dimanche 21 février 2016

Le Nœud Gordien, épisode 408 : Engrenages, 1re partie

Dans le cadre de leurs négociations, Olson et Timothée avaient convenu que le Maître irait visiter le Terminus, afin de s’assurer que les activités qui s’y tenaient respectaient les cinq principes auxquels ils avaient accepté de se soumettre.
Karl Tobin devait lui servir de guide; Olson le rejoignit à la frontière du Centre-Sud. Les deux hommes s’y engagèrent à pied, côte à côte, sans que l’un ou l’autre ne ressente le besoin de lier une conversation.
Traverser le boulevard St-Martin, c’était quasiment sortir de La Cité pour entrer dans une sorte de far-West urbain où vivait – il aurait été plus correct de dire survivait – cette race qui choisissait l’indigence plutôt que de lutter bec et ongles pour améliorer son sort. Partout, la faim, le froid, la saleté, la violence… Au fond, qu’il s’agisse des masses entassées dans les bidonvilles de Caracas ou l’éclopé solitaire tendant l’écuelle à la sortie du métro, la misère était partout pareille.
Daniel Olson connaissait bien les discours de sociologues qui soulignaient comment certaines forces maintenaient les démunis dans la dèche et les empêchaient de se hisser vers quelque chose de mieux. Il était toutefois convaincu que ce point de vue escamotait une évidence : c’était à l’individu que revenait la responsabilité première de son sort, bon ou mauvais. Si celui-ci n’était pas l’unique cause de sa situation, il était nécessairement coupable de son maintien.
À mesure qu’ils cheminèrent dans les méandres du quartier abandonné, Olson observa une évolution dans la composition de la faune locale. Les gens qui erraient à la frontière étaient les plus crasseux, les plus trash, ceux chez qui on devinait une agressivité larvée qui ne demandait qu’à devenir violente. Plus loin, leur nombre diminuait de plus en plus, jusqu’à donner aux environs un air de ville fantôme au silence inquiétant. Après ce no man’s land toutefois, ils se mirent à apercevoir des résidents d’une autre trempe. Leurs vêtements étaient propres, leurs regards amicaux plutôt qu’éteints ou menaçants… Beaucoup semblaient même bien nourris. Olson comprit qu’ils arriveraient bientôt au Terminus. L’anathème – et les Trois après elle – avaient créé un véritable îlot d’humanité au milieu d’un océan de merde.
Le bâtiment comme tel était plutôt délabré; une section du toit était noircie de suie; des impacts de balle criblaient les alentours de la porte principale. Deux hommes montaient la garde. Le premier était assez costaud; il avait le regard vague et les yeux rougis des fumeurs d’herbe. L’autre était on ne peut plus différent : un adolescent asiatique malingre, qui tenait un pistolet d’une main qu’Olson devinait moite – il ajustait sans cesse sa prise, comme si l’arme était un poisson gluant capable de lui échapper à tout moment. Il scruta Olson de haut en bas, les yeux écarquillés, en proie à un attrait manifeste. Lorsqu’il lui sourit en le dépassant, le garçon sursauta, comme s’il n’avait jamais imaginé qu’Olson ait pu remarquer son émoi.
Ils entrèrent dans grande pièce déserte qui puait la moisissure et la transpiration. « C’est par ici », dit Tobin en le guidant à l’arrière, vers un escalier qui détonnait avec le reste de la bâtisse, avec son marbre et ses dorures.
Ils aboutirent dans une sorte de cafétéria fourmillant d’activité. Une bonne odeur de café et de pain grillé embaumait l’air. Une dizaine d’hommes et de femmes de tout âge s’y trouvaient. Plusieurs têtes se retournèrent à son entrée. Olson balaya la salle du regard avec un sourire bienveillant.
« Je vais chercher Tim », dit Tobin.
« Pas besoin : nous sommes là », dit une voix derrière eux.
Olson se retourna. Timothée se tenait dans l’embrasure de la porte. Il n’était pas seul : une jeune femme à la beauté remarquable était avec lui.
« Merci pour le compliment », dit-elle avec un sourire. « Je suis Aizalyasni. Enchantée de te rencontrer en personne… »
En personne. Elle alludait au fait qu’elle avait assisté, à travers Timothée, à leurs rencontres précédentes.
Plus important, le compliment lui rappelait qu’au cœur de la zone radiesthésique, ils pouvaient lire son esprit comme un livre ouvert. Olson veilla à museler ses pensées, surtout celles à propos de…
Shit.
« Tu nous as trompés!? », s’exclama la jeune femme.
« Et tu continues à le faire! », ajouta Timothée.
Olson déglutit. Venait-il de mettre en péril leur trêve encore précaire, par une simple pensée maladroite? 

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