dimanche 16 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 274 : Commandos, 7e partie

De plus en plus intrigués, Maude et Nico suivirent la file jusqu’au cœur du Terminus. La salle aux fenêtres peintes était assez grande pour qu’elle ne soit encore remplie qu’à moitié. Maude remarqua avec soulagement que Nico et elle n’étaient pas les seuls à ne pas connaître la mélodie. Elle était tout de même facile à reproduire; en peu de temps, Maude put se joindre au chœur, suivie de près par Nico.
Alors que les gens se positionnaient en cercle autour de la salle, Maude nota à quel point ils semblaient… contents. L’expression de plusieurs évoquait celle d’un spectateur de cinéma sortant souriant à la sortie d’un bon film, à la fois stimulé et détendu.
Maude suivit Nico lorsqu’il se positionna sur un point du cercle moins densément occupé, le meilleur endroit pour filmer. Ils étaient parmi les derniers à prendre place. Une partie de l’assistance s’écarta alors pour laisser passer le clochard-gentleman qui se rendit jusqu’au centre du cercle. Dès qu’il ouvrit la bouche, on cessa de fredonner. 
« Bonjour à tous, et paix sur vos âmes », dit-il. Son élocution trahissait une bonne éducation, et probablement une origine bourgeoise. « Je suis Timothée. 
— Timothée », chuchota Nico. Il s’était torturé depuis des jours à tenter de se souvenir du nom du clochard-gentleman. Maude soupçonna qu’il ne l’oublierait plus. Celui-ci continua son discours. « Pour ceux qui ne sont pas habitués, suivez les gens qui sont près de vous. Les autres, n’hésitez pas à aider les nouveaux. » Il fit une petite pause, pendant laquelle les gens regardèrent autour d’eux, peut-être pour tenter de voir qui les entouraient. La tension de Maude remonta d’un cran, mais elle réussit à sourire à ceux qui la regardaient. Nico, pour sa part, ne quitta pas Timothée du regard. Il tenait le sac contenant sa caméra cachée en-dessous du bras.
« Nous allons faire la routine cinquante fois », continua Timothée. « Après quoi le repas sera servi. Madame s’adressera à nous ensuite. » Maude se souvint que le bon samaritain avait mentionné cette Madame avant d’amener le malade jusqu’ici… La respiration de Nico s’accéléra : si Maude était curieuse de découvrir la nature de cette dame, il l’était décidément encore plus.
Sans autre préambule, Timothée se lança dans une sorte d’exercice qui n’aurait pas été dépareillé dans une classe de yoga. Il impliquait une séquence de mouvements précis au rythme de vocalisations désarticulées; après un moment, Maude comprit que celles-ci reprenaient à peu près la mélodie fredonnée auparavant. Pas peu interloquée, Maude suivit tant bien que mal ses voisins. Nico pour sa part s’était mis en mode réalisateur;  Il ne se souciait guère que de préserver l’angle de sa caméra pour saisir les meilleures images possibles. Au détour d’un mouvement qui les amenaient à se pencher sur le côté, Maude lui envoya un coup de poing sur la cuisse qui voulait dire Tu vas nous faire remarquer!
Nico sursauta; il parut sortir de sa transe cinématographique pour enfin suivre les mouvements des autres alentour, non sans avoir quand même posé la caméra de manière à tirer le maximum de sa position moins avantageuse.
C’est alors que Timothée dit : « Deux! » La routine devait avoir une quinzaine de mouvements ou de positions. À la cinquième répétition, Maude commençait à assez la connaître pour laisser plus de place à ses pensées sans cesser de suivre les autres.
Elle se sentait ridicule de gesticuler ainsi en marmonnant. Ils étaient venus jusqu’ici, pour quoi? Participer à un atelier communautaire de mise en forme? Mais quelque chose clochait dans ce scénario. L’exercice, passe encore, mais pourquoi enchaîner les portes et peindre les fenêtres? Pourquoi amener un malade grave ici?
Quelque part durant la vingt-septième répétition, Nico reprit sa caméra. Maude ne réagit pas, cette fois. Elle commençait à être lasse de cette routine. Certains joints de son corps, peu habitués à l’effort, même en douceur, commençaient à grincer leur fatigue. Elle n’était pas seule : des geignements s’élevaient fréquemment, et les mouvements d’une majorité devenait de plus en plus imprécis à mesure que les répétitions s’accumulaient.
Nico fit quelques pas à l’écart, à la recherche d’images différentes, mais cette fois, son déplacement fut remarqué. Timothée lui fit signe de regagner sa place d’un geste discret mais brusque auquel Nico obéit sans hésiter.
Ni lui ni Maude ne furent fâchés d’entendre Timothée annoncer la dernière répétition. À la fin, tout le monde se mit à applaudir et à siffler, sourire aux lèvres, avant de s’asseoir sur place et se remettre à discuter librement, sans doute heureux d’en être arrivé à la prochaine étape : le repas.
« Qu’est-ce qu’on vient de faire? », chuchota-t-elle à Nico.
« C’était du yoga. Ou quelque chose comme ça. » Maude lui mentionna les pensées qu’elle avait eues durant les exercices. Nico acquiesça. « C’est peut-être une sorte de secte », ajouta-t-il avec un sourire que Maude connaissait bien. Il voulait dire : Je suis sérieux à moins que tu trouves ça stupide; dans ce cas, je blaguais, bien sûr.
Timothée disparut un instant par la porte opposée à celle par laquelle ils étaient arrivés. Il revint en tenant un panier qu’il tendit aux gens de la première rangée. Chacun en sortit une sorte de sandwich fait dans un petit pain rond. Maude observa la distribution d’un œil d’abord désintéressé. Elle nota toutefois que Timothée continuait à servir les gens, encore et encore, sans jamais retourner remplir son panier.
« Tu as vu ça? », demanda Maude après qu’ils aient reçu leur pain.
« Oui », répondit Nico, la bouche pleine. « J’ai déjà vu un magicien sortir dix bouteilles d’un chapeau. C’est sûr qu’il a un truc. 
— Ça ne nous dit pas c’est quoi… » Maude voyait bien que dans ce contexte, plein de gens désœuvrés et sans éducation, la prestidigitation pouvait prendre des airs miraculeux… Particulièrement avec un habillage pseudo-spirituel.
Après que tout le monde eut reçu son pain, Timothée retourna à l’arrière-scène mais revint cette fois accompagné par l’homme musclé qui était resté à l’intérieur. Maude et Nico, qui l’observaient toujours attentivement, furent tétanisés de le voir pointer dans leur direction en échangeant quelques mots à l’oreille de l’homme. Après, les choses se bousculèrent : en cinq grandes foulées, il avait rejoint Nico. Il le saisit par le collet d’une main en lui arrachant son sac de l’autre. D’un coup d’œil, il trouva l’ouverture, pourtant discrète, par laquelle la caméra cachée filmait. Sans mot dire, il traîna sans ménagement en direction de la sortie un Nico pâle et haletant, paralysé comme un animal surpris par les phares d’une voiture. Maude n’était pas moins pétrifiée, mais c’était Nico seul qui était l’objet de cette éviction; en s’y opposant, elle se trahirait… Timothée les dépassa pour enlever les chaînes de la porte d’entrée; l’autre homme poussa Nico dehors.
Maude hésita pendant quelques secondes qui s’étirèrent trop longtemps.
Si je ne fais rien, ils peuvent tuer Nico.
Si tu fais quelque chose, répondit une voix distincte, quoiqu’également partie d’elle, ils peuvent te tuer.
Elle sursauta en entendant des sons étouffés venant de l’extérieur, des sons qu’elle ne pouvait identifier. À toute vitesse, elle examina sa bombonne de poivre de Cayenne jusqu’à ce qu’elle trouve cette foutue goupille – c’était évident, maintenant qu’elle savait quoi chercher. Elle la tira pour libérer le mécanisme et accourut à la suite de Nico, laissant derrière tous les autres qui regardaient en direction de la porte, intrigués mais sans volonté réelle d’intervenir. Timothée était revenu vers l’assemblée sans prendre la peine de remettre les chaînes en place. C’était au moins ça.
Elle ouvrit la porte d’un coup d’épaule et sortit en criant à pleins poumons.
Les trois hommes étrangers au Centre-Sud entouraient Nico. L’un d’eux montrait à un autre la caméra cachée qu’il avait tirée du sac. Le troisième tenait fermement Nico en place. Ils se tournèrent, incrédule, vers ce petit bout de femme qui fondait sur eux en hurlant. Maude les aspergea d’un trait continu; les trois reçurent son poivre en pleine tronche, celui qui tenait Nico à même les yeux. Son hurlement transformé en grondement, elle essaya d’arracher la caméra des mains du type. Celui-ci ne se contenta pas de tenir bon : il décrocha à l’aveuglette un coup de pied. Maude fut frappée au flanc; elle recula, chancelante. Elle avait été chanceuse : mieux visé, ce coup aurait pu l’étendre illico.
Nico avait été indirectement touché par le poivre; il toussait et peinait à ouvrir les yeux. « C’est moi », dit-elle en le tirant en avant. L’homme qui le tenait l’avait lâché, trop occupé à frotter ses yeux et à essuyer le mucus qui coulait à torrent de son nez. Nico se laissa faire; sans le lâcher, elle l’amena en trottant vers ce qu’elle croyait être le nord, désolée de laisser leur seconde caméra derrière, mais contente d’avoir soustrait Nico à ce qui semblait être sur le point de devenir un passage à tabac.
Sans matériel, sans renforts et derrière les lignes ennemies, il était grand temps pour le commando de battre en retraite. 

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