dimanche 14 août 2016

Le Nœud Gordien, épisode 433 : Les règles du jeu

Tous les Maîtres et les adeptes confirmés de La Cité étaient enfin réunis dans la salle commune du troisième. Il régnait sur l’assemblée une atmosphère joyeuse, badine; on aurait dit une classe d’école lors du dernier jour avant les vacances.
« Votre attention, s’il vous plaît! », dit Latour en guise d’ouverture. Il lui fallut quelque temps pour avoir l’attention de tout le monde. « Maintenant que nous avons traité des sujets les plus urgents, il est temps de nous pencher vers un autre dossier. Vous savez duquel je parle, n’est-ce pas? »
La Joute. Maintenant que les tensions avec les Trois du Terminus étaient résolues, maintenant que le niveau de l’énergie radiesthésique de La Cité était redevenu normal, ils avaient le loisir de se divertir de la façon la plus sophistiquée qui soit. Voilà pourquoi tout le monde était de bonne humeur. Enfin, tout le monde sauf Mandeville, comme toujours méfiante face à tout ce qui touchait le créneau…
« Vu que nous sommes tous dans la même ville, la Joute traditionnelle n’a pas de sens. C’est pourquoi je vous suggère aujourd’hui une version modifiée du jeu. Je remercie tous ceux qui ont contribué à ma réflexion au cours des derniers jours, par leurs commentaires et leurs suggestions… Alors voilà : je propose de réduire la Joute à l’échelle de La Cité. »
Latour révéla la carte de la ville qu’ils avaient préparée, un autre exemplaire de celle sur laquelle ils avaient planifié le grand rituel. « J’ai partitionné la ville en sept quartiers majeurs : le Centre, le Nord, l’Est, l’Ouest, la banlieue nord, la Petite-Méditerranée, la Rive-Sud et la zone portuaire. Le Centre-Sud n’a pas été inclus, pour des raisons que je n’ai pas besoin de vous expliquer…Donc, comme dans la grande Joute, le tour commencera par une déclaration contre le Maître qui possède le quartier. Les Maîtres disputeront leur Joute dans le cercle, et le gagnant aura le droit de lancer un défi au perdant. Celui-ci désignera alors un lieutenant…
— Un seul?, demanda le père Van Haecht.
— Oui, un seul. Le lieutenant aura deux semaines pour le relever. »
Les autres réagirent : c’était la plus grande différence avec la version traditionnelle. « Deux semaines, ce n’est pas beaucoup, dit Aart.
— C’est juste, mais vu la plus petite échelle du jeu – un quartier plutôt qu’une ville –, les défis devraient l’être également. La contrainte du temps rendra sans doute leur accomplissement plus intéressant.
— Cela ne rendra pas le jeu bien plus captivant, maugréa Avramopoulos. À moins que le lieutenant du gagnant ait le droit de contrecarrer l’autre… »
Son commentaire suscita une vague d’excitation. Il tenait peut-être quelque chose…
« C’est une bonne idée, nous pourrons la considérer. Il faut également garder en tête que cela offre l’avantage notable de permettre aux Maîtres de jouer un tour aux deux semaines, plutôt qu’attendre Dieu sait combien de temps…
— Tobin a dit que le niveau d’énergie radiesthésique demeurait supérieur à ce à quoi nous sommes habitués, rappela Mandeville. Avez-vous une idée des effets que cela peut avoir sur vos confrontations? »
Latour n’y avait même pas pensé. « Alors oui, euh, en principe, la variation est trop mineure pour qu’elle se répercute sur le procédé. » Mandeville n’était pas dupe, et elle affichait son incrédulité sans fard. Latour devait se préparer à une longue conversation privée…
Avramopoulos prit la parole. « Si madame a fini de nous régaler avec ses inquiétudes… Qu’en est-il de la grande Joute? Je ne veux pas perdre mes acquis ailleurs dans le monde. De plus, Gordon et moi étions entre deux rounds de la nôtre, dans La Cité… J’étais en bonne position de gagner.
— Pfff, dit Gordon. Les rires fusèrent.
— Je propose que nous suspendions la grande Joute, reprit Latour, pour quelque temps du moins. Nous pourrons juger dans quelle mesure la Joute locale sera compatible avec la grande. Il ne nous reste plus qu’à déterminer qui contrôle les quartiers, et nous serons prêts à commencer. Qu’en dites-vous? »
C’était clair : la réception était positive. Tout le monde avait hâte de s’y mettre. « La partie commencera dimanche prochain. Et que le meilleur gagne! »
Tout le monde applaudit – encore une fois, à l’exception de Mandeville.
Alors que les gens s’apprêtaient à se lever, Olson dit : « J’aurais quelque chose à ajouter. Sur un autre sujet…
— Oui, oui, bien sûr. » Latour lui céda la tribune, perplexe.
L’Américain réfléchit un instant, puis il se lança. « Il y a un siècle, la purge de Harré a appris aux survivants qu’il valait mieux qu’ils soient éparpillés, afin de sauvegarder leurs trésors de connaissance en cas de désastre. Paradoxalement, cela a rendu plus difficile leur transmission. Les temps ont changé; voyez comment, ensemble, nous avons fait face à la crise. » Olson s’ébroua comme un cheval. Le mouvement, brusque et inattendu, surprit tout le monde, mais il continua sans excuse ni explications. « En cours de route, nous avons choisi cet édifice comme quartier général. Mais je crois qu’en cours de route, il est devenu bien plus. Un espace de travail, un milieu de vie… L’aviez-vous réalisé? Nous avons fondé la première école depuis le sanctuaire de Zurich. Et je crois que nous pouvons bénéficier qu’elle continue à exister. »
Olson mettait le doigt sur quelque chose. « Une place publique qui nous appartient tous… Un lieu d’échange, de recherche, de partage. Une agora, bref. »
Le visage d’Olson s’illumina. « Oui. Notre Agora. » Olson se remit à applaudir frénétiquement; son enthousiasme gagna vite les autres.
Latour avait l’impression de vivre un moment historique. Où en seraient-ils si, par exemple, Kuhn avait eu la même idée, trente ans auparavant? C’était décidément un pas dans la bonne direction.
Si certains entretenaient des réserves quant à cette initiative, personne ne les mentionna. Latour vit cette rare unanimité comme un bon augure pour la suite de leur nouvelle alliance.

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