Félicia
s’avança sur son siège, pendue aux lèvres de Polkinghorne. La bouche
entrouverte, les yeux écarquillés, on aurait dit une petite fille à qui on
lisait un conte fabuleux. Il continua en dissimulant son amusement.
« Pour
commencer, ses cheveux étaient devenus très courts et tout blancs. Les plus
grands changements se trouvaient toutefois du côté de son attitude. On le
connaissait comme introspectif et distant; ça n’est qu’en état d’ivresse qu’il
montrait quelque exubérance.
— Et vers
quoi est-ce que ça a changé?
— Kuhn utilise
les mots fébrilité et trépignement lorsqu’il en parle…
Semble-t-il qu’il avait trouvé quelque chose qui l’excitait comme rien
auparavant.
— La
découverte qui a tout changé.
— Tout porte
à croire qu’il aurait découvert un état de conscience supérieur…
— Supérieur
comment? »
Polkinghorne
fit un mouvement de la main qui indiquait que ses explications n’étaient que
des spéculations. « Supérieur à ce que nous voyons et comprenons…
Supérieur à l’acuité…
— Hum. C’est
drôle que je n’aie jamais entendu parler de cet état de conscience…
— Erreur.
— Ah bon?
— C’est dans
cet état de conscience que les maîtres jouent la Joute…
— À ce que je
sache, ça prend tout un appareillage rituel pour seulement quelques secondes,
non?
— Pour eux,
oui; pour Harré, c’était probablement constant. Il nous en a montré l’existence,
mais même sachant que la voie existe, nous peinons à suivre ses traces. Ça
montre tout son génie, toute sa maîtrise… »
Les deux
burent en silence.
« Comme
tu sais, la puissance de notre art diminue en fonction du nombre de ses
praticiens…
— J’imagine
que dans ces temps-là, c’était une dimension encore plus importante
qu’aujourd’hui…
— Oui. Donc,
après son retour, Harré s’est mis à divaguer sur un grand projet qu’il avait
conçu, mais il refusait de donner des détails. Lors de sa disparition suivante,
tout le monde se doutait qu’il allait s’y consacrer. Étrangement, quelques mois
plus tard, les procédés devenaient plus faciles; les novices se mirent à
trouver l’acuité plus facilement, les adeptes à progresser par bonds…
— Harré avait
ouvert ses cercles? »
Polkinghorne
haussa les épaules. « Probablement. Nous ignorons ce qu’il a fait ou
comment; deux choses sont sûres : à la fin, les cercles étaient ouverts et
presque tous les maîtres d’Europe avaient été assassinés. Est-ce qu’il a ouvert
les cercles puis utilisé leur pouvoir pour tuer les maîtres, ou est-ce que la
mort des maîtres lui a donné la puissance manquante pour ouvrir les cercles?
— La poule ou
l’œuf…
— Nous ne le
saurons probablement jamais.
— Mais
comment a-t-il pu tuer tant de maîtres sans être découvert? »
Polkinghorne
sourit. « Pour la génération Internet, c’est facile de croire qu’on a
toujours pu communiquer instantanément et facilement… Dans ce temps-là, des
maîtres de la même école pouvaient passer quinze ans sans se voir. À cette
fréquence, combien de temps avant qu’on s’inquiète de ne pas avoir de réponse?
Par ailleurs, Harré a dû cacher ses actions et brouiller ses pistes. Et avec
son talent…
— Revenons
aux cercles. Comment a-t-il pu les créer en premier lieu?
— Ça,
personne ne le sait. La proximité d’un cercle amplifie et distord les procédés,
ça ne facilite pas la recherche… » Félicia parut déçue de sa réponse.
« Nous
pourrions être reconnaissants envers Harré d’avoir ouvert de nouveaux horizons
pour notre art… Mais n’oublie pas que ses meurtres nous ont fait perdre bien
plus encore… Comme nous n’écrivons jamais nos secrets, notre art s’incarne à
travers les maîtres. Lorsque l’un d’entre eux meurt, tous ses secrets, tout ce
qu’il n’a pas enseigné à ses pairs ou ses élèves meurt avec lui.
Paradoxalement, alors que notre art n’a jamais été aussi facile à manier, notre
connaissance a reculé comparativement au siècle dernier.
— C’est
vraiment terrible…
— Harré a
d’abord attaqué les disciplines de Khuzaymah. Les a-t-il embusqué un à un ou
tous ensemble? Nous l’ignorons. En quelques mois, ils étaient tous disparus. »
Félicia était
bouche bée. Elle savait qu’un maître, quelle que soit sa tradition, ne pouvait
être qu’un adversaire coriace. Mais tous
les maîtres d’une tradition? C’était inimaginable!
« Les
liens plus soutenus entre les membres du Collège leur permirent de réaliser
qu’on s’attaquait à eux. Cette réalisation ne suffit guère : ils n’étaient
plus qu’une poignée lorsqu’ils vinrent solliciter l’aide des Seize.
— Un maître
qui tue des maîtres… Ils ont dû se mettre en guerre illico.
— En fait,
non… Leur prudence les avait bien servis jusqu’alors, mais elle faillit bien
causer leur perte… Les Seize ont voulu en savoir davantage avant d’agir.
Rappelle-toi qu’à ce moment, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait d’un
maître, encore moins de l’un des leurs.
— Comment
l’apprirent-ils?
— Grâce à une
vidéoconférence.
— Quoi?
— Maintenant
que les procédés étaient plus faciles, les Seize s’étaient
mis à créer des moyens de communiquer à distance qui, auparavant, auraient été
trop longs à mettre en place et trop ardus à utiliser pour être réellement pratiques…
L’un des Seize en visite à Londres chez un membre du Collège était en
communication distante avec le sanctuaire lorsque Harré apparut carrément dans la pièce pour les attaquer. La guerre était
déclarée. Moins d’une heure plus tard, Harré apparaissait pareillement au
sanctuaire…
— Londres -
Zurich en moins d’une heure, en,
quoi, 1916? C’est impossible!
— C’est…
Harré. Cette nuit-là, neuf des Seize moururent. Tous les maîtres restants
d’Europe firent front commun, mais Harré continua sa traque et réussit presque
à les avoir. À la fin, ils connaissaient assez bien son modus operandi pour lui tendre un piège… Ils l’ont pris par
surprise et l’ont éliminé avant qu’il ne réagisse.
— Comment,
exactement? »
Polkinghorne
haussa les épaules. « Ceux qui y étaient y sont tous restés sauf
Schachter…
— Schachter
comme dans l’induction de…?
— Oui, c’est
lui le créateur du procédé. Malheureusement, il est mort à son tour au début
des années vingt, en étudiant un cercle de Harré. Je peux te dire qu’en tout et
pour tout, il ne restait qu’une poignée de maîtres. Zéro disciples de
Khuzaymah, deux membres du Collège qui se trouvaient du côté des Amériques à ce
moment-là… L’un d’eux était Eleftherios Avramopoulos, que tu connais
maintenant. Parmi les Seize, seuls Kuhn, Schachter et Lemke ont survécu. Pour
sauver notre art et guérir les blessures laissées par Harré, les survivants du
Collège se sont joints à l’école de Munich. Au moins, la présence des cercles a
aidé la reconstruction : durant l’entre-deux-guerres, Gordon puis
Paicheler ont accompli le Grand Œuvre. D’autres ont suivi, mais encore
aujourd’hui, les Seize ne sont pas encore seize… Je compte bien être du nombre
un jour! » Il donna un coup de coude amical à Félicia. « Et peut-être
toi aussi! »
Polkinghorne
marqua une pause. « Je pense que j’ai fait le tour. Est-ce que je réponds
à tes questions?
— J’en aurais
tellement d’autres! On pourrait y passer la nuit! Je te remercie d’avoir pris
le temps de m’expliquer tout ça.
— Est-ce que
je peux savoir pourquoi tu me l’as demandé ici, maintenant? »
Ce fut au
tour de Félicia de répondre avec un haussement d’épaules. « Ça doit être le
fait de revenir m’installer dans la maison de mon enfance. Je n’ai jamais été
proche de mes parents, mais ça m’a fait réfléchir sur mes origines… Puis sur
les origines de notre art, à tout le moins tel que nous le connaissons
aujourd’hui… »
Quelque chose
dans le sourire triste de Félicia paraissait surfait; plus par intuition que
par acuité, Polkingthorne avait l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit.
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