De plus en plus intrigués, Maude et
Nico suivirent la file jusqu’au cœur du Terminus. La salle aux fenêtres peintes
était assez grande pour qu’elle ne soit encore remplie qu’à moitié. Maude remarqua
avec soulagement que Nico et elle n’étaient pas les seuls à ne pas connaître la
mélodie. Elle était tout de même facile à reproduire; en peu de temps, Maude
put se joindre au chœur, suivie de près par Nico.
Alors que les gens se positionnaient
en cercle autour de la salle, Maude nota à quel point ils semblaient… contents. L’expression de plusieurs
évoquait celle d’un spectateur de cinéma sortant souriant à la sortie d’un bon
film, à la fois stimulé et détendu.
Maude suivit Nico lorsqu’il se positionna
sur un point du cercle moins densément occupé, le meilleur endroit pour filmer.
Ils étaient parmi les derniers à prendre place. Une partie de l’assistance
s’écarta alors pour laisser passer le clochard-gentleman qui se rendit jusqu’au
centre du cercle. Dès qu’il ouvrit la bouche, on cessa de fredonner.
« Bonjour à tous, et paix sur
vos âmes », dit-il. Son élocution trahissait une bonne éducation, et probablement
une origine bourgeoise. « Je suis Timothée.
— Timothée », chuchota Nico. Il
s’était torturé depuis des jours à tenter de se souvenir du nom du
clochard-gentleman. Maude soupçonna qu’il ne l’oublierait plus. Celui-ci
continua son discours. « Pour ceux qui ne sont pas habitués, suivez les
gens qui sont près de vous. Les autres, n’hésitez pas à aider les
nouveaux. » Il fit une petite pause, pendant laquelle les gens regardèrent
autour d’eux, peut-être pour tenter de voir qui les entouraient. La tension de
Maude remonta d’un cran, mais elle réussit à sourire à ceux qui la regardaient.
Nico, pour sa part, ne quitta pas Timothée du regard. Il tenait le sac
contenant sa caméra cachée en-dessous du bras.
« Nous allons faire la routine
cinquante fois », continua Timothée. « Après quoi le repas sera
servi. Madame s’adressera à nous ensuite. » Maude se souvint que le bon
samaritain avait mentionné cette Madame
avant d’amener le malade jusqu’ici… La respiration de Nico s’accéléra : si
Maude était curieuse de découvrir la nature de cette dame, il l’était
décidément encore plus.
Sans autre préambule, Timothée se
lança dans une sorte d’exercice qui n’aurait pas été dépareillé dans une classe
de yoga. Il impliquait une séquence de mouvements précis au rythme de
vocalisations désarticulées; après un moment, Maude comprit que celles-ci
reprenaient à peu près la mélodie fredonnée auparavant. Pas peu interloquée,
Maude suivit tant bien que mal ses voisins. Nico pour sa part s’était mis en
mode réalisateur; Il ne se souciait guère que de préserver
l’angle de sa caméra pour saisir les meilleures images possibles. Au détour
d’un mouvement qui les amenaient à se pencher sur le côté, Maude lui envoya un
coup de poing sur la cuisse qui voulait dire Tu vas nous faire remarquer!
Nico sursauta; il parut sortir de sa
transe cinématographique pour enfin suivre les mouvements des autres alentour,
non sans avoir quand même posé la caméra de manière à tirer le maximum de sa
position moins avantageuse.
C’est alors que Timothée dit :
« Deux! » La routine devait avoir une quinzaine de mouvements ou de
positions. À la cinquième répétition, Maude commençait à assez la connaître
pour laisser plus de place à ses pensées sans cesser de suivre les autres.
Elle se sentait ridicule de
gesticuler ainsi en marmonnant. Ils étaient venus jusqu’ici, pour quoi?
Participer à un atelier communautaire de mise en forme? Mais quelque chose
clochait dans ce scénario. L’exercice, passe encore, mais pourquoi enchaîner
les portes et peindre les fenêtres? Pourquoi amener un malade grave ici?
Quelque part durant la
vingt-septième répétition, Nico reprit sa caméra. Maude ne réagit pas, cette
fois. Elle commençait à être lasse de cette routine. Certains joints de son
corps, peu habitués à l’effort, même en douceur, commençaient à grincer leur
fatigue. Elle n’était pas seule : des geignements s’élevaient fréquemment,
et les mouvements d’une majorité devenait de plus en plus imprécis à mesure que
les répétitions s’accumulaient.
Nico fit quelques pas à l’écart, à
la recherche d’images différentes, mais cette fois, son déplacement fut
remarqué. Timothée lui fit signe de regagner sa place d’un geste discret mais
brusque auquel Nico obéit sans hésiter.
Ni lui ni Maude ne furent fâchés
d’entendre Timothée annoncer la dernière répétition. À la fin, tout le monde se
mit à applaudir et à siffler, sourire aux lèvres, avant de s’asseoir sur place
et se remettre à discuter librement, sans doute heureux d’en être arrivé à la
prochaine étape : le repas.
« Qu’est-ce qu’on vient de
faire? », chuchota-t-elle à Nico.
« C’était du yoga. Ou quelque
chose comme ça. » Maude lui mentionna les pensées qu’elle avait eues durant
les exercices. Nico acquiesça. « C’est peut-être une sorte de
secte », ajouta-t-il avec un sourire que Maude connaissait bien. Il
voulait dire : Je suis sérieux à
moins que tu trouves ça stupide; dans ce cas, je blaguais, bien sûr.
Timothée disparut un instant par la
porte opposée à celle par laquelle ils étaient arrivés. Il revint en tenant un
panier qu’il tendit aux gens de la première rangée. Chacun en sortit une sorte
de sandwich fait dans un petit pain rond. Maude observa la distribution d’un
œil d’abord désintéressé. Elle nota toutefois que Timothée continuait à servir
les gens, encore et encore, sans jamais retourner remplir son panier.
« Tu as vu ça? », demanda
Maude après qu’ils aient reçu leur pain.
« Oui », répondit Nico, la
bouche pleine. « J’ai déjà vu un magicien sortir dix bouteilles d’un
chapeau. C’est sûr qu’il a un truc.
— Ça ne nous dit pas c’est quoi… »
Maude voyait bien que dans ce contexte, plein de gens désœuvrés et sans
éducation, la prestidigitation pouvait prendre des airs miraculeux…
Particulièrement avec un habillage pseudo-spirituel.
Après que tout le monde eut reçu son
pain, Timothée retourna à l’arrière-scène mais revint cette fois accompagné par
l’homme musclé qui était resté à l’intérieur. Maude et Nico, qui l’observaient
toujours attentivement, furent tétanisés de le voir pointer dans leur direction
en échangeant quelques mots à l’oreille de l’homme. Après, les choses se
bousculèrent : en cinq grandes foulées, il avait rejoint Nico. Il le
saisit par le collet d’une main en lui arrachant son sac de l’autre. D’un coup
d’œil, il trouva l’ouverture, pourtant discrète, par laquelle la caméra cachée filmait.
Sans mot dire, il traîna sans ménagement en direction de la sortie un Nico pâle
et haletant, paralysé comme un animal surpris par les phares d’une voiture.
Maude n’était pas moins pétrifiée, mais c’était Nico seul qui était l’objet de
cette éviction; en s’y opposant, elle se trahirait… Timothée les dépassa pour
enlever les chaînes de la porte d’entrée; l’autre homme poussa Nico dehors.
Maude hésita pendant quelques
secondes qui s’étirèrent trop longtemps.
Si
je ne fais rien, ils peuvent tuer Nico.
Si
tu fais quelque chose, répondit une voix distincte, quoiqu’également partie
d’elle, ils peuvent te tuer.
Elle sursauta en entendant des sons
étouffés venant de l’extérieur, des sons qu’elle ne pouvait identifier. À toute
vitesse, elle examina sa bombonne de poivre de Cayenne jusqu’à ce qu’elle
trouve cette foutue goupille – c’était évident, maintenant qu’elle savait quoi
chercher. Elle la tira pour libérer le mécanisme et accourut à la suite de
Nico, laissant derrière tous les autres qui regardaient en direction de la
porte, intrigués mais sans volonté réelle d’intervenir. Timothée était revenu
vers l’assemblée sans prendre la peine de remettre les chaînes en place.
C’était au moins ça.
Elle ouvrit la porte d’un coup
d’épaule et sortit en criant à pleins poumons.
Les trois hommes étrangers au
Centre-Sud entouraient Nico. L’un d’eux montrait à un autre la caméra cachée
qu’il avait tirée du sac. Le troisième tenait fermement Nico en place. Ils se
tournèrent, incrédule, vers ce petit bout de femme qui fondait sur eux en
hurlant. Maude les aspergea d’un trait continu; les trois reçurent son poivre
en pleine tronche, celui qui tenait Nico à même les yeux. Son hurlement
transformé en grondement, elle essaya d’arracher la caméra des mains du type. Celui-ci
ne se contenta pas de tenir bon : il décrocha à l’aveuglette un coup de
pied. Maude fut frappée au flanc; elle recula, chancelante. Elle avait été
chanceuse : mieux visé, ce coup aurait pu l’étendre illico.
Nico avait été indirectement touché
par le poivre; il toussait et peinait à ouvrir les yeux. « C’est
moi », dit-elle en le tirant en avant. L’homme qui le tenait l’avait
lâché, trop occupé à frotter ses yeux et à essuyer le mucus qui coulait à
torrent de son nez. Nico se laissa faire; sans le lâcher, elle l’amena en
trottant vers ce qu’elle croyait être le nord, désolée de laisser leur seconde
caméra derrière, mais contente d’avoir soustrait Nico à ce qui semblait être
sur le point de devenir un passage à tabac.
Sans matériel, sans renforts et
derrière les lignes ennemies, il était grand temps pour le commando de battre en
retraite.
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