dimanche 17 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 257 : L’essentiel

Le restaurant Chez Otis offrait l’une des meilleures tables de la région; on disait qu’il fallait réserver des semaines à l’avance pour pouvoir obtenir une place durant le week-end. Le couple en avant de la file venait de l’apprendre de la bouche du maître d’hôtel. L’homme, piteux, demandait si c’était final, s’il n’y avait pas quelque possibilité, peu importe s’ils se retrouvaient au bar ou le temps qu’il faudrait attendre. Tandis qu’on lui suggérait plutôt de revenir un autre soir, Gordon dépassa la file et entra sans que personne ne l’arrête. Même le maître d’hôtel dut croire, en voyant son pas assuré, qu’il rejoignait des clients déjà présents.
C’était presque vrai. Au fond, à droite, Eleftherios Avramopoulos et Derek Virkkunen finissaient leur entrée, une bouteille de rouge au milieu de la table. Gordon ne prévoyait pas se joindre à eux : il venait les déranger.
« Gordon? Qu’est-ce que tu fais ici?
— Derek, aurais-tu la gentillesse de nous donner un moment? »
L’artiste sourit et se leva avec sa bonne grâce habituelle. Voyant que toutes les places au bar étaient déjà prises, il se dirigea vers le vestibule. Gordon prit sa place pendant qu’Eleftherios le fusillait du regard. « C’est important », dit Gordon.
 « Tout est toujours important pour tout le monde », répondit Eleftherios. « Mais personne ne se soucie de ce qui est important pour moi.
— Tu as raison, je n’aurais pas dû te déranger… » Il en se releva. Avramopoulos fronça les sourcils, surpris que Gordon cède si facilement. « …nous discuterons de ta statuette une autre fois. 
— Attends… » Il toussota. « Maintenant que tu nous a dérangés… »
Gordon se rassit avec un sourire. « Je l’ai retrouvée.
— Ma statuette! Comment as-tu fait?
— C’est mon secret.
Donne-la-moi!
— Oh, je ne l’ai pas… Mais je sais où elle se trouve. »
Avramopoulos soupira. « Une faveur pour une faveur?
— Non. 
— Non? Comment, non? Tu n’es pas venu m’annoncer l’avoir trouvée pour la garder pour toi, quand même?
— Je sais quelque chose que tu ne sais pas : c’est un secret. Trois faveurs pour un secret.
— Va te faire foutre!
— Et trois autres si tu veux apprendre comment j’ai fait pour la retrouver. »
Avramopoulos devait se sentir comme un loup en cage agacé à travers les barreaux. « Alors, c’est non? », dit Gordon en tirant sa chaise.
« C’est… j’accepte.
— Pour la localisation de la statue, ou pour savoir comment j’ai fait?
— C’est pas fini, les insultes? Pour la statue. Évidemment.
— Comme tu veux. » Gordon lui tendit un papier. « Elle se trouve à cette adresse.
— Qu’est-ce que c’est?
— À toi de voir.
— Hrmph. » Il croisa les bras. « Tu sais quelles faveurs demander, n’est-ce pas?
— Définitivement.
— Allez. Crache.
— Je veux savoir comment tu t’es retrouvé dans un corps de jeune homme. Ça n’est pas ton corps d’origine, n’est-ce pas? Trois faveurs pour ce secret. »
Avramopoulos retrouva le sourire. Gordon venait-il de lui redonner l’ascendant? Avait-il mal choisi sa question? « Tu sais, je suis surpris : tu es le premier à vouloir savoir ce secret. Je pensais que tout le monde me le demanderait…  
— Les autres ne ressentent pas d’urgence parce qu’ils ne sont pas des vieilles croûtes, eux. »
Avramopoulos se rembrunit. « Je me demande à quel moment tu es devenu si vulgaire… »
Gordon haussa les épaules. « Alors, le secret? 
— Maintenant? Ici? Es-tu devenu sénile?
— Bien sûr que je ne m’attends pas à une explication complète. Mais je veux savoir… Comment as-tu fait? J’ai tout essayé… » S’il n’avait pas eu son jeune corps sous les yeux, s’il n’avait pas été absolument convaincu qu’Aleksi Korhonen était effectivement Avramopoulos, il aurait conclu que c’était impossible.
« Bien, bien. Je dois dire que c’est assez génial. C’est un très, très long processus, qui implique le rayonnement du Soleil. Je l’ai accéléré en passant la moitié de l’année en Finlande, l’autre en Patagonie… »
L’idée de profiter de la durée d’ensoleillement variable selon l’hémisphère était une bonne idée, mais pas géniale pour autant. Gordon y avait déjà pensé, mais la logistique n’en valait pas la chandelle. Toutefois, si le processus s’échelonnait sur un an ou plus, la manœuvre devenait plus rentable.
« Ton procédé implique la lumière du soleil. Très bien. Ça ne me dit rien sur l’essentiel…
— Tu veux savoir l’essentiel? J’ai effectué une réelle métempsychose.
— Bref, tu as fait l’impossible. Comment?
— Le sang et la chair sont parmi les liens les plus puissants pour rendre nos procédés effectifs.
— Oui, oui. Mais encore?
— J’ai laissé derrière mon ancien corps pour habiter celui de mon fils. »
La révélation eut l’effet un coup de poing dans l’estomac de Gordon…
« Nous continuerons bientôt » dit Gordon qui se leva en évitant de croiser le regard d’Avramopoulos. Il aurait voulu s’enfuir en courant.
« Il me fait toujours plaisir de t’enseigner les choses que tu ignores », dit Avramopoulos pendant que Gordon s’éloignait.
Il avait présumé que le procédé d’Avramopoulos était l’un des deux impossibles de la prophétie de Harré. Avramopoulos était tellement dégoûté par les femmes, Gordon n’avait jamais même considéré qu’il puisse procréer.
Harré n’avait pas eu d’enfant… Cette piste pour le réincarner s’avérait un cul-de-sac.
La partie de Gordon qui avait connu l’extase ultime était normalement en veilleuse, mais ce soir elle criait, elle hurlait sa déception, son amertume. Pourrait-il continuer à porter cette incomplétude, ce trou béant qu’il désespérait de combler à nouveau? La tentation de cesser de vivre, de connaître enfin la paix devenait de plus en plus forte…

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