Revenir de Grandeville
à La Cité, c’était repasser de l’hiver au printemps. Alors que la neige
demeurait omniprésente là-bas, pas le moindre flocon n’avait survécu au déluge
qui s’était abattu sur la métropole.
Félicia n’avait cessé
d’appeler Gordon, Édouard et Polkinghorne durant tout le trajet du retour. Elle
avait décidé que, faute d’avoir le support de ses alliés usuels, elle se
tournerait vers Olson si elle devait se rendre jusqu’à la maison sans que
personne ne lui ait retourné ses appels. L’Américain suintait l’arrogance de
celui qui se croit irrésistible, mais il avait démontré qu’il était
approchable. En dernier recours, elle croyait qu’il accepterait de l’aider.
Alors qu’elle
s’engageait sur le dernier segment d’autoroute avant sa sortie, la sonnerie
retentit enfin. L’afficheur indiquait numéro
inconnu. « Oui allô?
« Qu’est-ce que
tu veux? », dit Gordon d’un ton sec qui la surprit.
« Est-ce que
quelque chose ne va pas? »
Gordon garda le
silence pendant de longues secondes, puis il soupira. « Tu mérites des
excuses. Tu es encore à Grandeville?
— Je suis de retour en
ville, encore dans ma voiture. Est-ce que je peux aller te voir? Il y a eu une
complication.
— Tu as réussi ou pas?
— C’est de cela dont
on doit parler. »
Nouveau silence.
« D’accord. Tu
peux me rejoindre tu sais où.
— J’arrive dans vingt
minutes. »
Le terrain sous lequel
Gordon avait installé son laboratoire secret avait la consistance d’un
marécage. Des lacs miniatures remplissaient chaque dénivellation; leurs berges
étaient si boueuses que Félicia s’appliqua à ne poser les pieds que sur des
débris – planches, briques, tuyaux – pour trouver une mesure de stabilité.
Les lourds panneaux avaient
été rendu glissants par l’eau froide. Même fermés, un filet d’eau avait coulé
jusqu’au bas des marches. Le drain d’en bas suffisait à peine à tout engloutir;
les premières mètres de plancher étaient recouverts de quelques centimètres
d’eau. Une fois de plus, elle fut contente de ses nouvelles bottes, aussi
étanches qu’elle l’avait espéré.
Son manteau, lui,
l’était un peu moins; ces quelques minutes à zigzaguer entre les flaques
avaient suffi à créer une infiltration.
Comme convenu, Gordon
l’attendait de l’autre côté. Dans la pénombre, les blessures que le feu de
Saint-Elme avaient laissé sur son visage semblaient plus profondes
qu’auparavant. Il semblait avoir dormi dans ses vêtements. Ce détail était
doublement étrange : de un, c’était un contraste flagrant avec son
élégance habituelle; de deux… Gordon ne dormait jamais.
« Alors? »,
demanda-t-il sans préambule.
« Es-tu certain
que ça va? » Il balaya la question du revers de la main. D’un autre geste,
il l’invita à parler. « Bon, les bonnes nouvelles. J’ai
réussi. L’impression de Tobin est liée à l’urne.
— Et l’urne?
— Dans ma voiture.
— Et la mauvaise
nouvelle?
— Lorsque j’ai tenté
de prendre contact avec l’impression…
— Ça n’a pas
fonctionné? Elle n’avait rien à dire?
— En fait… J’ai bel et
bien établi le contact. Mais…
— Mais quoi, bon
sang! »
L’impatience de Gordon
irritait Félicia. Elle était au bord de l’épuisement parce que Gordon n’avait
même pas voulu la laisser tranquille une journée… Elle avait envie de ruer, de
l’envoyer promener, d’exiger de lui le respect qu’elle savait mériter. Elle dit
plutôt : « Tout ce que j’ai reçu, c’est une souffrance
inimaginable… »
Gordon ricana
doucement. Était-ce du mépris? « Tu ne devrais pas t’en faire autant! Les
impressions sont, après tout, des traces laissées par des morts violentes.
Est-ce si étrange que cette trace soit marquée par la douleur?
— Pourtant, la douleur
n’était pas ce qui prévalait au moment de sa mort…
— Comment le
sais-tu? »
Merde. Elle avait failli se trahir. « Bon, je ne le sais pas, mais quand même… Avant le
procédé, son impression me regardait fixement, comme toutes les autres… Il
ne souffrait pas…
— Félicia. Au meilleur
de nos connaissances, les impressions ne sont pas plus conscients qu’une pellicule
de film, seulement le résultat d’un…
— Mais un film ne souffre pas! J’ai ressenti son agonie… Une seconde
a suffi pour que je la trouve insoutenable. Et lui, c’est comme ça à chaque seconde… Ce n’est pas le moment
de faire de la philosophie!
— Calme-toi…
— Je suis calme! » Elle prit le temps de prendre quelques
respirations. « Je suis calme. Bref, l’urne fonctionne. Bref, tu me
dois une faveur.
— Je… Oui. Tel que
promis.
— Eh bien je
l’encaisse tout de suite. Voilà ce que je veux : aide-moi à faire cesser
ses souffrances. »
— Avec plaisir »,
répondit-il sans hésiter.
Félicia se demanda si
elle n’avait pas gaspillé sa faveur en l’invoquant trop tôt.
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