Tous les Maîtres et
les adeptes confirmés de La Cité étaient enfin réunis dans la salle commune du
troisième. Il régnait sur l’assemblée une atmosphère joyeuse, badine; on aurait
dit une classe d’école lors du dernier jour avant les vacances.
« Votre
attention, s’il vous plaît! », dit Latour en guise d’ouverture. Il lui
fallut quelque temps pour avoir l’attention de tout le monde. « Maintenant
que nous avons traité des sujets les plus urgents, il est temps de nous pencher
vers un autre dossier. Vous savez duquel je parle, n’est-ce pas? »
La Joute. Maintenant que les tensions avec les Trois du Terminus
étaient résolues, maintenant que le niveau de l’énergie radiesthésique de La
Cité était redevenu normal, ils avaient le loisir de se divertir de la façon la
plus sophistiquée qui soit. Voilà pourquoi tout le monde était de bonne humeur.
Enfin, tout le monde sauf Mandeville, comme toujours méfiante face à tout ce
qui touchait le créneau…
« Vu que nous
sommes tous dans la même ville, la Joute traditionnelle n’a pas de sens. C’est
pourquoi je vous suggère aujourd’hui une version modifiée du jeu. Je remercie
tous ceux qui ont contribué à ma réflexion au cours des derniers jours, par
leurs commentaires et leurs suggestions… Alors voilà : je propose de
réduire la Joute à l’échelle de La Cité. »
Latour révéla la carte
de la ville qu’ils avaient préparée, un autre exemplaire de celle sur laquelle
ils avaient planifié le grand rituel. « J’ai partitionné la ville en sept quartiers
majeurs : le Centre, le Nord, l’Est, l’Ouest, la banlieue nord, la Petite-Méditerranée,
la Rive-Sud et la zone portuaire. Le Centre-Sud n’a pas été inclus, pour des
raisons que je n’ai pas besoin de vous expliquer…Donc, comme dans la grande
Joute, le tour commencera par une déclaration contre le Maître qui possède le
quartier. Les Maîtres disputeront leur Joute dans le cercle, et le gagnant aura
le droit de lancer un défi au perdant. Celui-ci désignera alors un lieutenant…
— Un seul?, demanda le
père Van Haecht.
— Oui, un seul. Le
lieutenant aura deux semaines pour le relever. »
Les autres réagirent :
c’était la plus grande différence avec la version traditionnelle. « Deux
semaines, ce n’est pas beaucoup, dit Aart.
— C’est juste, mais vu
la plus petite échelle du jeu – un quartier plutôt qu’une ville –, les défis
devraient l’être également. La contrainte du temps rendra sans doute leur
accomplissement plus intéressant.
— Cela ne rendra pas
le jeu bien plus captivant, maugréa Avramopoulos. À moins que le lieutenant du
gagnant ait le droit de contrecarrer l’autre… »
Son commentaire
suscita une vague d’excitation. Il tenait peut-être quelque chose…
« C’est une bonne
idée, nous pourrons la considérer. Il faut également garder en tête que cela
offre l’avantage notable de permettre aux Maîtres de jouer un tour aux deux
semaines, plutôt qu’attendre Dieu sait combien de temps…
— Tobin a dit que le
niveau d’énergie radiesthésique demeurait supérieur à ce à quoi nous sommes
habitués, rappela Mandeville. Avez-vous une idée des effets que cela peut avoir
sur vos confrontations? »
Latour n’y avait même pas
pensé. « Alors oui, euh, en principe, la variation est trop mineure pour
qu’elle se répercute sur le procédé. » Mandeville n’était pas dupe, et
elle affichait son incrédulité sans fard. Latour devait se préparer à une
longue conversation privée…
Avramopoulos prit la
parole. « Si madame a fini de nous régaler avec ses inquiétudes… Qu’en
est-il de la grande Joute? Je ne veux pas perdre mes acquis ailleurs dans le
monde. De plus, Gordon et moi étions entre deux rounds de la nôtre, dans La
Cité… J’étais en bonne position de gagner.
— Pfff, dit Gordon.
Les rires fusèrent.
— Je propose que nous
suspendions la grande Joute, reprit Latour, pour quelque temps du moins. Nous
pourrons juger dans quelle mesure la Joute locale sera compatible avec la
grande. Il ne nous reste plus qu’à déterminer qui contrôle les quartiers, et
nous serons prêts à commencer. Qu’en dites-vous? »
C’était clair :
la réception était positive. Tout le monde avait hâte de s’y mettre. « La
partie commencera dimanche prochain. Et que le meilleur gagne! »
Tout le monde
applaudit – encore une fois, à l’exception de Mandeville.
Alors que les gens s’apprêtaient
à se lever, Olson dit : « J’aurais quelque chose à ajouter. Sur un
autre sujet…
— Oui, oui, bien sûr. »
Latour lui céda la tribune, perplexe.
L’Américain réfléchit
un instant, puis il se lança. « Il y a un siècle, la purge de Harré a appris
aux survivants qu’il valait mieux qu’ils soient éparpillés, afin de sauvegarder
leurs trésors de connaissance en cas de désastre. Paradoxalement, cela a rendu
plus difficile leur transmission. Les temps ont changé; voyez comment,
ensemble, nous avons fait face à la crise. » Olson s’ébroua comme un
cheval. Le mouvement, brusque et inattendu, surprit tout le monde, mais il
continua sans excuse ni explications. « En cours de route, nous avons
choisi cet édifice comme quartier général. Mais je crois qu’en cours de route,
il est devenu bien plus. Un espace de travail, un milieu de vie… L’aviez-vous
réalisé? Nous avons fondé la première école depuis le sanctuaire de Zurich. Et
je crois que nous pouvons bénéficier qu’elle continue à exister. »
Olson mettait le doigt
sur quelque chose. « Une place publique qui nous appartient tous… Un lieu
d’échange, de recherche, de partage. Une agora, bref. »
Le visage d’Olson s’illumina.
« Oui. Notre Agora. » Olson se remit à applaudir frénétiquement; son enthousiasme
gagna vite les autres.
Latour avait l’impression
de vivre un moment historique. Où en seraient-ils si, par exemple, Kuhn avait
eu la même idée, trente ans auparavant? C’était décidément un pas dans la bonne
direction.
Si certains entretenaient
des réserves quant à cette initiative, personne ne les mentionna. Latour vit
cette rare unanimité comme un bon augure pour la suite de leur nouvelle
alliance.
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