Dans le cadre de leurs
négociations, Olson et Timothée avaient convenu que le Maître irait visiter le
Terminus, afin de s’assurer que les activités qui s’y tenaient respectaient les
cinq principes auxquels ils avaient accepté de se soumettre.
Karl Tobin devait lui
servir de guide; Olson le rejoignit à la frontière du Centre-Sud. Les deux
hommes s’y engagèrent à pied, côte à côte, sans que l’un ou l’autre ne ressente
le besoin de lier une conversation.
Traverser le boulevard
St-Martin, c’était quasiment sortir de La Cité pour entrer dans une sorte de
far-West urbain où vivait – il aurait été plus correct de dire survivait – cette race qui choisissait l’indigence
plutôt que de lutter bec et ongles pour améliorer son sort. Partout, la faim,
le froid, la saleté, la violence… Au fond, qu’il s’agisse des masses entassées
dans les bidonvilles de Caracas ou l’éclopé solitaire tendant l’écuelle à la
sortie du métro, la misère était partout pareille.
Daniel Olson
connaissait bien les discours de sociologues qui soulignaient comment certaines
forces maintenaient les démunis dans la dèche et les empêchaient de se hisser
vers quelque chose de mieux. Il était toutefois convaincu que ce point de vue
escamotait une évidence : c’était à l’individu que revenait la responsabilité
première de son sort, bon ou mauvais. Si celui-ci n’était pas l’unique cause de
sa situation, il était nécessairement coupable de son maintien.
À mesure qu’ils
cheminèrent dans les méandres du quartier abandonné, Olson observa une évolution
dans la composition de la faune locale. Les gens qui erraient à la frontière étaient
les plus crasseux, les plus trash, ceux
chez qui on devinait une agressivité larvée qui ne demandait qu’à devenir
violente. Plus loin, leur nombre diminuait de plus en plus, jusqu’à donner aux
environs un air de ville fantôme au silence inquiétant. Après ce no man’s land toutefois, ils se mirent à
apercevoir des résidents d’une autre trempe. Leurs vêtements étaient propres,
leurs regards amicaux plutôt qu’éteints ou menaçants… Beaucoup semblaient même
bien nourris. Olson comprit qu’ils arriveraient bientôt au Terminus. L’anathème
– et les Trois après elle – avaient créé un véritable îlot d’humanité au milieu
d’un océan de merde.
Le bâtiment comme tel
était plutôt délabré; une section du toit était noircie de suie; des impacts de
balle criblaient les alentours de la porte principale. Deux hommes montaient la
garde. Le premier était assez costaud; il avait le regard vague et les yeux
rougis des fumeurs d’herbe. L’autre était on ne peut plus différent : un
adolescent asiatique malingre, qui tenait un pistolet d’une main qu’Olson
devinait moite – il ajustait sans cesse sa prise, comme si l’arme était un
poisson gluant capable de lui échapper à tout moment. Il scruta Olson de haut
en bas, les yeux écarquillés, en proie à un attrait manifeste. Lorsqu’il lui
sourit en le dépassant, le garçon sursauta, comme s’il n’avait jamais imaginé qu’Olson
ait pu remarquer son émoi.
Ils entrèrent dans
grande pièce déserte qui puait la moisissure et la transpiration. « C’est
par ici », dit Tobin en le guidant à l’arrière, vers un escalier qui
détonnait avec le reste de la bâtisse, avec son marbre et ses dorures.
Ils aboutirent dans
une sorte de cafétéria fourmillant d’activité. Une bonne odeur de café et de
pain grillé embaumait l’air. Une dizaine d’hommes et de femmes de tout âge s’y
trouvaient. Plusieurs têtes se retournèrent à son entrée. Olson balaya la salle
du regard avec un sourire bienveillant.
« Je vais
chercher Tim », dit Tobin.
« Pas
besoin : nous sommes là », dit une voix derrière eux.
Olson se retourna. Timothée
se tenait dans l’embrasure de la porte. Il n’était pas seul : une jeune
femme à la beauté remarquable était avec lui.
« Merci pour le
compliment », dit-elle avec un sourire. « Je suis Aizalyasni. Enchantée
de te rencontrer en personne… »
En personne. Elle alludait au fait qu’elle avait assisté, à travers
Timothée, à leurs rencontres précédentes.
Plus important, le compliment lui rappelait qu’au cœur de
la zone radiesthésique, ils pouvaient lire son esprit comme un livre ouvert.
Olson veilla à museler ses pensées, surtout celles à propos de…
Shit.
« Tu nous as
trompés!? », s’exclama la jeune femme.
« Et tu continues
à le faire! », ajouta Timothée.
Olson déglutit.
Venait-il de mettre en péril leur trêve encore précaire, par une simple pensée
maladroite?
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