu'elle offre toute l'esthétique et la fonctionnalité à la fine pointe des normes de 1997, je me suis dit que je pourrais sans doute faire mieux.
Son apparence fruste vient du fait qu'elle n'a qu'un but: permettre de trouver les épisodes passés en ordre chronologiques dans un format facilement lisible. Je vais donc probablement remplacer cette section par une version .pdf des volumes complétés, si possible avec des hyperliens pour sauter directement aux épisodes (comme c'est déjà le cas dans la version actuelle).
Les chances sont bonnes que je ne donne que 2 cours durant le trimestre d'hiver, ce qui signifie que je pourrai poursuivre mon travail sur Mythologies... J'ai sincèrement hâte! Je vous en reparlerai...
Je profite de cette mise à jour pour vous remercier de me lire, que ce soit assidûment ou à l'occasion; je remercie particulièrement les personnes qui prennent le temps de me signaler les inévitables coquilles ou de m'offrir leurs commentaires et leurs réflexions - même si ça n'est que cliquer "passionnant/intéressant/bof" au bas des pages. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça fait plaisir!
J'en profite aussi pour vous souhaiter un excellent temps de fêtes, plein de joie, de cadeaux et d'abus-mais-pas-trop. On se revoit en 2011 pour l'épisode 151!
Patrice St-Louis
samedi 18 décembre 2010
dimanche 12 décembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 150 : L’arbre et le fruit
C’était l’un
des quartiers où il était hors de question de laisser sa voiture sans
surveillance. Les stationnements privés et gardés bénéficiaient de cet
état de fait : la plupart indiquaient complet.
Félicia en trouva finalement un à cinq minutes de sa destination. Elle s’y
rendit d’un pas lent, tirant sa valise sur roulettes derrière elle. Elle
remarqua distraitement que le temps doux des derniers jours avait permis à des
pousses vertes de jaillir des bacs installés par la municipalité en vue de verdir
la grisaille de La Cité. Les tulipes n’étaient pas les seules à émerger à la
rencontre des beaux jours; aux coins des rues, les vendeurs de drogues
reprenaient leur commerce rendu difficile par le froid hivernal.
Félicia était
tendue et comme souvent dans ces moments-là, le coin de sa lèvre supérieure
pulsait de ce qui deviendrait sous peu un feu sauvage. Son infection était d’autant
plus pénible qu’elle savait que son art ne pouvait rien contre les virus… D’un
autre côté, elle avait déjà accompli l’impossible – et combien de fois Harré l’avait-il
fait? Il ne fallait pas perdre espoir d’en guérir un jour. Mais elle s’en
serait bien passée aujourd’hui.
Elle révisa
mentalement ses leçons des dernières semaines. Elle avait côtoyé longuement Catherine
Mandeville; son attitude envers Félicia s’était transformée dès qu’elle avait vu le
dispositif grâce auquel elle avait capturé l’essence de Frank Batakovic. Elle
ne l’avait pas traitée en égale, mais certainement mieux qu’auparavant,
avec une bonne mesure de respect.
Malgré tout l’intérêt
de Félicia pour les leçons, il lui avait été parfois difficile de maintenir sa
concentration. Sa libido revenait en force; durant ses méditations, elle
réalisait à quel point sa sexualité volée l’avait privée d’une partie importante
de son ardeur, de son énergie en général. Malgré ce qu’elle lui avait dit en vue de le blesser, personne
ne l’avait touchée depuis leur rupture. Sa concentration n’était pas toute là,
mais sa vivacité renouvelée compensait amplement.
Elle avait
usé de deux de ses faveurs pour en savoir davantage sur les recherches de Paicheler
et Mandeville. La maîtresse avait émaillé son discours de formules prudentes,
du genre « à notre connaissance… » ou « …à condition que tel
présupposé soit vrai ».
Même si Mandeville
était spécialiste en ce qui a trait aux impressions, leurs nouveaux comportements
venaient chambouler tout ce qu’elle pensait savoir sur le phénomène. Jusqu’ici,
le consensus était que les impressions subsistaient à la mort de ceux qu’elles
représentaient sans pour autant que leur identité ne perdure, à la manière d’un
écho qui continue à réverbérer un bruit en l’absence de sa cause première. Félicia
avait longuement interrogé son enseignante sur les liens entre émotions et
impressions… Si elles continuaient à représenter l’état émotionnel du mourant,
était-ce possible que ses sentiments soient un fil conducteur pour communiquer
avec son impression?
Elle ne l’avait
dit à personne mais la motivation de Félicia était ancrée dans ce rêve qu’elle
avait eu quelques mois plus tôt… L’épée de chocolat lui traversant le bassin s’était
avérée un indice de la manœuvre sournoise de son « amoureux » pour
éteindre sa sexualité; elle était convaincue que le reste du rêve s’avérerait
tout aussi significatif pour la suite des choses. Outre Frank, un autre
personnage figurait de façon proéminente dans ce rêve… Elle se trompait
peut-être; elle se trompait sûrement.
D’autant plus qu’il avait été emporté par une mort naturelle plutôt que
violente. Mais elle n’avait d’autre choix qu’essayer.
Il lui avait
fallu cinq minutes de marche, mais elle était maintenant arrivée à destination.
Deux caméras de surveillances étaient pointées sur la porte; un intercom chromé
était situé à droite de la porte. Félicia ne sonna pas : elle savait que
personne ne répondrait. Elle avait dû déployer des trésors de persuasion, mais
elle avait réussi à obtenir les clés grâce à Will Szasz.
Il y avait
trois serrures sur la porte. Le stress monta d’un cran lorsqu’elle entendit le
déclic de la troisième. Elle connaissait l’endroit mais c’était la première
fois qu’elle en passait le seuil…
Un escalier
étroit et abrupt montait jusqu’au deuxième. Le bruit de ses pas était étouffé
par une insonorisation quasi-totale. L’absence d’écho donnait aux lieux une
aura d’étrangeté, comme dans un rêve. La rampe était poussiéreuse; personne
n’avait dû venir ici depuis des mois.
Elle arriva devant
une autre lourde porte de métal rivetée qu’elle déverrouilla à l’aide d’une
quatrième clé. Elle pénétra dans une antichambre aussi insonorisée que la cage
de l’escalier. L’édifice ne ressemblait pas à ce qu’elle s’était toujours
imaginée. Il ne restait qu’une porte la séparant de l’endroit qu’elle
cherchait. Elle la poussa en léchant sa lèvre endolorie.
Quoique
beaucoup plus grande que les autres, la pièce était aussi poussiéreuse et désertée
que le reste de l’édifice. Une série de sofas disposés en U occupaient la
partie gauche; un bureau et une table ovale entourée de sept chaises se
trouvaient à droite. On pouvait voir que tous les tiroirs avaient été vidés.
Félicia passa
de longues minutes en contemplation, la poitrine opprimée par l’atmosphère
pesante. En raison de l’insonorisation, le seul bruit qu’elle pouvait entendre
était les battements de son propre cœur.
Le temps vint
d’essayer ce pour quoi elle était venue. Elle ferma les yeux puis inspira
profondément pour inviter en elle l’état d’acuité. Elle garda ses paupières closes
plus longtemps qu’elle n’en avait besoin, mais elle finit par les ouvrir au
prix d’un effort. Devant elle se tenait une impression parfaitement discernable
qui la scrutait, comme l’avaient fait celles du Café Konya.
La gorge
serrée, elle murmura : « Bonjour, papa ».
dimanche 5 décembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 149 : L’ouverture, 3e partie
Dès son
arrivée dans les environs, Claude Sutton trouva sans difficulté l’endroit où
les événements s’étaient produits. Des cercles concentriques de journalistes s’appliquaient
à saisir les images et les mots qui nourriraient la bête médiatique pour quelques
jours encore. Au-delà, une chaîne d’agents de police de Grandeville encerclait
le périmètre bouclé. L’un d’eux leva la paume pour signaler à Sutton de garder
ses distances; il s’écarta dès qu’il vit son insigne.
« Où
est-ce que je peux trouver le major L’Écuyer? » L’agent pointa en
direction de la plage. Sutton le remercia et traversa les quelque deux cents
mètres qui l’en séparaient.
Les Sons of a Gun s’étaient rassemblés dans
une base de plein air, en principe fermée pour quelques mois encore. Non
contents d’avoir pour eux le site entier, les motards avaient érigé une grappe
de pavillons de toile imperméable directement sur la plage. Ils avaient eu le
temps de profiter du temps clément de la mi-mars : le gazon jaune comme le
sable au bord de la mer avaient été piétinés récemment. Des verres à bière de
plastique jonchaient le sol ici et là. Rien n’indiquait qu’ils s’étaient
préparés à la tournure inattendue qu’avait prise l’événement.
Claude
aperçut au loin le major Jean-Pierre L’Écuyer, entouré d’officiers et d’enquêteurs
en vêtements civils. L’Écuyer lui fit signe de venir dès qu’il le remarqua. « Merci
de t’être déplacé », lui dit-il avec une poignée de main en guise d’accueil.
« Je
suis venu dès que je l’ai su », répondit-il.
« Gentlemen, je vous présente l’agent spécial Claude Sutton, directeur de l’escouade
d’intervention contre le crime organisé de La Cité… » L’Écuyer présenta
ensuite les membres de son équipe. Parmi ceux-ci se trouvait Richard
Deslauriers, une légende vivante du monde de la criminologie qu’il avait déjà
rencontrée à quelques reprises au fil des ans. Il avait récemment franchi le
cap de la soixantaine bien qu’il parût quinze ans plus jeune.
Sutton
conclut la tournée des formalités en demandant : « Alors, qu’est-ce
qu’on sait à date?
— On
interroge les témoins, mais on ne s’attend pas trop à ce que les motards
parlent. Le coin est assez isolé pour nous compliquer la vie…
— Est-ce que
vous surveilliez le rassemblement?
— On avait
une équipe à l’embranchement… Le site est sur une péninsule, il n’y a pas d’autres
accès par la route.
— Les témoins
ne s’entendent pas sur l’origine du premier coup de feu », ajouta
Deslauriers. « De notre côté c’est pareil, on n’a pas réussi à identifier une
direction précise. Viens, on va te montrer le site du massacre… » Ils
conduisirent Sutton jusqu’aux tentes. Une armée de techniciens en scène de
crime passait toute la zone au crible.
Le pavillon
central était meublé de tables et de chaises disposées à la manière d’une salle
de conférence, quoique plusieurs aient été déplacées ou renversées. C’était là
qu’avait vraisemblablement eu lieu la rencontre au sommet des dirigeants des Sons of a Gun. Généralement associé à La
Cité – c’est pourquoi on avait sollicité la présence de Sutton –, le gang
entretenait des chapitres et des clubs-écoles dans la plupart des villes
voisines. On avait noté une recrudescence d’activité après la dissolution du
clan Lytvyn et la tendance s’était encore accentuée après le déclenchement de
la guerre des gangs.
Il était
manifeste que la réunion avait été brusquement interrompue: les murs de
toile blanche étaient éclaboussés de sang sur presque trois cent soixante
degrés. Même si on avait déjà évacué les corps, il était facile pour l’œil entraîné
de voir que quelque chose clochait. « C’est comme si quelqu’un était
arrivé au centre de la pièce et s’était mis à tirer sur tout le monde à bout
portant…
— Exactement…
— Mais… comment?
Pourquoi personne n’a réagi?
— On a trouvé
une flashbang juste ici »,
répondit L’Écuyer en pointant un carton numéroté au centre de la tente. La
grenade incapacitante pouvait avoir pris par surprise les victimes. Mais en
même temps, un BANG! de presque 200 décibels aurait ameuté le reste du site.
Était-ce ce premier coup de feu que les témoins ne réussissaient pas à situer
précisément? Sutton réfléchit un moment en tentant de reconstruire les
événements. Deslauriers le fixait intensément, sourire en coin. Le criminologue
avait manifestement déjà son hypothèse; il était curieux de voir si Sutton
arriverait aux mêmes conclusions. Claude se sentait évalué comme un vulgaire
écolier. C’était agaçant.
« Non,
quelque chose cloche quand même… Vous ne me direz pas que personne ne montait
la garde autour de la tente… Peut-être que les gardiens ont laissé passer les
attaquants… Ça voudrait dire que ce serait peut-être un coup venant de l’intérieur… »
Le regard de Deslauriers n’avait pas changé, mais son sourire s’était élargi.
Sutton était sur la bonne voie. « Le problème, c’est que si les tueurs
sont une faction dissidente des Sons of a
Gun, ce serait carrément stupide de passer à l’action alors que tout le
monde est là… Ce serait un vrai suicide de frapper dans ces circonstances.
— Tous les
corps étaient dans la tente », dit L’Écuyer. « En tout cas, ceux qu’on
a récupérés. Il s’est passé une dizaine de minutes avant qu’on fasse un move. Les renforts étaient en standby, mais même nous on a été surpris…
« Est-ce
que vous avez identifié les victimes?
— Il nous en
manque plusieurs…
— Je peux
voir?
— Les corps sont
déjà partis vers la morgue. On pourra voir les photos au poste.
— Oui, c’est
bon. Ça m’aiderait beaucoup si je pouvais voir aussi les photos de la scène
aussi, évidemment.
— Ça va être
prêt à notre arrivée. »
Claude prit
Deslauriers à part. « Est-ce que c’est moi ou c’est carrément illogique?
— Je pense
comme toi… C’est très… Stimulant comme problème. J’ai hâte de voir les
photos. »
Comme promis,
toutes les images de la scène étaient prêtes à leur arrivée. Il était évident
que la plupart des victimes n’avaient pas eu le temps de réagir. Le cadavre d’Alain
Goudreau avait les yeux grands ouverts : la surprise était la dernière
chose qu’il ait connue avant qu’on le tue de deux balles au torse. D’autres s’étaient
levés ou avaient tenté de renverser des tables, mais ils avaient succombé avant
d’avoir pu se mettre à couvert. La désorientation causée par la grenade avait
gagné de précieuses secondes aux attaquants. Trois cadavres reposaient face
contre terre au centre de la pièce. C’est tout ce que ces photos pouvaient leur
apprendre pour l’instant.
Le technicien
qui opérait l’ordinateur avait bien fait ses devoirs : il avait aligné les
photos des cadavres avec celles prises par l’équipe de surveillance durant leur
arrivée.
Sutton
réussit à identifier toutes les victimes qu’on lui montra. « Alain Goudreau,
dit Goudron, chef… Marc-André "Crasse" Lavoie, numéro deux… Lui,
c’est Robert Garnier, "Garnotte"… C’est juste un soldat : je ne
sais pas ce qu’il faisait là. Soit une promotion récente, soit c’est lui qui
gardait la porte…Émilien "Milou" Savoie, full patch, chef du club-école de Grandeville… » C’était l’hécatombe :
les Sons of a Gun étaient pratiquement
décapités. Malgré tout le sang versé, Sutton dut reconnaître qu’à tout le
moins, le massacre mettrait probablement fin – pour un temps, du moins – à la
guerre des gangs dans La Cité.
Lorsqu’il vit
la photo de la dernière victime, Sutton s’avança pour être certain que ses sens
ne le trompaient pas. Ici, il n’y avait qu’une photo du cadavre; il n’y avait
pas de photo correspondante prise par l’équipe de surveillance.
« Karl
Tobin? » Il avait été de ceux qui gisaient face contre terre. Sutton n’avait
pas pu le reconnaitre de dos.
« Qui?
— Un gangster
périphérique à La Cité. Disparu de la carte depuis six mois… Présumé mort. »
Le technicien
crut bon d’ajouter : « Ouais, on peut considérer ça confirmé,
maintenant.
« À ma
connaissance, il n’avait pas de contacts avec les Sons of a Gun. Les chances sont bonnes que ce soit lui, votre
tueur », dit Sutton en pointant l’écran.
Deslauriers
ne semblait pas y croire. « C’est vrai qu’on ne l’a pas vu à son entrée,
mais… Un gars seul? Il faudrait qu’il tire plus vite que Lucky Luke pour faire
le tour avant que les autres aient réagi, grenade ou pas… Sans parler de se
rendre à la tente des chefs, au milieu d’un rassemblement…
— Même durant
les parties, ils sont tight sur la sécurité », ajouta L’Écuyer.
« Je ne
dis pas que ça explique tout. Je suis d’accord pour dire que…
— C’est pas logique? »
Sutton eut
une pensée pour les théories d’Édouard, à la fois complètement absurdes tout en
étant soutenues par ses enregistrements… Mais contrairement à l’enquêteur
dilettante, Sutton ne pouvait pas évoquer la magie ou des superpouvoirs comme
explication dans le cadre de ses fonctions. Il acquiesça donc. « Même si
c’est mystérieux, il y a une explication logique derrière tout ça. On a déjà
une piste de plus; il reste à savoir où ça va nous mener… »
dimanche 28 novembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 148 : L’ouverture, 2e partie
La façade du
1587, 9e avenue ne se distinguait pas particulièrement des bâtisses
avoisinantes. Elle se trouvait dans l’un de ces quartiers essentiellement résidentiels
parsemés de commerces de proximité. Le salon de massage de Will Szasz n’était
identifié par aucune enseigne; d’épais rideaux obstruaient toutes les fenêtres.
Vu de l’extérieur, aucun indice ne trahissait la véritable nature des lieux –
outre le va-et-vient continu, de jour comme de nuit.
Karl Tobin
traversa le seuil pour se trouver dans une sorte de salle d’attente sur
laquelle veillait une réceptionniste. « Présentement, nous avons quatre hôtesses
disponibles », récitait-elle au téléphone à un client. « Mélissa est
une jolie étudiante brune aux cheveux longs. Cindy est une très grande blonde.
Rachel est blonde elle aussi, avec de belles rondeurs. Léa, elle… Oui, c’est
possible. Je… Cet après-midi? Ce serait possible à 3h30. Oui, c’est ça. À quel
nom? D’accord. Merci, au plaisir de vous voir, cet après-midi, 3h30. »
On devinait
au ton de sa voix qu’elle avait dû répéter ces informations trente mille fois,
dans l’ordre et dans le désordre. C’était une jolie femme, mi-trentaine. Elle
avait les yeux cernés et des manières nerveuses. Elle fit un sourire professionnel
mais sans joie à Tobin avant de lui dire d’un ton sirupeux :
« Désolée du délai. Que puis-je faire pour vous?
— Je suis
venu voir ton boss.
— Il n’est
pas disponible en ce moment », répondit-elle comme elle répondait sans
doute à toutes les demandes du genre. « Est-ce que je peux prendre un
message? »
L’imposant Tobin
s’accouda au comptoir et rapprocha son visage de celui de la téléphoniste; elle
sembla rapetisser par contraste. Pour contrebalancer sa posture intimidante, il
dit d’une voix calme : « Tu vas dire à M. Szasz que Karl Tobin veut
le voir. S’il te plaît. »
À la mention
de son nom, la téléphoniste tressaillit. L’avait-on avertie de sa venue?
Comment aurait-ce été possible? Quelle qu’en fut la cause, elle composa trois
chiffres sur son téléphone.
« Oui…
Un monsieur veut vous voir… Karl
Tobin… »
Du tac au
tac, on entendit une porte s’ouvrir au fond d’un couloir attenant. En cinq
secondes, Szasz était dans la salle d’attente, une main dans le dos – sans nul
doute refermée sur la crosse d’une arme.
« Tobin.
Je pensais que t’étais mort. »
Karl haussa
les épaules. « Peut-être que je l’étais. Mais ça va mieux, à c’t’heure. »
Les deux
hommes s’échangèrent un regard soutenu chargé de tensions et de menaces. La
téléphoniste eut un mouvement de recul, craignant peut-être que la violence
explose. Plus loin, dans l’une des salles fermées, un client jouissait en
grognant.
Finalement,
Szasz dit : « Ça va être correct, Gen. » Il fit signe à Tobin
d’avancer dans le couloir. L’idée d’avoir derrière lui un homme sur la
défensive, armé et probablement hostile ne lui plaisait guère, mais Karl
obtempéra.
Le bureau de
Szasz se trouvait tout au bout du corridor. Il fit signe à Tobin de s’assoir
sur une chaise usée et chambranlante; il s’assit quant à lui dans un fauteuil de
cuir encore neuf. Avec ostension, il déposa devant lui le pistolet qu’il avait
effectivement porté; il lui suffirait d’un mouvement pour l’empoigner et en
user.
« Qu’est-ce
que tu viens faire ici?
— Je
m’intéresse aux Sons of a Gun ces
temps-ci…
— Ben, va les voir. Qu’est-ce que ça peut me faire?
— C’est parce
que, vois-tu, y sont pas mes amis. Et y’a quelqu’un qui m’a dit qu’y étaient
pas tes amis non plus.
— Ah ouais?
Qui t’a dit ça?
— Gian… Jean Smith.
— Tu
travailles pour lui?
— Nope.
— Alors c’est
quoi ton but là-dedans?
— Vendetta.
— Si Smith
t’aide, tu réalises que c’est probablement parce que ça le sert aussi?
— M’en
fous. »
Szasz
s’avança sur son siège. « Tu sais quoi? Moi aussi je m’en fous, au fond. J’ai
peut-être quelque chose pour toi. Mais si tu veux agir là-dessus, tu vas avoir
besoin de bras…
— Dis-moi ce
que tu as à me dire, je m’occupe du reste. »
Szasz scruta
Tobin en silence, comme s’il pesait le pour et le contre. Après un moment, il
haussa les épaules. « À toi de voir ce que tu vas en faire, mais paraît que
toutes les grosses têtes des Sons of a
Gun vont être en rassemblement à Grandeville, samedi dans deux semaines…
— C’est tout
ce qu’il me fallait », dit Tobin en se levant. Il tendit la main à Szasz
qui hésita un instant avant de la prendre. « Merci. Je t’en dois
une. »
Sa visite suivante
chez les hommes de Batakovic fut pour le moins intéressante. Lorsqu’il sortit
de leur repaire, Tricane l’attendait. Elle lui dit : « Alors
alors? »
Pour toute
réponse, Tobin hocha la tête gravement. Tricane éclata de rire. « Eh bien,
mon Karl, tu vas te repayer en grande… Yeux pour œil, dents pour dent!
— Il me
manque encore une chose… Je voulais te demander…
— Demande,
demande!
— Tu sais
lorsque tu me surprends des fois… Comment tu peux décider quand je te vois et
quand je ne te vois pas? »
Le sourire de
Tricane s’élargit : elle subodorait la suite.
« Est-ce
que tu, genre, pourrais le faire pour moi? »
Elle éclata
de rire en battant des mains comme une fillette excitée. « Oh oui! Pour
toi, je vais le faire! »
Un tout petit
sourire satisfait apparut sur les lèvres de Tobin.
vendredi 26 novembre 2010
Subnormality au bar
Je tiens à partager avec vous un nouvel épisode de Subnormality d'une étonnante profondeur. J'adore cet auteur. J'en profite pour vous référer un autre numéro, simplement intitulé Weird? Vous m'en donnerez des nouvelles!
dimanche 21 novembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 147 : L’ouverture, 1re partie
Après ces
derniers mois en dents de scie, Karl Tobin sentait finalement le vent tourner.
Il avait
pensé la même chose l’été dernier en choisissant de risquer le courroux du clan
Lytvyn, lorsqu’il s’était associé à Philippe Gauss et son fils pour distribuer
l’Orgasmik. Contre toute attente, ce tournant avait été plutôt mineur comparé à
la suite des choses.
Son quartier
général attaqué.
Ses hommes
tués.
Ses jambes
détruites.
Heureusement,
Mitch s’était assuré de collecter les prêts qui étaient dus; ses ventes d’O
dans la banlieue nord les sauvaient de la disette, mais l’influence de Karl
avait fondu comme neige au soleil. Durant l’hiver, ses pensées avaient glissé
vers l’idée qu’il aurait dû mourir lui aussi plutôt que de survivre,
définitivement handicapé et impotent.
Puis cette
vieille qui rôdait à la périphérie de son monde avait ravivé l’espoir, quoique
Tobin refusât encore d’y croire.
Elle l’avait
choisi pour l’initier.
Elle avait
noué sa langue pour l’empêcher de révéler ses secrets.
Elle avait
finalement honoré sa dette en raccommodant une blessure que les médecins
avaient qualifiée d’inguérissable, en prouvant incontestablement l’existence –
et la puissance! – de ses capacités secrètes.
Maintenant de
retour sur pied, il brûlait de l’urgence d’agir… Faire payer ceux qui l’avaient
estropié, reconquérir son fief… Pour
commencer. Et avec des alliés de la trempe de Gordon ou « Jean
Smith », qui pourrait l’arrêter?
Lorsqu’il
avait fait part de ses intentions à Tricane, elle lui avait
répondu : « Si tu veux agir, agis; si tu veux réussir, attends! »
Sa foi nouvelle envers celle qui l’avait fait renaître le convainquit de garder
ses projets en veilleuse. Il s’attela plutôt à la pratique de ces exercices de purification
qu’il avait négligés durant sa déprime.
Quelques
semaines plus tard, au terme d’une leçon, Tricane lui dit : « Viens me
chercher demain midi; apporte ta toge blanche, mon cœur : on a une
cérémonie! » Quelque chose dans la voix de Tricane suggérait à Karl que
l’attente tirait à sa fin…
Le lendemain,
il la conduisit jusqu’à l’église abandonnée où il avait vécu son
initiation-surprise. Cette fois, il put y entrer sans délai. L’équinoxe
approchait; le soleil brillait franchement à travers les vitraux. Gordon s’y trouvait
déjà, accompagné d’Espinosa qui semblait avoir pris sa place comme officiant.
Les deux hommes portaient leur panoplie rituelle; cette fois, Tobin comprenait ce
qu’elle signifiait.
Le blanc de
sa toge signifiait qu’il était un simple initié, sous la responsabilité étroite
d’un enseignant. Le violet porté par Espinosa et Tricane marquait leur statut d’adeptes :
ils avaient étudié auprès de véritables maîtres qui avaient confirmé leur
progression par l’octroi d’un objet rituel : la coupe, l’anneau, le bâton
ou l’épée. Une fois les quatre objets acquis, l’adepte gagnait le droit de
porter la toge pourpre et de porter officiellement le titre de maître – même si, informellement, on utilisait
le même pour désigner un enseignant des traditions. Finalement, Tobin avait
appris que la couronne de lauriers dorés que Gordon portait signifiait qu’il
avait accompli le Grand Œuvre, quoiqu’il ne sache pas précisément ce que cela
pût impliquer.
Félicia
Lytvyn entra la dernière, solennelle, l’air grave. Elle rejoignit l’autel d’un
pas lent pour s’agenouiller devant Espinosa. La tension entre eux saturait l’espace.
C’était un secret de polichinelle : ils étaient en brouille depuis un
moment. Tobin présumait que leur amourette avait tourné au vinaigre – donc que
la relation maître-élève s’était pareillement envenimée. Elle s’en irait
étudier ailleurs que dans leur petit clan, ce qui n’était pas pour lui déplaire :
pour Tobin, le nom de Lytvyn évoquait un réflexe pavlovien de méfiance.
Il suivit la
cérémonie avec un intérêt soutenu, soucieux de mieux comprendre ce nouveau
monde qui était aussi le sien. L’attitude perplexe et renfermée qu’il avait
adoptée durant l’hiver avait fait place à une volonté d’honorer la confiance que
Tricane avait mise en lui – et, qui sait? D’en venir à développer lui-même ce
pouvoir qu’elle détenait. On l’avait prévenu que le chemin serait long et ardu;
il avait déjà trop tardé pour se mettre en route. Il lui fallait regagner le
temps perdu!
Lytvyn reçut
finalement l’étole pourpre qui signifiait qu’elle avait complété son noviciat;
elle détenait le statut d’élève-adepte jusqu’à ce qu’elle gagne sa toge
violette. Espinosa la posa sur ses épaules, une pointe de tristesse perçant sa
façade stoïque. Félicia arborait quant à elle une expression arrogante de
suffisance. Espinosa prononça ensuite les mots qui formalisaient la fin de la
relation entre le maître et l’élève, après quoi Félicia tourna les talons et
sortit. Elle n’avait pas prononcé un mot de plus que les paroles cérémoniales.
Après son
départ, Gordon échangea quelques mots avec Espinosa et Tricane à voix basse; il
salua Tobin d’un geste et se retira. Dès qu’il eut franchi la porte, Tricane
dit, les yeux pétillants d’excitation : « Mon petit Karl, je sais que
tu as des fourmis dans les jambes… Je te disais d’attendre, l’attente est
finie! Regarde! » Elle pointa le téléphone que tenait Espinosa.
L’écran
montrait une vidéo de mauvaise qualité, sans doute issue d’une caméra de
sécurité; les images glacèrent néanmoins le sang de Tobin dans ses veines. Il
reconnut sans peine le camion – comment pourrait-il l’oublier? Il ne l’avait vu
qu’une seule fois en réalité, mais combien de fois depuis, dans des rêves
fiévreux? C’était le camion qui avait défoncé sa quincaillerie. Espinosa pointa
le conducteur et son passager. « On sait tous que tu connais Katzko; tu
connais l’autre?
— Je voudrais
bien… Les enfants de chienne!
— C’est le
chef des Sons of a Gun…
— C’est lui,
Goudron? Ah ben ciboire. Si j’avais su… Je ne lui ai jamais vu la face avant.
— C’est le
temps de régler les comptes, hein, Karly-chou?
— Ouais,
peut-être, mais avec quelle armée?
— Les ennemis
de mes ennemis sont mes amis », répondit Espinosa.
« Mais encore…
Qui? »
Espinosa lui tendit un billet où
deux adresses étaient inscrites. Il reconnut la deuxième : c’était
l’entrepôt qui servait de base aux hommes de Batakovic. Il avait fait affaire
avec eux à quelques reprises; ces gars-là étaient sérieux. « Qu’est-ce
qu’il y a au 1587, neuvième avenue?
— Le salon de massage de Will
Szasz.
— Will Szasz!? Je pensais qu’il
était fini, lui…
— Ahahah! Karl Karl Karl »,
caqueta Tricane. « La poutre dans ton œil! Moi, je pense qu’il pense que
tu es encore plus fini que lui! » Tobin dut reconnaître qu’elle avait
raison.
« Mais tu n’es pas fini,
hein Karl?
— Oh que non. Et c’est le temps
que je le fasse savoir! »
dimanche 14 novembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 146 : Les aïeux, 3e partie
Polkinghorne
s’assit à côté de Félicia et but son verre d’une traite. Félicia lui tendit la
bouteille. « C’est là que l’histoire devient plus floue », continua-t-il
en versant son vin. « Harré avait l’habitude de disparaître pendant des
mois sans que personne ne sache où il allait. Il faisait ses recherches, il
revenait échanger ses découvertes contre des faveurs ou des informations qui
lui manquaient, puis il repartait. Lorsque la Grande Guerre s’est déclarée, on
ne l’avait pas vu à Munich depuis un moment déjà. Le déménagement du sanctuaire
des Seize durant l’été 1915 a dû aussi retarder sa prise de contact suivante. Qui
sait ce qu’il a fait ou vu durant cette absence, mais tous pouvaient dire que
quelque chose avait changé lorsqu’il revint finalement. »
Félicia
s’avança sur son siège, pendue aux lèvres de Polkinghorne. La bouche
entrouverte, les yeux écarquillés, on aurait dit une petite fille à qui on
lisait un conte fabuleux. Il continua en dissimulant son amusement.
« Pour
commencer, ses cheveux étaient devenus très courts et tout blancs. Les plus
grands changements se trouvaient toutefois du côté de son attitude. On le
connaissait comme introspectif et distant; ça n’est qu’en état d’ivresse qu’il
montrait quelque exubérance.
— Et vers
quoi est-ce que ça a changé?
— Kuhn utilise
les mots fébrilité et trépignement lorsqu’il en parle…
Semble-t-il qu’il avait trouvé quelque chose qui l’excitait comme rien
auparavant.
— La
découverte qui a tout changé.
— Tout porte
à croire qu’il aurait découvert un état de conscience supérieur…
— Supérieur
comment? »
Polkinghorne
fit un mouvement de la main qui indiquait que ses explications n’étaient que
des spéculations. « Supérieur à ce que nous voyons et comprenons…
Supérieur à l’acuité…
— Hum. C’est
drôle que je n’aie jamais entendu parler de cet état de conscience…
— Erreur.
— Ah bon?
— C’est dans
cet état de conscience que les maîtres jouent la Joute…
— À ce que je
sache, ça prend tout un appareillage rituel pour seulement quelques secondes,
non?
— Pour eux,
oui; pour Harré, c’était probablement constant. Il nous en a montré l’existence,
mais même sachant que la voie existe, nous peinons à suivre ses traces. Ça
montre tout son génie, toute sa maîtrise… »
Les deux
burent en silence.
« Comme
tu sais, la puissance de notre art diminue en fonction du nombre de ses
praticiens…
— J’imagine
que dans ces temps-là, c’était une dimension encore plus importante
qu’aujourd’hui…
— Oui. Donc,
après son retour, Harré s’est mis à divaguer sur un grand projet qu’il avait
conçu, mais il refusait de donner des détails. Lors de sa disparition suivante,
tout le monde se doutait qu’il allait s’y consacrer. Étrangement, quelques mois
plus tard, les procédés devenaient plus faciles; les novices se mirent à
trouver l’acuité plus facilement, les adeptes à progresser par bonds…
— Harré avait
ouvert ses cercles? »
Polkinghorne
haussa les épaules. « Probablement. Nous ignorons ce qu’il a fait ou
comment; deux choses sont sûres : à la fin, les cercles étaient ouverts et
presque tous les maîtres d’Europe avaient été assassinés. Est-ce qu’il a ouvert
les cercles puis utilisé leur pouvoir pour tuer les maîtres, ou est-ce que la
mort des maîtres lui a donné la puissance manquante pour ouvrir les cercles?
— La poule ou
l’œuf…
— Nous ne le
saurons probablement jamais.
— Mais
comment a-t-il pu tuer tant de maîtres sans être découvert? »
Polkinghorne
sourit. « Pour la génération Internet, c’est facile de croire qu’on a
toujours pu communiquer instantanément et facilement… Dans ce temps-là, des
maîtres de la même école pouvaient passer quinze ans sans se voir. À cette
fréquence, combien de temps avant qu’on s’inquiète de ne pas avoir de réponse?
Par ailleurs, Harré a dû cacher ses actions et brouiller ses pistes. Et avec
son talent…
— Revenons
aux cercles. Comment a-t-il pu les créer en premier lieu?
— Ça,
personne ne le sait. La proximité d’un cercle amplifie et distord les procédés,
ça ne facilite pas la recherche… » Félicia parut déçue de sa réponse.
« Nous
pourrions être reconnaissants envers Harré d’avoir ouvert de nouveaux horizons
pour notre art… Mais n’oublie pas que ses meurtres nous ont fait perdre bien
plus encore… Comme nous n’écrivons jamais nos secrets, notre art s’incarne à
travers les maîtres. Lorsque l’un d’entre eux meurt, tous ses secrets, tout ce
qu’il n’a pas enseigné à ses pairs ou ses élèves meurt avec lui.
Paradoxalement, alors que notre art n’a jamais été aussi facile à manier, notre
connaissance a reculé comparativement au siècle dernier.
— C’est
vraiment terrible…
— Harré a
d’abord attaqué les disciplines de Khuzaymah. Les a-t-il embusqué un à un ou
tous ensemble? Nous l’ignorons. En quelques mois, ils étaient tous disparus. »
Félicia était
bouche bée. Elle savait qu’un maître, quelle que soit sa tradition, ne pouvait
être qu’un adversaire coriace. Mais tous
les maîtres d’une tradition? C’était inimaginable!
« Les
liens plus soutenus entre les membres du Collège leur permirent de réaliser
qu’on s’attaquait à eux. Cette réalisation ne suffit guère : ils n’étaient
plus qu’une poignée lorsqu’ils vinrent solliciter l’aide des Seize.
— Un maître
qui tue des maîtres… Ils ont dû se mettre en guerre illico.
— En fait,
non… Leur prudence les avait bien servis jusqu’alors, mais elle faillit bien
causer leur perte… Les Seize ont voulu en savoir davantage avant d’agir.
Rappelle-toi qu’à ce moment, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait d’un
maître, encore moins de l’un des leurs.
— Comment
l’apprirent-ils?
— Grâce à une
vidéoconférence.
— Quoi?
— Maintenant
que les procédés étaient plus faciles, les Seize s’étaient
mis à créer des moyens de communiquer à distance qui, auparavant, auraient été
trop longs à mettre en place et trop ardus à utiliser pour être réellement pratiques…
L’un des Seize en visite à Londres chez un membre du Collège était en
communication distante avec le sanctuaire lorsque Harré apparut carrément dans la pièce pour les attaquer. La guerre était
déclarée. Moins d’une heure plus tard, Harré apparaissait pareillement au
sanctuaire…
— Londres -
Zurich en moins d’une heure, en,
quoi, 1916? C’est impossible!
— C’est…
Harré. Cette nuit-là, neuf des Seize moururent. Tous les maîtres restants
d’Europe firent front commun, mais Harré continua sa traque et réussit presque
à les avoir. À la fin, ils connaissaient assez bien son modus operandi pour lui tendre un piège… Ils l’ont pris par
surprise et l’ont éliminé avant qu’il ne réagisse.
— Comment,
exactement? »
Polkinghorne
haussa les épaules. « Ceux qui y étaient y sont tous restés sauf
Schachter…
— Schachter
comme dans l’induction de…?
— Oui, c’est
lui le créateur du procédé. Malheureusement, il est mort à son tour au début
des années vingt, en étudiant un cercle de Harré. Je peux te dire qu’en tout et
pour tout, il ne restait qu’une poignée de maîtres. Zéro disciples de
Khuzaymah, deux membres du Collège qui se trouvaient du côté des Amériques à ce
moment-là… L’un d’eux était Eleftherios Avramopoulos, que tu connais
maintenant. Parmi les Seize, seuls Kuhn, Schachter et Lemke ont survécu. Pour
sauver notre art et guérir les blessures laissées par Harré, les survivants du
Collège se sont joints à l’école de Munich. Au moins, la présence des cercles a
aidé la reconstruction : durant l’entre-deux-guerres, Gordon puis
Paicheler ont accompli le Grand Œuvre. D’autres ont suivi, mais encore
aujourd’hui, les Seize ne sont pas encore seize… Je compte bien être du nombre
un jour! » Il donna un coup de coude amical à Félicia. « Et peut-être
toi aussi! »
Polkinghorne
marqua une pause. « Je pense que j’ai fait le tour. Est-ce que je réponds
à tes questions?
— J’en aurais
tellement d’autres! On pourrait y passer la nuit! Je te remercie d’avoir pris
le temps de m’expliquer tout ça.
— Est-ce que
je peux savoir pourquoi tu me l’as demandé ici, maintenant? »
Ce fut au
tour de Félicia de répondre avec un haussement d’épaules. « Ça doit être le
fait de revenir m’installer dans la maison de mon enfance. Je n’ai jamais été
proche de mes parents, mais ça m’a fait réfléchir sur mes origines… Puis sur
les origines de notre art, à tout le moins tel que nous le connaissons
aujourd’hui… »
Quelque chose
dans le sourire triste de Félicia paraissait surfait; plus par intuition que
par acuité, Polkingthorne avait l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit.
dimanche 7 novembre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 145: Les aïeux, 2e partie
Polkinghorne
fit un mouvement répétitif en se concentrant pendant une bonne minute. Félicia
connaissait ce truc : il permettait de s’assurer que leurs paroles ne
tombent pas dans quelque oreille indiscrète. Polkinghorne put donc commencer
son histoire sans recourir aux euphémismes et détours qui sauvegardaient leurs
secrets ordinairement.
« Nous
ne connaissons pas grand-chose sur Harré avant son initiation; il serait né de
parents européens quelque part en Amérique centrale durant les années 1880,
probablement au Guatemala. Comme je te l’ai déjà expliqué, à ce moment-là, le
Collège et les disciples de Khuzaymah se livraient une guerre secrète pour le
contrôle des cours et des parlements européens. Fidèles à leur habitude, les
Seize de l’école de Munich surveillaient l’évolution du conflit sans
intervenir, tant que tous continuaient à respecter les cinq principes de la
grande trêve. »
Félicia
récita, non sans quelques hésitations : « Sauvegarder la vie des
initiés, garder les secrets, respecter les quotas d’initiation, heu, obéir aux
supérieurs… J’en oublie un…
— L’écriture…
— Ah! Faire
en sorte que les écrits ne restent pas.
— Évidemment,
le manuscrit de Voynich a été écrit avant la grande trêve; son émergence a
confirmé qu’il était maintenant doublement important de ne pas fournir à quiconque
une pierre de Rosette qui permettrait de le comprendre. Mais on s’éloigne du
sujet… Tu dois aussi garder en tête qu’à l’époque, les procédés étaient encore
plus longs et laborieux à mettre en place que de nos jours. L’enjeu principal
du Grand Œuvre était de le réussir avant de mourir de vieillesse…
— À ce
point-là!
— Oui. Les
méthodes que nous utilisons maintenant pour développer et enrichir l’acuité n’étaient
pas au point non plus…
— Pas
surprenant que ça soit si long, alors. » Elle s’assit sur le futon; Polkinghorne
resta quant à lui debout, verre à la main.
« Donc,
à une époque où l’état d’acuité était plus difficile à atteindre et où il était
plus ardu d’accomplir quoi que ce soit avec notre art, Harré s’est initié lui-même.
— Ouais, j’en
ai entendu parler », dit Félicia sur le ton de la dérision. « Il se
promenait comme ça, par hasard, et tout d’un coup il s’est mis à pratiquer
exactement les bons exercices de la bonne manière…
— En fait, c’est
l’un des aspects du mythe de Harré qui est plausible…
— Comment?
— Réfléchis… Avant
que nos traditions deviennent des traditions, comment a-t-on découvert comment
faire?
— C’est
certain que quelqu’un quelque part a dû trouver la voie, mais d’un coup, comme
ça?
— Tu sais
comment l’acuité ouvre des portes… Tout ce qu’il faut, c’est trouver le seuil,
ensuite le chemin apparaît… Par ailleurs, le flou qui entoure les origines de
notre art laisse croire à une histoire discontinue. Il n’est pas impossible que
la voie de l’acuité ait été découverte puis oubliée plusieurs fois au cours des
siècles…
— Mais nos
traditions utilisent des symboliques antiques…
— Pourtant, aucun
des fondateurs de l’école de Munich n’a vécu durant l’antiquité.
— Pourquoi
les lauriers, les épées et les toges, alors?
— Parce que même
les maîtres ne sont pas à l’abri des effets de mode!
— Donc,
comment l’école de Munich en est venue à découvrir Harré? »
Polkinghorne
souriait malicieusement. « C’est bien ça qui rend plausible l’idée de son
auto-initiation… C’est lui qui a trouvé les Seize!
— Et comment
a-t-il fait pour seulement savoir qu’ils existaient?
— Semble-t-il
qu’il aurait suivi des messages apparus dans ses rêves.
— Vraiment. »
Félicia demeurait pour le moins sceptique.
« Qui
sait? Je ne fais que te raconter ce que j’ai entendu, ne l’oublie pas… Je ne
suis pas là pour te convaincre de quoi que ce soit. Donc, les Seize avaient
pour la première fois un initié qu’ils n’avaient pas choisi... J’imagine qu’ils
l’ont interrogé de toutes les manières dont ils disposaient, mais ils ont finalement
décidé de l’admettre malgré ses… différences.
— C’est-à-dire?
—
Typiquement, les initiés des Seize étaient choisis parce qu’ils étaient des
intellectuels ou des érudits; Harré n’avait jamais reçu d’éducation formelle
avant de rencontrer les Seize. Il semble aussi qu’il était aussi moins enclin à
respecter les protocoles chers à l’école de Munich.
— Ses
découvertes étaient trop précieuses, alors on s’en est accommodé?
— Exact. Comme
tu le sais, même si les rituels de purification sont toujours les mêmes, les
exercices méditatifs qu’on utilise de nos jours ont à peu près tous été
codifiés et perfectionnés par Harré.
— Juste ça…
Tout ce que ça a dû rendre possible…
— Oui. Pour
lui-même en premier... Une fois entouré de gens qui connaissaient des procédés
efficaces, il n’avait plus à réinventer la roue continuellement… Sa puissance a
crû de façon exponentielle. Mais pendant que les Seize se réjouissaient de
leurs découvertes, le conflit entre les disciples et le Collège s’envenimait…
— …jusqu’à ce
qu’ils deviennent responsables du déclenchement de la première guerre mondiale.
— Ça n’est
pas exact de le formuler ainsi; il serait plus juste de dire que les réseaux d’alliances
qu’ils ont noués se sont retournés contre eux… Les deux partis pensaient pouvoir
diriger le monde en l’unissant sous leur joug et en tirant les ficelles à l’arrière-scène,
voilà que leurs créations prenaient une vie propre et échappaient à leur
contrôle.
— Hum, je
vois la nuance.
— Et c’est
dans ce contexte que Harré a fait la découverte qui a tout changé… »
dimanche 31 octobre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 144 : Les aïeux, 1re partie
Félicia
Lytvyn accueillit Loren Polkinghorne dans sa nouvelle demeure avec une bise et
une étreinte. Il affichait pour sa part un sourire compatissant : il
n’ignorait pas les difficultés qu’elle avait récemment rencontrées.
Il lui tendit
un sac où quatre bouteilles tintaient en s’entrechoquant. « Housewarming gift… Comment dit-on ça
ici?
— Chez nous,
on pend la crémaillère… Les cadeaux sont un à côté pour souligner l’occasion…
— Qu’est-ce
que c’est, une crémaillère?
— Tu sais
quoi? Je n’en ai aucune idée. Allez, entre, entre!
— C’est grand
ici! »
Le hall
d’entrée se trouvait au pied d’un large escalier qui conduisait au deuxième; le
rez-de-chaussée s’étalait en vastes pièces à peu près nues. Les murs avaient
encore leurs anciennes couleurs, entachées ici et là par des retouches de
plâtre.
Félicia le
conduisit dans la salle de séjour. Un futon, un banc de méditation et une
glacière électrique représentaient la totalité de son mobilier; il suffisait
d’ajouter deux valises pleines d’effets personnels, quelques livres et de la
vaisselle jetable pour compléter l’inventaire de la maison.
« Quand
j’étais petite, ma mère ne voulait jamais qu’on joue dans le salon…
— Alors tu te
reprends en faisant du camping! »
Le
commentaire se voulait plaisant, Félicia prit plutôt une expression
mélancolique. « Ça fait deux semaines que je suis coincée. On dirait que je
ne suis pas capable d’imaginer la maison autrement que comme mes parents
l’avaient décorée, mais en même temps, je ne peux quand même pas… Je ne sais
juste pas quoi faire avec tout ça. »
Elle se
laissa glisser dans une rêverie que Polkinghorne n’osa pas interrompre. Il
s’ingénia plutôt à déboucher une bouteille à l’aide de son couteau suisse. Il
remplit deux verres en plastique avant d’en tendre un à Félicia.
Elle lui
sourit mollement. « Oh, en passant… pour la faveur des chocolats, laisse
tomber… »
Il était
reconnaissant qu’elle ait trouvé ses réponses sans son aide: il n'avait pas eu
à lui mentir davantage. « Je sais que tout ça a dû être difficile pour
toi…
— Ça l’est
encore…
— …mais as-tu
pensé à ton futur?
— Ah! Mais je
ne pense qu’à ça… J’ai tout perdu : mon mentor, mon tuteur, mon amoureux.
Et là, Gordon et Tricane ont chacun leur élève… Remarque que je n’ai pas
particulièrement envie de travailler avec elle… Avramopoulos et Hoshmand ne
prennent pas les filles… Et je crois que Mandeville ne m’aime pas trop. C’est
dommage, elle me doit déjà des faveurs…
— Mandeville
te doit des faveurs? »
« …il ne
reste pas beaucoup de possibilités dans La Cité, hein? », continua-t-elle
comme s’il n’avait rien dit. Elle regardait Polkinghorne d’un air piteux. Son
message était on ne peut plus clair… Polkinghorne but lentement deux gorgées de
vin avant de répondre.
« Je ne
dis pas non, je ne dis pas oui; en temps de Joute, je ne peux pas prendre ce
genre de décision sur un coup de tête.
— OK, OK, je
comprends. Mais toi, qu’est-ce que tu en dis?
— Lytvyn, il
n’y a personne que je voudrais plus que toi comme disciple. »
Le
commentaire fit manifestement chaud au cœur de Félicia : elle devint aussi
rayonnante qu’elle avait été morose la minute précédente. « En attendant
de savoir si tu peux me prendre ou pas, est-ce que je peux te poser quand même
quelques questions, heu, spécialisées?
— Bien sûr…
Qu’est-ce que tu veux savoir?
— Je veux
tout savoir sur Harré. Comment il est devenu si puissant, si vite. Pourquoi il
s’est mis à tuer les Maîtres. Comment on l’a finalement stoppé… »
Polkinghorne
fronça les sourcils; il avait l’air perplexe d’un parent dont l’enfant lui
demande à brûle-pourpoint de lui prêter un briquet et une machette.
« C’était
avant mon initiation… Personne ne connaît toute l’histoire. Ceux qui y étaient
n’en parlent pas souvent…
— Si tu as
des bribes, je vais les prendre. »
Polkinghorne
fit un mouvement de la tête qui trahissait son indécision. « Comme j’ai
été initié par Kuhn, j’imagine que c’est moi qui suis le mieux placé pour t’en
parler. » Il soupira.
« Par où
commencer? »
dimanche 24 octobre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 143: Promotion
Malgré son
horaire chargé, Claude Sutton aimait à se promener dans le parc aux abords du
lac Prince, à cinq minutes à peine de son bureau. Jadis, il allait y fumer;
maintenant, c’était pour décompresser lorsque le poids de son travail devenait
trop oppressant.
La journée
était belle; c'était la première depuis longtemps à passer au-dessus du point
de congélation. Après le dur hiver qui était tombé sur la ville, le contraste
faisait apparaître la journée presque chaude.
C’était
consternant de voir comment La Cité s’était dégradée au fil des ans. Des gardes
armés surveillaient le parc à partir d’une petite cabine chauffée. Il
n’entretenait toutefois pas d’illusions : sans les gardiens, le parc
aurait vite été investi par les drogués et les gangsters au même titre que les
autres espaces publics du Centre.
« Hey!
Claude! »
Avec
agacement, l’interpelé tourna la tête et vit le conseiller Vincent Therrien
s’approcher en trottant. Il avait croisé le conseiller au volant de sa voiture
juste avant d’arriver au parc; ça n’était pas une rencontre fortuite. Merde, pensa-t-il spontanément. Il se
voyait toujours comme un homme de terrain plutôt qu’un bureaucrate, malgré la
part importante de ses fonctions administratives. Il continuait de voir les
politiciens d’un œil méfiant. Comme tous ceux de sa race, sa priorité était
d’abord la pérennité de son poste; la lutte au crime ne l’intéressait probablement
que dans la mesure où elle servait leurs priorités.
Cela dit, le
tandem Martuccelli / Therrien n’avait rien à voir avec les horreurs qu’il avait
connues sous l’administration Lacenaire. Leurs décisions étaient peut-être
intéressées, mais au moins elles n’étaient pas motivées par le maintien de
cette culture de corruption et d’intimidation qui était devenue le sceau de
leur prédécesseur.
Une fois
rendu à sa hauteur, Therrien demanda : « Alors, comment avance le
dossier sur la guerre des gangs? »
Sutton haussa
les épaules. « À vous de le dire. Cette semaine, il y a eu une attaque au
fusil d’assaut. Au fusil d’assaut! Deux
morts, seize et dix-huit ans. Ça compte comme une avancée ou un recul, ça? »
Therrien ne sut
quoi répondre.
« Ah,
c’est vrai… C’était seulement dans le Centre-Sud : ça ne compte pas
vraiment. » Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’aimait pas lorsqu’il
se laissait gagner par le cynisme, mais cela échappait à son contrôle.
Therrien
toussota. « Écoute, Claude, je vais te parler franchement. »
Claude l’encouragea
d’un mouvement.
« Je
sais que ça t’a fait chier de te retrouver chef aux enquêtes au Centre, à
travailler avec des supérieurs qui mangeaient dans la main de ceux que tu
voulais arrêter.
— Les
supérieurs ont été virés, mais je n’ai pas plus de moyens d’avancer »,
coupa Sutton.
« Laisse-moi
finir. La mairesse a pris connaissance de ton mémoire sur l’intervention contre
le crime organisé dans La Cité…
— Quoi? »
Il était
notoire que les études et recommandations à l’intention des instances prenaient
le plus souvent la voie du placard, un dernier voyage à sens unique. Que la
mairesse ait consulté une étude déposée avant sa nomination était une nouvelle
aussi surprenante que l’aurait été la découverte de la vie sur Mars. Sinon
plus.
« …et
elle voudrait mettre sur pied une unité spéciale d’enquête sur le crime
organisé.
—
C’est-à-dire? En visant Les Sons of a Gun?
Les gangs de rue? Les Ukrainiens? Le clan Fusco?
— Le mandat,
c’est le crime organisé; ce sera à toi de monter tes dossiers et de décider la
direction précise des enquêtes.
— À moi?
— La mairesse
veut que ce soit toi qui la diriges. Tu es peut-être le seul officier supérieur
expérimenté et avec un dossier impeccable.
La mairesse est d’accord avec l’esprit de ton mémoire et ta réputation
d’incorruptible fait qu’elle ne voudrait personne d’autre pour mettre tout ça
en branle.
— Et je
réponds… répondrais de qui, si
j’acceptais?
— Directement
du bureau de la mairesse; j’agirais à titre de liaison », répondit
Therrien en se grattant le nez.
« Je
vais devoir y penser », répondit Sutton.
« Come on, Claude. On sait tous les deux
que c’est exactement là où tu as toujours voulu être. Ne fais pas comme si
c’était une grosse décision. On se voit en début de semaine prochaine pour
fixer les détails, OK? »
Il lui donna
une tape sur l’épaule et s’éloigna. Therrien avait raison : Claude avait
déjà choisi. Les rouages de son esprit s’étaient déjà attelés aux possibilités
offertes par ce nouveau défi qui lui permettrait, peut-être, de finalement
avoir un impact à la mesure de ses ambitions.
samedi 23 octobre 2010
Question de s'y retrouver...
À la demande générale (d'une deuxième personne), je vous fournis ici un petit guide des personnages, version "situation initiale" (je veux dire par là que j'évite de révéler à quelqu'un n'ayant pas lu le Noeud Gordien quoi que ce soit - sauf évidemment l'existence du personnage!). Il est fort probable que tout ceci se retrouve dans les archives éventuellement. N'hésitez pas à mentionner les oublis!
Aubut, Maurice
Le gars qui parle mal de la séquence d’ouverture. Chômeur.
Batakovic, Ferenc « Frank »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.
Beausoleil, Jasmine
Miss météo de CitéMédia, amie de Geneviève Gauss et Marianne Stams.
Cerra, Raul
Chimiste-analyste pour le clan Lytvyn.
Fusco, Guido
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, ancien mafiosi. Marié à Lucie Kingston.
Gauss, Édouard
Reporter pour CitéMédia. Marié à Geneviève Gauss. Frère de Philippe Gauss
Gauss, Geneviève
Épouse d'Édouard Gauss, femme au foyer.
Gauss, Philippe
Chef d'entreprise pharmaceutique. Père d'Alexandre, distributeur d'O.
Gordon
?
Goudreault, Alain « Goudron »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn. Motard.
Hannoun, Charles (Maître)
Avocat de Karl Tobin.
Henriquez, Eric « E »
Copropriétaire du Den, connaît tout le monde.
Hoshmand, Laurent
?
Katzko, Mikael
Criminel rival de Tobin, à la solde du clan Lytvyn.
Korhonen, Aleksi
Jeune amoureux de l'artiste Derek Virkunnen.
Kingston, Lucie « Loulou »
Copropriétaire du Den par alliance, ennemie de Mélanie Tremblay, épouse de Guido Fusco.
Lacombe, Luc
Psychologue.
Lapointe, Pierre-Charles
Psychologue, spécialiste d’hypno-thérapie au département de psychologie de l’Université de La Cité
Le Castillan, Gilles
Barman du Centre.
Legrand, Alexandre
Fils de Philippe Gauss et de Suzanne Legrand.
Legrand, Suzanne « Suzie »
Fondatrice de l’organisation caritative Cité Solidaire. Épouse de Claude Sutton, divorcée de Philippe Gauss.
Lytvyn, Félicia
Fille de Lev Lytvyn, récemment revenue d'Europe.
Lytvyn, Lev
Chef redouté de la plus puissante organisation criminelle de l'histoire de La Cité.
Martuccelli, Marilyn
Mairesse ayant succédé à l’administration Lacenaire.
Smith, Jean
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.
Stams, Marianne
Amie de Geneviève Gauss.
Sutton, Claude
Inspecteur-chef de la police réputé incorruptible. Marié avec Suzie Legrand, beau-père d’Alexandr
Szasz, William « Will »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, bras droit du chef
Tan, Aizalyasni aka Megan
Prostituée malaisienne.
Tobin, Karl
Criminel de carrière, l'un des rares à survivre en marge du clan Lytvyn.
Tobin, Michel « Mitch »
Neveu de Karl Tobin, délinquant débutant dans le monde criminel.
Tremblay, Mélanie
Copropriétaire du Den, femme d'affaire aguerrie. Ennemie de Lucie Kingston.
Tricane
Étrange femme qui doit une faveur à Karl Tobin. Apparemment folle.
Therrien, Vincent
Bras droit de la mairesse Martuccelli.
Vallée, Jean
Chef d’antenne de Cité Média.
Virkkunen, Derek
Artiste ascendant hautement apprécié du monde culturel.
Aubut, Maurice
Le gars qui parle mal de la séquence d’ouverture. Chômeur.
Batakovic, Ferenc « Frank »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.
Beausoleil, Jasmine
Miss météo de CitéMédia, amie de Geneviève Gauss et Marianne Stams.
Cerra, Raul
Chimiste-analyste pour le clan Lytvyn.
Fusco, Guido
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, ancien mafiosi. Marié à Lucie Kingston.
Gauss, Édouard
Reporter pour CitéMédia. Marié à Geneviève Gauss. Frère de Philippe Gauss
Gauss, Geneviève
Épouse d'Édouard Gauss, femme au foyer.
Gauss, Philippe
Chef d'entreprise pharmaceutique. Père d'Alexandre, distributeur d'O.
Gordon
?
Goudreault, Alain « Goudron »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn. Motard.
Hannoun, Charles (Maître)
Avocat de Karl Tobin.
Henriquez, Eric « E »
Copropriétaire du Den, connaît tout le monde.
Hoshmand, Laurent
?
Katzko, Mikael
Criminel rival de Tobin, à la solde du clan Lytvyn.
Korhonen, Aleksi
Jeune amoureux de l'artiste Derek Virkunnen.
Kingston, Lucie « Loulou »
Copropriétaire du Den par alliance, ennemie de Mélanie Tremblay, épouse de Guido Fusco.
Lacombe, Luc
Psychologue.
Lapointe, Pierre-Charles
Psychologue, spécialiste d’hypno-thérapie au département de psychologie de l’Université de La Cité
Le Castillan, Gilles
Barman du Centre.
Legrand, Alexandre
Fils de Philippe Gauss et de Suzanne Legrand.
Legrand, Suzanne « Suzie »
Fondatrice de l’organisation caritative Cité Solidaire. Épouse de Claude Sutton, divorcée de Philippe Gauss.
Lytvyn, Félicia
Fille de Lev Lytvyn, récemment revenue d'Europe.
Lytvyn, Lev
Chef redouté de la plus puissante organisation criminelle de l'histoire de La Cité.
Martuccelli, Marilyn
Mairesse ayant succédé à l’administration Lacenaire.
Smith, Jean
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.
Stams, Marianne
Amie de Geneviève Gauss.
Sutton, Claude
Inspecteur-chef de la police réputé incorruptible. Marié avec Suzie Legrand, beau-père d’Alexandr
Szasz, William « Will »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, bras droit du chef
Tan, Aizalyasni aka Megan
Prostituée malaisienne.
Tobin, Karl
Criminel de carrière, l'un des rares à survivre en marge du clan Lytvyn.
Tobin, Michel « Mitch »
Neveu de Karl Tobin, délinquant débutant dans le monde criminel.
Tremblay, Mélanie
Copropriétaire du Den, femme d'affaire aguerrie. Ennemie de Lucie Kingston.
Tricane
Étrange femme qui doit une faveur à Karl Tobin. Apparemment folle.
Therrien, Vincent
Bras droit de la mairesse Martuccelli.
Vallée, Jean
Chef d’antenne de Cité Média.
Virkkunen, Derek
Artiste ascendant hautement apprécié du monde culturel.
dimanche 17 octobre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 142 : Trois vaguelettes
Tricane était
née deux fois. On lui avait
dit qu’elle s’était déjà appelée Hanifah, mais elle ne savait rien de sa
première vie. Elle disposait tout au plus d’une poignée d’impressions floues,
parfois des images, plus souvent des sensations détachées de tout contexte… Le
goût salé des embruns de la mer sur ses lèvres séchées par la baignade. L’odeur
lève-cœur d’une tannerie. La silhouette d’une femme blonde au visage indistinct
sinon la blancheur de sa peau.
Un seul
souvenir se distinguait, à la fois par sa précision et par son intensité. Celui-là,
elle savait précisément en quelles circonstances elle l’avait vécu. C’était le
moment où son esprit s’était brisé. Elle se souvenait de la pression croissante
jusqu’à ce que quelque chose cède en
elle à la manière d’une digue; elle avait été ensuite emportée par des images,
des sons et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Hanifah avait cessé d’exister,
engloutie par une marée sans queue ni tête.
Un homme l’avait
un jour trouvée dans une ruelle de Tanger; il l’avait forcée à avaler un
traitement qui avait mis son mal en veilleuse. En ouvrant les yeux, pour la
première fois depuis une éternité, elle avait retrouvé un semblant de
cohérence, d’identité : Tricane était née.
Chose
étrange, elle avait reconnu celui qui l’avait soignée, bien qu’elle ne l’eût jamais
vu. Il avait habité ses délires, une présence rassurante parmi cent mille
autres… Il avait toujours été destiné à la sauver. Une autre certitude était
venue avec la reconnaissance : son futur dépendait d’une autre personne qu’elle
devait trouver avant qu’il ne soit trop tard. Qui? Elle l’ignorait. Une vision
s’imposait toutefois à son esprit : trois lignes horizontales, ondulées et
parallèles. Ce dessin saurait la guider, c’est tout ce qu’elle retenait. Elle
conservait l’impression d’en avoir su davantage dans ce moment-là, mais le
reste s’était estompé en quelques secondes, comme les détails d’un rêve
fiévreux après le réveil.
Son sauveteur
l’avait initiée aux secrets de ses traditions pour découvrir qu’elle l’avait
sans doute déjà été auparavant. Elle n’en gardait aucun souvenir, mais c’était
comme si son corps se souvenait des exercices et des procédés que son esprit ignorait.
Elle avait pu connecter avec l’état d’acuité facilement, et en un an, elle
commençait – recommençait? – à accomplir des effets de plus en plus complexes à
un rythme stupéfiant.
Elle avait
par la suite suivi Abran Gordon dans tous ses déplacements.
Ils étaient
arrivés dans La Cité depuis quelques mois lorsqu’elle vit un matin les mêmes
trois lignes ondulantes que dans sa vision. Le soleil levant frappait une
petite flaque d’eau stagnante que les vibrations avoisinantes faisaient remuer
légèrement. Ce matin-là, elle bondit hors de son lit de fortune pour aller aux
devants du destin à la ville.
Lorsque
Tricane avait croisé Karl Tobin ce jour-là, c’était comme si les cieux s’étaient
ouverts pour l’auréoler. Il portait au bras le tatouage d’une sirène assise sur
une pierre; l’eau était représentée en dessous par les mêmes trois lignes qu’elle
avait vues dans sa vision – et revues le matin même.
Elle l’avait
observé à distance pendant quelques jours avant de l’approcher. Prétextant
avoir besoin d’aide, elle l’avait interrogé sur son tatouage. De fil en
aiguille, ils s’étaient échangé des faveurs. Tricane avait vu dans sa conduite
un indice qu’il se montrerait réceptif aux coutumes d’obligations réciproques
qui cimentaient les liens entre initiés.
Forte de la
certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait, elle l’aurait initié
sur-le-champ, mais Gordon avait refusé. Il ne le lui permit qu’après qu’elle
eut reçu son anneau.
Tobin s’était
avéré un piètre élève. Il ne pratiquait ses exercices purificatoires que sous
supervision, comme un écolier. Après plusieurs mois de travail, il ne semblait
pas même proche d’être en mesure d’entreprendre les exercices méditatifs qui
conduisaient à l’acuité, puis à l’accomplissement de procédés. D’ordinaire, un
maître sélectionnait soigneusement ceux et celles avec qui il partageait ses
secrets; Karl Tobin avait été choisi seulement en raison d’un détail de son
tatouage. L’avait-elle trouvé en raison d’une fausse manifestation synchrone?
Le reflet sur le mur avait conduit Tricane à lui le même jour. Ça ne pouvait
être qu’une simple coïncidence. À moins que l’erreur eût été commise lors de l’interprétation
de la vision originelle?
Elle avait
reçu la formule du médicament après que Gordon eut décidé qu’elle méritait son
anneau. Il recollait les pièces de son esprit cassé, mais sa lucidité actuelle
n’était pas sans prix. Paradoxalement, son chaos mental lui donnait aussi une forme
de clarté, comme si une oasis de sagesse illuminée fleurissait au cœur d’un
désert mouvant de délires. Il lui arrivait d’éprouver une certaine nostalgie pour
cet état bien particulier que Gordon avait su entretenir en ajustant sa
posologie, mais elle n’était pas prête à y retourner, même momentanément. Pas
encore…
Elle avait
demandé à Karl d’arriver pour midi; il arriva avec quinze minutes de retard. « Le
trafic », expliqua-t-il d’un ton narquois. Ils savaient tous les deux que
la seule voiture des environs était celle de Mitch qui venait de le déposer à
la porte.
« C’est
aujourd’hui qu’on enlève tes bandages », répondit-elle d’un ton plat.
Malgré ses
sourcils toujours froncés, les yeux de Karl s’illuminèrent. Il boita jusqu’au
tabouret que Tricane lui montra. Ils n’avaient pas besoin de se rendre jusqu’à
la chambre secrète pour accomplir l’opération : si elle avait réussi, il
pourrait y monter par ses propres moyens.
Elle alla
chercher des sécateurs rouillés dans son jardin à l’arrière. Son choix d’outil
sembla inquiéter Karl. Elle glissa néanmoins une lame sous les bandages
enserrés contre sa cuisse. Ils cédèrent facilement au coup de cisaille,
libérant du coup une horrible odeur de putréfaction. Tobin chercha le regard de
Tricane, troublé à l’idée que la puanteur soit celle de sa chair plutôt que celle
du traitement. Tricane se contenta de continuer à entailler le tissu jusqu’à ce
qu’il tombe par terre, emportant avec lui les éclisses qui avaient maintenu sa
jambe immobile depuis des semaines.
Tricane se
releva en laissant les sécateurs par terre. La cuisse de Tobin était entière,
la peau lisse et sans poil. Les endroits où la chair avait été arrachée par les
shrapnels avaient la blancheur de cicatrices, sans en avoir la raideur ou les
boursouflures. Incrédule, Karl fléchit sa jambe en la tapotant du bout des
doigts… Prudent, il se leva en s’appuyant sur sa jambe intacte avant de
transférer graduellement son poids sur celle qui, récemment encore, avait été
esquintée…
Il regarda
Tricane, le visage surpris incrédule, comme s’il n’avait jamais réellement cru
que Tricane fût capable d’honorer sa promesse. Il poussa un cri de joie en
empoignant Tricane; il voulut la faire tourner, mais sa jambe faillit un instant.
Il déposa Tricane juste à temps pour pouvoir s’appuyer sur elle.
Instantanément, sa mine redevint sombre.
« N’en fais pas trop, petit Karl! Elle
manque d’exercice, ta jambe, c’est tout… vas-y lentement! »
Il put
constater que Tricane disait vrai : la défaillance n’était que passagère. Sa
bonne humeur revint aussi vite qu’elle était partie. « Je suis guéri! »,
déclara-t-il avant d’éclater d’un rire sans retenue. « Je suis correct! »
Tricane était touchée de le voir rire et bouger spontanément après tous ces
mois de morosité!
À la surprise
de Tricane, il devint subitement solennel. Il tomba à genoux devant elle en lui
prenant la main. Même accroupi, il pouvait presque la regarder dans les yeux.
Il fixa son regard dans le sien avec une intensité qu’elle avait pensé ne
jamais revoir. « Merci », lui dit-il en baisant sa main.
Toute la reconnaissance du monde se trouvait dans cette simple parole. « Je
ne douterai plus.
— Montons
alors. Tu as encore beaucoup de travail... »
dimanche 10 octobre 2010
Le Noeud Gordien, épisode 141 : Herméneutique de la santé mentale
La séance
commença par un long silence, comme c’était souvent le cas avec ce client.
Lorsqu’il parla finalement, Édouard Gauss demanda au docteur Lacombe :
« Qu’est-ce que c’est au juste, la folie? »
Il aurait été
tentant de répondre directement : le thérapeute s’intéressait à la
question depuis longtemps. Il ne mordit toutefois pas à l’hameçon pour demeurer
concentré sur son client. « Pourquoi poser la question? »
Édouard
haussa les épaules en disant : « On en parle souvent ici. Depuis la
semaine dernière, je me demande… de quoi parle-t-on exactement? Qu’est-ce que
la folie?
— Et quelles
sont vos conclusions?
— Je tourne
en rond.
—
C’est-à-dire?
— Lorsque
quelqu’un est vraiment déconnecté du réel, il est clairement fou.
— C’est un bon
début de définition, en effet.
— Lorsque
quelqu’un n’a pas de symptômes, qu’il n’est pas malade, on va dire de lui qu’il
est en santé. C’est la même chose pour la santé mentale, non?
— On peut
dire ça.
— C’est ce
que je veux dire : les fous sont ceux qui ne sont pas en bonne santé
mentale. Les gens sains sont ceux qui ne sont pas fous.
— C’est comme
si chacune se définissait plus par son contraire que par elle-même.
— Oui! »,
dit Édouard, content qu’on le comprenne, ravi qu’on mette des mots plus précis
sur son inconfort diffus.
« Ceci
nous ramène à ce que je vous demandais : pourquoi poser la question? »
Édouard
poussa un soupir en mimant l’exaspération. « Avez-vous remarqué comment vous
répondez toujours avec des questions?
— Ça n’est
pas à moi de vous donner des réponses. Je peux vous aider à les trouver pour
vous-même… Je suis un thérapeute, pas un gourou.
— Mais ma
question n’est pas à propos de moi! Je me pose la question à un niveau plus
général, intellectuel.
— Je vous
offre un marché. Vous réfléchissez sur les raisons qui vous amènent à revenir
sur le sujet. En échange, je vous donne mon point de vue sur la nature de la
folie. Est-ce que ça vous convient?
— Pourquoi ne
pas commencer par vous?
— Parce que
mon point de vue est déjà prêt à être partagé. Peut-on en dire autant du vôtre? »
Le dernier
commentaire fit réfléchir Édouard. Après un moment, il acquiesça aux
conditions. Il replongea ensuite dans son introspection.
Il lui fallut
plusieurs longues minutes pour structurer sa pensée. « Il y a deux choses qui
me préoccupent. Premièrement, il y a les critères qui nous permettent de
départager la folie de la santé mentale. Comme nous disions tout à l’heure, c’est
facile de dire lequel est lequel en se servant de l’autre. C’est presque
impossible de les définir pour eux-mêmes. Normalité, particularité,
excentricité, marginalité, folie. Des teintes de gris.
— D’accord.
Et la deuxième chose?
— C’est toute
l’idée de perte de contact avec la réalité. Au fond, le vrai fou n’aura pas
conscience qu’il est fou. Si on dit d’un homme sain qu’il est fou, il niera;
idem si on dit d’un fou qu’il est fou. Si l’homme sain et le fou sont
convaincus d’être sains… Lorsque quelqu’un s’interroge sur sa propre santé mentale…
Comment peut-il être certain de quoi que ce soit?
— Devrais-je
comprendre que vous vous souciez encore de votre propre santé mentale?
— Vous savez
bien que oui.
— C’est
encore ce projet dont vous refusez de me parler?
— Je suis
venu ici pour y voir plus clair dans ma vie…
— Mais il
semble évident que ce projet secret en est une partie importante ces
jours-ci! »
Édouard
haussa les épaules. « Je vis des… situations qui me font remettre en
question bien des choses… J’en parle à certains de mes proches et ils semblent
aussi confus que moi. Je me demande si c’est parce qu’ils voient ça comme moi
ou parce qu’ils croient que je délire.
— Au moins,
vous vous posez la question, ce qui est déjà quelque chose…
— Une bonne
chose?
— Les hommes qui croient vraiment en eux sont tous
dans des asiles », dit Lacombe sur le ton de la citation.
—
Intéressant. C’est de qui?
— C’est G.K.
Chesterton.
— Ah! Je le
connais : il a aussi écrit Le
journalisme, c’est dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont
jamais su que Lord Jones vivait… »
Ils
échangèrent un sourire. Édouard demanda : « Alors, êtes-vous
satisfait de mes réponses?
— Je vais
m’en satisfaire. Vous voulez donc avoir un point de vue informé sur ce qu’est
la folie?
— Le suspense
me tue », répondit Édouard sur un ton sarcastique.
« En
fait, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. » Il alla prendre
un épais volume sur une étagère pour le tendre à Édouard. Il était titré Herméneutique de la santé mentale par…
Luc Lacombe.
« C’est
ma thèse de doctorat », dit-il avec une pointe de fierté.
Édouard
feuilleta les quelque six cent trente pages de l’ouvrage. « Je ne sais
même pas ce que herméneutique veut
dire…
— En fait, je
n’ai jamais utilisé ou même entendu le mot en dehors d’un contexte académique…
— Est-ce que
je peux avoir la version courte? », demanda Édouard en rendant la thèse à
son auteur.
« Je ne
crois pas que ce serait une bonne thèse si on pouvait la résumer au complet,
mais pour en venir à l’essentiel… La santé mentale peut être vue comme une
évaluation sociale et normative de comportements individuels.
— Plaît-il?
— Pour donner
du sens à la notion de santé mentale, il y a deux éléments essentiels : un
individu qui se conduit d’une certaine manière et une société qui situe et
interprète son comportement en fonction d’un cadre culturel donné.
— Par
exemple?
— L’oracle de
Delphes disait ses prophéties dans un langage confus qui devait ensuite être
interprété par les prêtres… Les grands du monde antique traversaient le monde
pour l’entendre. De nos jours, l’oracle dormirait dans une ruelle sans que
personne ne porte attention à ce qu’elle dit. Et comment me recevriez-vous si
je disais que je me suis entretenu avec un buisson en flammes qui m’a donné dix
commandements sur la façon correcte de vivre?
— Je vois ce
que vous voulez dire.
— En d’autres
termes, il est peut-être moins intéressant de statuer sur qui est fou et qui ne
l’est pas, et peut-être plus pertinent d’analyser les mécanismes par lesquels
une société donnée va se servir de comportements pour étiqueter et contrôler
ceux qui divergent de la norme. À ce sujet, les travaux de Thomas Sz…
— Ça s’en
vient un peu trop académique pour moi », coupa Édouard. « Mais je
comprends quand même, en gros.
— Je vous
avais dit que ça n’était pas facile à résumer!
— Mais si
quelqu’un soutient dur comme fer qu’il y a un éléphant dans la pièce… On peut
dire qu’il est fou sans que ça devienne une question de normes et de société,
non?
— À deux
conditions…
— Quoi?
— Même si
vous dites que ça n’est pas une question de société, pour qu’on le déclare fou,
il faudrait quand même qu’il y ait d’autres personnes qui, eux, ne voient pas
l’éléphant… Ceux-là se font les représentants de la société en identifiant le
discours du premier comme erroné.
— Et quelle
est la seconde condition? »
Le docteur
Lacombe eut un sourire espiègle. « Il faut qu’il n’y ait pas d’éléphant
dans la pièce! »
Inscription à :
Articles (Atom)