C’était presque vrai. Au fond, à
droite, Eleftherios Avramopoulos et Derek Virkkunen finissaient leur entrée,
une bouteille de rouge au milieu de la table. Gordon ne prévoyait pas se
joindre à eux : il venait les déranger.
« Gordon? Qu’est-ce que tu fais ici?
— Derek, aurais-tu la gentillesse de
nous donner un moment? »
L’artiste sourit et se leva avec sa
bonne grâce habituelle. Voyant que toutes les places au bar étaient déjà
prises, il se dirigea vers le vestibule. Gordon prit sa place pendant
qu’Eleftherios le fusillait du regard. « C’est important », dit
Gordon.
« Tout est toujours important pour
tout le monde », répondit Eleftherios. « Mais personne ne se soucie de ce
qui est important pour moi.
— Tu as raison, je n’aurais pas dû
te déranger… » Il en se releva. Avramopoulos fronça les sourcils, surpris
que Gordon cède si facilement. « …nous discuterons de ta statuette une autre
fois.
— Attends… » Il toussota.
« Maintenant que tu nous a dérangés… »
Gordon se rassit avec un sourire.
« Je l’ai retrouvée.
— Ma statuette! Comment as-tu fait?
— C’est mon secret.
— Donne-la-moi!
— Oh, je ne l’ai pas… Mais je sais
où elle se trouve. »
Avramopoulos soupira. « Une
faveur pour une faveur?
— Non.
— Non? Comment, non? Tu n’es pas venu m’annoncer l’avoir trouvée
pour la garder pour toi, quand même?
— Je sais quelque chose que tu ne
sais pas : c’est un secret. Trois faveurs pour un secret.
— Va te faire foutre!
— Et trois autres si tu veux
apprendre comment j’ai fait pour la retrouver. »
Avramopoulos devait se sentir comme
un loup en cage agacé à travers les barreaux. « Alors, c’est non? »,
dit Gordon en tirant sa chaise.
« C’est… j’accepte.
— Pour la localisation de la statue,
ou pour savoir comment j’ai fait?
— C’est pas fini, les insultes? Pour
la statue. Évidemment.
— Comme tu veux. » Gordon lui
tendit un papier. « Elle se trouve à cette adresse.
— Qu’est-ce que c’est?
— À toi de voir.
— Hrmph. » Il croisa les bras.
« Tu sais quelles faveurs demander, n’est-ce pas?
— Définitivement.
— Allez. Crache.
— Je veux savoir comment tu t’es
retrouvé dans un corps de jeune homme. Ça n’est pas ton corps d’origine,
n’est-ce pas? Trois faveurs pour ce secret. »
Avramopoulos retrouva le sourire.
Gordon venait-il de lui redonner l’ascendant? Avait-il mal choisi sa question?
« Tu sais, je suis surpris : tu es le premier à vouloir savoir ce
secret. Je pensais que tout le monde me le demanderait…
— Les autres ne ressentent pas
d’urgence parce qu’ils ne sont pas des vieilles croûtes, eux. »
Avramopoulos se rembrunit. « Je
me demande à quel moment tu es devenu si vulgaire… »
Gordon haussa les épaules.
« Alors, le secret?
— Maintenant? Ici? Es-tu devenu
sénile?
— Bien sûr que je ne m’attends pas à
une explication complète. Mais je veux savoir… Comment as-tu fait? J’ai tout
essayé… » S’il n’avait pas eu son jeune corps sous les yeux, s’il n’avait
pas été absolument convaincu qu’Aleksi Korhonen était effectivement
Avramopoulos, il aurait conclu que c’était impossible.
« Bien, bien. Je dois dire que
c’est assez génial. C’est un très, très long processus, qui implique le
rayonnement du Soleil. Je l’ai accéléré en passant la moitié de l’année en
Finlande, l’autre en Patagonie… »
L’idée de profiter de la durée
d’ensoleillement variable selon l’hémisphère était une bonne idée, mais pas
géniale pour autant. Gordon y avait déjà pensé, mais la logistique n’en valait
pas la chandelle. Toutefois, si le processus s’échelonnait sur un an ou plus,
la manœuvre devenait plus rentable.
« Ton procédé implique la
lumière du soleil. Très bien. Ça ne me dit rien sur l’essentiel…
— Tu veux savoir l’essentiel? J’ai
effectué une réelle métempsychose.
— Bref, tu as fait l’impossible. Comment?
— Le sang et la chair sont parmi les
liens les plus puissants pour rendre nos procédés effectifs.
— Oui, oui. Mais encore?
— J’ai laissé derrière mon ancien
corps pour habiter celui de mon fils. »
La révélation eut l’effet un coup de
poing dans l’estomac de Gordon…
« Nous continuerons
bientôt » dit Gordon qui se leva en évitant de croiser le regard
d’Avramopoulos. Il aurait voulu s’enfuir en courant.
« Il me fait toujours plaisir
de t’enseigner les choses que tu ignores », dit Avramopoulos pendant que
Gordon s’éloignait.
Il avait présumé que le procédé
d’Avramopoulos était l’un des deux impossibles
de la prophétie de Harré. Avramopoulos était tellement dégoûté par les
femmes, Gordon n’avait jamais même considéré
qu’il puisse procréer.
Harré n’avait pas eu d’enfant… Cette
piste pour le réincarner s’avérait un cul-de-sac.
La partie de Gordon qui avait connu
l’extase ultime était normalement en veilleuse, mais ce soir elle criait, elle
hurlait sa déception, son amertume. Pourrait-il continuer à porter cette
incomplétude, ce trou béant qu’il désespérait de combler à nouveau? La
tentation de cesser de vivre, de connaître enfin la paix devenait de plus en
plus forte…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire