dimanche 5 décembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 149 : L’ouverture, 3e partie

Dès son arrivée dans les environs, Claude Sutton trouva sans difficulté l’endroit où les événements s’étaient produits. Des cercles concentriques de journalistes s’appliquaient à saisir les images et les mots qui nourriraient la bête médiatique pour quelques jours encore. Au-delà, une chaîne d’agents de police de Grandeville encerclait le périmètre bouclé. L’un d’eux leva la paume pour signaler à Sutton de garder ses distances; il s’écarta dès qu’il vit son insigne.
« Où est-ce que je peux trouver le major L’Écuyer? » L’agent pointa en direction de la plage. Sutton le remercia et traversa les quelque deux cents mètres qui l’en séparaient.
Les Sons of a Gun s’étaient rassemblés dans une base de plein air, en principe fermée pour quelques mois encore. Non contents d’avoir pour eux le site entier, les motards avaient érigé une grappe de pavillons de toile imperméable directement sur la plage. Ils avaient eu le temps de profiter du temps clément de la mi-mars : le gazon jaune comme le sable au bord de la mer avaient été piétinés récemment. Des verres à bière de plastique jonchaient le sol ici et là. Rien n’indiquait qu’ils s’étaient préparés à la tournure inattendue qu’avait prise l’événement.
Claude aperçut au loin le major Jean-Pierre L’Écuyer, entouré d’officiers et d’enquêteurs en vêtements civils. L’Écuyer lui fit signe de venir dès qu’il le remarqua. « Merci de t’être déplacé », lui dit-il avec une poignée de main en guise d’accueil.
« Je suis venu dès que je l’ai su », répondit-il.
« Gentlemen, je vous présente l’agent spécial Claude Sutton, directeur de l’escouade d’intervention contre le crime organisé de La Cité… » L’Écuyer présenta ensuite les membres de son équipe. Parmi ceux-ci se trouvait Richard Deslauriers, une légende vivante du monde de la criminologie qu’il avait déjà rencontrée à quelques reprises au fil des ans. Il avait récemment franchi le cap de la soixantaine bien qu’il parût quinze ans plus jeune.
Sutton conclut la tournée des formalités en demandant : « Alors, qu’est-ce qu’on sait à date?
— On interroge les témoins, mais on ne s’attend pas trop à ce que les motards parlent. Le coin est assez isolé pour nous compliquer la vie…
— Est-ce que vous surveilliez le rassemblement?
— On avait une équipe à l’embranchement… Le site est sur une péninsule, il n’y a pas d’autres accès par la route.
— Les témoins ne s’entendent pas sur l’origine du premier coup de feu », ajouta Deslauriers. « De notre côté c’est pareil, on n’a pas réussi à identifier une direction précise. Viens, on va te montrer le site du massacre… » Ils conduisirent Sutton jusqu’aux tentes. Une armée de techniciens en scène de crime passait toute la zone au crible.
Le pavillon central était meublé de tables et de chaises disposées à la manière d’une salle de conférence, quoique plusieurs aient été déplacées ou renversées. C’était là qu’avait vraisemblablement eu lieu la rencontre au sommet des dirigeants des Sons of a Gun. Généralement associé à La Cité – c’est pourquoi on avait sollicité la présence de Sutton –, le gang entretenait des chapitres et des clubs-écoles dans la plupart des villes voisines. On avait noté une recrudescence d’activité après la dissolution du clan Lytvyn et la tendance s’était encore accentuée après le déclenchement de la guerre des gangs.
Il était manifeste que la réunion avait été brusquement interrompue: les murs de toile blanche étaient éclaboussés de sang sur presque trois cent soixante degrés. Même si on avait déjà évacué les corps, il était facile pour l’œil entraîné de voir que quelque chose clochait. « C’est comme si quelqu’un était arrivé au centre de la pièce et s’était mis à tirer sur tout le monde à bout portant…
— Exactement…
— Mais… comment? Pourquoi personne n’a réagi?
— On a trouvé une flashbang juste ici », répondit L’Écuyer en pointant un carton numéroté au centre de la tente. La grenade incapacitante pouvait avoir pris par surprise les victimes. Mais en même temps, un BANG! de presque 200 décibels aurait ameuté le reste du site. Était-ce ce premier coup de feu que les témoins ne réussissaient pas à situer précisément? Sutton réfléchit un moment en tentant de reconstruire les événements. Deslauriers le fixait intensément, sourire en coin. Le criminologue avait manifestement déjà son hypothèse; il était curieux de voir si Sutton arriverait aux mêmes conclusions. Claude se sentait évalué comme un vulgaire écolier. C’était agaçant.
« Non, quelque chose cloche quand même… Vous ne me direz pas que personne ne montait la garde autour de la tente… Peut-être que les gardiens ont laissé passer les attaquants… Ça voudrait dire que ce serait peut-être un coup venant de l’intérieur… » Le regard de Deslauriers n’avait pas changé, mais son sourire s’était élargi. Sutton était sur la bonne voie. « Le problème, c’est que si les tueurs sont une faction dissidente des Sons of a Gun, ce serait carrément stupide de passer à l’action alors que tout le monde est là… Ce serait un vrai suicide de frapper dans ces circonstances.
— Tous les corps étaient dans la tente », dit L’Écuyer. « En tout cas, ceux qu’on a récupérés. Il s’est passé une dizaine de minutes avant qu’on fasse un move. Les renforts étaient en standby, mais même nous on a été surpris…
« Est-ce que vous avez identifié les victimes?
— Il nous en manque plusieurs…
— Je peux voir?
— Les corps sont déjà partis vers la morgue. On pourra voir les photos au poste.
— Oui, c’est bon. Ça m’aiderait beaucoup si je pouvais voir aussi les photos de la scène aussi, évidemment.
— Ça va être prêt à notre arrivée. »
Claude prit Deslauriers à part. « Est-ce que c’est moi ou c’est carrément illogique?
— Je pense comme toi… C’est très… Stimulant comme problème. J’ai hâte de voir les photos. »
Comme promis, toutes les images de la scène étaient prêtes à leur arrivée. Il était évident que la plupart des victimes n’avaient pas eu le temps de réagir. Le cadavre d’Alain Goudreau avait les yeux grands ouverts : la surprise était la dernière chose qu’il ait connue avant qu’on le tue de deux balles au torse. D’autres s’étaient levés ou avaient tenté de renverser des tables, mais ils avaient succombé avant d’avoir pu se mettre à couvert. La désorientation causée par la grenade avait gagné de précieuses secondes aux attaquants. Trois cadavres reposaient face contre terre au centre de la pièce. C’est tout ce que ces photos pouvaient leur apprendre pour l’instant.
Le technicien qui opérait l’ordinateur avait bien fait ses devoirs : il avait aligné les photos des cadavres avec celles prises par l’équipe de surveillance durant leur arrivée.
Sutton réussit à identifier toutes les victimes qu’on lui montra. « Alain Goudreau, dit Goudron, chef… Marc-André "Crasse" Lavoie, numéro deux… Lui, c’est Robert Garnier, "Garnotte"… C’est juste un soldat : je ne sais pas ce qu’il faisait là. Soit une promotion récente, soit c’est lui qui gardait la porte…Émilien "Milou" Savoie, full patch, chef du club-école de Grandeville… » C’était l’hécatombe : les Sons of a Gun étaient pratiquement décapités. Malgré tout le sang versé, Sutton dut reconnaître qu’à tout le moins, le massacre mettrait probablement fin – pour un temps, du moins – à la guerre des gangs dans La Cité.
Lorsqu’il vit la photo de la dernière victime, Sutton s’avança pour être certain que ses sens ne le trompaient pas. Ici, il n’y avait qu’une photo du cadavre; il n’y avait pas de photo correspondante prise par l’équipe de surveillance.
« Karl Tobin? » Il avait été de ceux qui gisaient face contre terre. Sutton n’avait pas pu le reconnaitre de dos.
« Qui?
— Un gangster périphérique à La Cité. Disparu de la carte depuis six mois… Présumé mort. »
Le technicien crut bon d’ajouter : « Ouais, on peut considérer ça confirmé, maintenant.
« À ma connaissance, il n’avait pas de contacts avec les Sons of a Gun. Les chances sont bonnes que ce soit lui, votre tueur », dit Sutton en pointant l’écran. 
Deslauriers ne semblait pas y croire. « C’est vrai qu’on ne l’a pas vu à son entrée, mais… Un gars seul? Il faudrait qu’il tire plus vite que Lucky Luke pour faire le tour avant que les autres aient réagi, grenade ou pas… Sans parler de se rendre à la tente des chefs, au milieu d’un rassemblement…
— Même durant les parties, ils sont tight sur la sécurité », ajouta L’Écuyer.
« Je ne dis pas que ça explique tout. Je suis d’accord pour dire que…
— C’est pas logique? »
Sutton eut une pensée pour les théories d’Édouard, à la fois complètement absurdes tout en étant soutenues par ses enregistrements… Mais contrairement à l’enquêteur dilettante, Sutton ne pouvait pas évoquer la magie ou des superpouvoirs comme explication dans le cadre de ses fonctions. Il acquiesça donc. « Même si c’est mystérieux, il y a une explication logique derrière tout ça. On a déjà une piste de plus; il reste à savoir où ça va nous mener… » 

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