samedi 9 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 487 : La magie révélée, 1re partie

La fébrilité des plateaux avait manqué à Édouard. À quelques heures du début de l’émission spéciale, il observait les techniciens s’affairer autour de la grande scène du complexe Les Muses, s’assurant que tout soit parfait pour les caméras. Comme il l’avait supposé, annoncer l’émission spéciale le même jour que le communiqué de la Fondation Randall James avait beaucoup fait jaser…
Même s’il en était l’instigateur, ses anciens collègues pilotaient ce projet. Drôle de sensation, de se retrouver dans le rôle du sujet, de l’invité spécial… Le clou du spectacle, avec Ozzy. Il commençait d’ailleurs à s’inquiéter pour son familier : il l’appelait à lui depuis le réveil, et pour la toute première fois, il n’avait pas répondu sur-le-champ. L’oiseau avait choisi le pire jour pour se découvrir une fibre rétive… Tout le monde s’attendrait à ce qu’Édouard apparaisse avec lui durant le dernier segment; il aurait l’air d’un con s’il devait s’en excuser. Il voulait que la révélation du caractère surnaturel de leur lien soit fracassante, sans équivoque, et non l’une de ces controverses sociomédiatiques comme il en existait déjà trop. Mais le direct ne lui laissait pas de marge de manœuvre : il fallait aller de l’avant. Il regrettait de ne pas être allé le chercher lui-même pendant qu’il en avait encore le temps.
Comme si ce n’était pas assez, la gardienne au pair qui vivait chez Geneviève l’avait contacté ce midi, quelque peu affolée. Son ex-femme n’était pas rentrée à la maison la veille; elle demeurait impossible à rejoindre. La réaction d’Édouard s’était avérée quelque peu égoïste : évidemment, c’est le jour où elle décide de faire des frasques... Leur rapport avait changé après qu’il lui ait révélé la nature de ses démarches. Il supposait que, consciemment ou non, elle voulait lui faire payer.
Il avait demandé d’être tenu au courant. À en croire le réseau de fils de Gordon, elle gravitait dans l’entourage de William Szasz, le dernier caïd de la vieille garde encore actif. Il ne restait qu’à espérer qu’elle ne se soit pas retrouvée mêlée à quelque affaire foireuse.
« Le voilà! », dit une stagiaire trop enjouée en l’apercevant. « M. Gauss, vos invités! » Claude et Alexandre la suivaient comme des canetons, avec le regard impressionné des gens non habitués des dessous de la télévision. Elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée, téléphone à l’oreille.
« Enfin, le grand jour est arrivé! », dit Alex en lui tapant l’épaule.
Claude lui serra la main. « Tout le monde en parle…
— C’était ça le but.
— Et puis tes… amis, ils pensent quoi?, demanda Alex.
— Je n’en sais rien. Je me suis assuré de rester loin de l’Agora ces derniers temps. Je ne crois pas qu’ils sont au courant de mon implication. Je ne sais pas si c’est correct de parler de chance, mais leur attention est tournée vers un problème pas mal plus urgent.
— Quel genre de problème? », dit Claude.
Ils furent interrompus par l’arrivée de Jasmine Beausoleil. « Édouard! Je suis contente de te voir! T’as l’air en forme!
— Toi aussi! Tu connais Alex Legrand et Claude Sutton?
— Oui, on s’est déjà croisés dans les encans de Cité Solidaire... » Alex bafouilla quelque chose en rougissant. Jasmine avait beaucoup cheminé depuis qu’elle n’était plus miss météo. En plus d’être devenue une animatrice respectée – à la radio et la télé –, quelques séances photo à la fois sexy et glamour lui avaient donné une aura de sex-symbol qui ne laissait clairement pas indifférent. 
« Édouard, continua Jasmine, c’est vrai ce qu’on dit? Tu fais de la magie? De la vraie?
— Je veux laisser à tout le monde l’occasion de se faire une propre idée. À toi comme les autres.
— J’ai fait des recherches en prévision de ce soir… Quel dommage que Randall James ne puisse pas être là! C’est tout un bonhomme! » Elle regarda l’heure. « Il faut que je descende aux loges… On se revoit plus tard! Merde!
Après qu’elle se soit éloignée, Édouard chuchota à l’oreille de Claude. « Où sont tes hommes?
— Ç’aurait été un abus de pouvoir d’utiliser les ressources de la police. Mais j’ai trouvé deux gars prêts à me faire une faveur. Ils vont arriver un peu plus tard, en civils. »
Édouard aurait préféré une réelle présence policière, au cas où les Maître décideraient de réagir de façon musclée. Mais c’était déjà mieux que rien. « Si jamais l’un de vous aperçoit un initié dans la bâtisse, ou quoi que ce soit d’étrange, il faut se le dire, ok? Souvenez-vous : on a affaire à des gens capables de bien des choses… Incluant vous faire oublier. À bien y penser, ce serait plus intelligent de vous assurer de ne pas vous retrouver seuls. Vous allez être mes yeux et mes oreilles, alors… Vigilance!
— Pas de problème, dit Claude. Quel est le déroulement prévu?
— Après l’ouverture, le premier segment va donner la parole à des spécialistes… »

samedi 2 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 486 : Avant la tempête

Mike Tobin trouvait étrange que Timothée soit de retour dans la peau de son ami Rem. Enfin, son ancien ami. Dans le monde mouvant du crime organisé, la loyauté demeurait la vertu cardinale. Rem avait trahi son camp; il devait être puni. Avait-il pour autant mérité un sort pire que la mort?
Mike y pensait sans cesse, surtout lorsqu’il essayait de se rendormir au milieu de la nuit…
À quoi ressemblait l’existence douloureuse d’une âme prisonnière de l’urne? Était-ce une sensation d’inconfort, comme l’effet d’un coup de pied dans les couilles maintenu indéfiniment? Ou aigüe, comme un dard planté dans la chair? Intense, comme s’il était brûlé vif? Continue? Intermittente? Pourrait-il s’y habituer, après dix jours, dix mois, dix ans?
Il essayait de ne pas y penser. Mais il y revenait toujours. Chaque fois qu’il croisait Tim…
Les Quatre fréquentaient rarement le réfectoire – Mike n’était même pas certain qu’ils aient encore besoin de se nourrir. La pièce commune lui servait de refuge, où il pouvait se changer les idées avec les autres habitants du Terminus.
Gary lisait à voix haute le journal de la veille. L’article avait pour titre Funérailles pour un caïd. La plupart des fidèles ignoraient les détails de la chute du clan Fusco – ils ne retenaient que les salauds qui avaient voulu les sortir du Centre-Sud avaient perdu la partie. Mike avait pris part au conflit : les hommes de la banlieue nord avaient aidé les Grecs à faucher les Italiens, frappant partout où les Trois le demandaient. Grâce à la télépathie, ils connaissaient dans quelle mesure chacun de leurs ennemi posait un risque; ils avaient fait une offre sur mesure à tous ceux qui s’avéraient susceptibles de joindre leur cause, ou simplement de s’écarter de leur chemin. Une offre qu’ils ne voulaient pas refuser. « Karma’s a bitch », conclut Gary en tournant la page.
« Écoutez celle-là : La fondation Randall James et la direction des Sceptiques associés ont annoncé, par voie de communiqué, que leur ‘Million dollar challenge’ avait été relevé. Le défi, dont l’objet est de démontrer l’existence du paranormal ou du surnaturel via une démarche scientifique, n’avait jamais été réussi auparavant… »
James vint déposer le déjeuner de Gary, une assiette toute en couleurs qui répandait un arôme des plus alléchants. « Comme d’habitude, Mike? » Tout le monde au Terminus se délectait depuis que le sympathique barbu s’était découvert une passion pour la cuisine – même si certains murmuraient que c’était la Trinité qui la lui avait mise dans la tête. « Tu veux dire qu’il aurait suffi que l’un des Trois leur montre ce dont il était capable pour qu’on devienne millionnaires?, dit James. Eh ben!
— Ouais », répondit Sophie, la bouche pleine de bacon. « Il doit y avoir un truc de passe-passe, c’est clair que ça ne doit pas être de la vraie magie. Sinon l’autre gang de connards obsédés par le secret aurait empêché ça. Fucking connards!
— Est-ce que ça dit qui a empoché le gros lot?, demanda Mike.
Le communiqué indique que ce sera au gagnant de révéler les détails au moment de son choix, continua Gary, en raison d’une entente préalable avec la Fondation. L’organisation assure toutefois qu’en temps et lieu, toutes les informations pertinentes seront transmises avec le souci de transparence nécessaire à toute démarche scientifique.
— Ben là!, s’excla Mike. C’est pas mal agace, leur affaire!
— Attends, c’est pas fini : la publication de ce communiqué coïncide avec l’annonce par CitéMédia d’une émission spéciale intitulée ‘La magie révélée’. Ni la Fondation, ni la direction de CitéMédia n’a offert d’autre commentaire. Fuck, les gars : l’émission… c’est ce soir! Je veux tellement voir ça!
— Moi, je… » Mike s’interrompit : deux mots venaient d’apparaître en lettres de feu dans sa tête. ALERTE ROUGE. Toute l’équipe de sécurité s’élança vers l’entrée principale.

Le soleil du matin apparaissait à peine au-dessus des édifices qui bordaient la place de la Vieille-Gare. Les Quatre se tenaient déjà devant le Terminus, à l’affût d’une menace que Mike ne pouvait pas encore identifier.
« C’est quoi le problème? », demanda-t-il.
Avant qu’il ait eu sa réponse, trois silhouettes apparurent au détour de l’accès nord. Les yeux plissés, Mike reconnut Gordon. L’homme semblait avoir connu des jours meilleurs… Celui du centre souriait avec une expression si exagérée qu’il avait l’air de porter un masque. À sa gauche marchait une femme que Mike avait bien connue… Gen, son ancienne maîtresse. « Qu’est-ce qu’elle fout là, elle?
— Pas elle », souffla Martin. « Hill.
— Quoi?
— Soyez prêts à tirer à notre signal, dit Karl.
— Sur qui?
— Celui du centre. Harré… »
Harré… Karl lui en avait parlé. Magicien surpuissant d’une autre époque, tueur d’une génération d’initié… Revenu à la vie en usurpant la chair de l’un des Seize. Il retira le cran de sûreté de son arme en avalant difficilement.
« Trois contre quatre, en plus de nous pis nos guns », chuchota Gary à son oreille. « Ça va être un massacre! »
L’inconscient ne comprenait pas à quoi il se mesurait. « La ferme. Concentre-toi sur ce qui se passe. Et ne tire pas avant le signal! »
Les nouveaux venus se campèrent devant les Quatre. Gordon parla en premier. « Nous venons en paix…
— La trêve a été rompue, dit Aizalyasni. Vous êtes sur notre territoire.
— Nous ne sommes pas ici au nom des Seize : nous… »
Harré l’interrompit. « Est-ce que c’est vous qui avez bloqué ma vision du futur? »
Les Quatre froncèrent les sourcils comme un seul homme. « Non. Est-ce vous qui avez débloqué le deuxième Cercle?
— Oh, ça, oui! », répondit Harré, jovial. Mike ne comprenait qu’à moitié cet échange – en fait, il n’écoutait pas vraiment, plutôt à l’affût d’un signe d’hostilité… Une goutte de sueur roula sous son aisselle.
« Vous nous voulez quoi? », demanda Aizalyasni, sur un ton que Mike associait davantage à Karl.
« J’ai besoin de vous quatre pour accomplir mon plan.
— Ton plan?, rétorqua Timothée. Quoi, tuer tous les Maîtres? Avoir le monopole de la magie?
— C’est ce que vous croyez que je veux? » Il se tourna vers Gordon. « Vraiment? C’est ce que vous croyez, tous? » Gordon haussa les épaules; Harré éclata de rire. « Ah, mais non! Ah, mais non! Non, non, non, non, non!
— C’est quoi, d’abord?, demanda Karl.
— Et quelle que soit la réponse, renchérit Martin, pourquoi ferions-nous confiance à un menteur, à un meurtrier?
— C’est simple, répondit Harré. Regardez dans mon esprit… Voyez la réponse à toutes vos questions. Je n’ai plus rien à cacher. » Il ouvrit les bras en signe d’invitation.
Les Quatre le dévisagèrent un instant, puis leur défiance disparut d’un coup, remplacée par une expression abasourdie. « Nous pouvons comprendre cet objectif, dit Martin. Mais pas à n’importe quel prix. Nous voulons d’abord et avant tout vivre en paix…
— Vous le savez, maintenant : le rôle que je vous réserve n’implique aucune violence, aucune contrainte. Et avec un peu de chance, aucun obstacle. Je vais réussir, avec ou sans votre aide. Mais avec vous, mon objectif pourrait être atteint… Dès aujourd’hui. 
— Aujourd’hui?!, s’exclama Mike.
— Oui, ce soir, répondit Harré. L’œuvre suprême… »

dimanche 27 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 485 : Khuzaymah et le disciple

Khuzaymah était un sot.
Depuis des décennies, il surveillait – sous diverses identités – la nouvelle alliance entre les Seize de Munich et le Collège. Il s’assurait en permanence que tous les Maîtres respectent comme sacré le principe de non-intervention dans la res publica.
Plus encore, il veillait à ce que personne ne s’aventure à explorer les savoirs interdits… Ceux qui avaient rendu possible l’ascension de Harré. Qui l’avaient propulsé dans la folie.
Khuzaymah avait ainsi mis un point final aux recherches acharnées d’Herman Schachter, qui s’était donné pour mission de comprendre la nouveauté des Cercles radiesthésiques que Harré avait laissés derrière lui. Khuzaymah avait fait en sorte qu’on croie qu’il avait été victime d’un contrecoup – décourageant, du coup, les pairs de Schachter de poursuivre ses recherches.
C’est aussi lui qui avait inculqué chez Traugott Kuhn une peur maladive des virus, après qu’il ait brisé l’esprit d’une femme en échouant à recréer chez elle l’état de metascharfsinn. Volontairement confiné à son bunker stérile, il n’avait jamais eu les moyens de réessayer.
Il demeurait également méfiant envers la Joute… Le jeu consumait une quantité disproportionnée d’énergie, beaucoup plus que ce qui était nécessaire pour le procédé. Il en était venu à la conclusion que l’énergie manquante était détournée vers autre chose… Sa meilleure hypothèse était qu’elle rechargeait le garde-fou invisible que Harré avait posé, qui empêchait l’âme des trépassés de retourner au néant. Comment expliquer, sinon, la pérennité de ce procédé titanesque, un siècle après la mort de son artisan? Il soupçonnait que ce n’était pas une coïncidence si le phénomène que Kuhn avait baptisé manifestations synchrones était apparu tout juste après la défaite de Harré. Les autres présumaient qu’il s’agissait de signes du destin, la version moderne des oracles d’antan; il n’était pas naïf au point d’y voir la voix d’une force impersonnelle, du karma ou de la fatalité. Admettant qu’il s’agissait d’une force qui contribuait à orienter les actions et les décisions des initiés, une question s’imposait : vers quelle finalité? Et si cette force découlait d’une volonté maligne? Voire de Harré lui-même?
Il était devenu Derek Virkkunen pendant qu’Eleftherios Avramopoulos résidait en Finlande, à préparer sa cure de jouvence; il avait ainsi voulu s’approcher de celui qu’il croyait être le plus dangereux des Seize, afin de mieux le surveiller.
Dès ses premières expositions, ‘Derek’ avait gagné l’estime de la critique européenne, qui voyait en lui l’avènement d’un artiste dont la vision et la démarche démentaient son jeune âge. Avramopoulos, poussé par la curiosité, avait désiré le rencontrer. Khuzaymah savait que le vieux Maître adorait être admiré ou détesté – des sentiments qui démontraient sa supériorité sur les autres. ‘Derek’ ne lui avait offert ni l’un, ni l’autre. Avramoupoulos en était tombé amoureux.
Sa sottise avait été de concentrer toute son attention sur cet homme, que la mesquinerie rendait capable du pire, alors que Gordon et Lytvyn travaillaient à ramener Harré à la vie. Son dispositif de surveillance avait bien capté les visites de Lytvyn là où Harré était mort – d’abord avec Mandeville, ensuite avec Gordon. Il n’avait toutefois pas compris que, cette dernière fois, ils avaient ramené Harré avec eux… Ni la nature de ce qui s’était produit durant la petite Joute. N’ayant pas su prendre les devants au bon moment, il cherchait depuis un moyen de renverser le rapport de force et saisir l’avantage…
Un matin, alors qu’il travaillait sur le toit de l’Agora, il eut la surprise de voir se former au loin une colonne de feu, assez immense pour joindre ciel et terre, une vision superbe qui l’appelait, aussi assurément que le chant des sirènes mythologiques. Il braqua son téléphone en direction de l’apparition; comme il l’avait soupçonné, il ne vit rien apparaître sur son écran : il avait affaire à une illusion… Un initié de moindre envergure aurait succombé à l’appel; Khuzaymah, lui, y vit l’occasion qu’il avait cherchée.
Il ne pouvait pas s’adjoindre d’alliés sans compromettre son identité secrète; il emballa son matériel, incluant son sitar, et se rendit, seul, dans son domaine du Centre-Sud – le square où il avait offert une entrevue à l’émission Avant-garde, l’an dernier. Ici, il ne craignait pas de contrecoup : il avait aménagé l’espace pour dissiper l’énergie des Cercles. La version andalouse du feng shui
Il concocta une réponse au chant de la sirène. Se servant de la colonne comme d’une antenne, il fit en sorte que son créateur voie dans le ciel au-dessus de sa propre position un oiseau de feu, un message qui voulait dire : je ne mordrai pas à ton appât. Tu me cherches? Viens me chercher. Il s’installa ensuite au centre du square qu’il avait transformé en jardin fleuri, accorda son sitar, et joua en attendant.
Il fallut plus d’une heure pour que son ennemi apparaisse au détour d’une ruelle, son expression démente déformant le visage de Van Haecht. « Te voilà donc… Le grand mystère, dit Harré. Tu côtoies les Seize, sans être l’un d’eux. Tu les dépasses en puissance, mais ils l’ignorent tous. Qui es-tu donc?
— Je suis la main de la justice. »
Harré ne cacha pas son amusement. Il balaya du regard les façades environnantes. « Intéressants, tes petites bricolages, pour endiguer l’énergie des Cercles. Croyais-tu pouvoir me priver de mes pouvoirs?
— Pas comme ça », répondit Khuzaymah. Sans crier gare, il se déchaîna sur son instrument. Le sourire exagéré de Harré se figea en effarement lorsqu’il découvrit qu’il se retrouvait coupé de la metascharfsinn... Et incapable de bouger. Maintenir ce double procédé n’était pas une mince affaire, mais Khuzaymah ne comptait pas s’arrêter là. Il connaissait une mélodie capable d’arrêter son cœur de battre… Le processus était graduel, impossible à utiliser comme une arme; c’est pourquoi il avait dû commencer par le paralyser. Il se mit à intercaler dans sa musique les notes qui, en quelques minutes, mettraient un point final à cette triste histoire.
Une détonation retentit. Un impact le secoua. Khuzaymah regarda sans comprendre le manche fracassé de son sitar, les cordes distendues s’agitant dans toutes les directions… Puis la douleur l’envahit. Une balle avait détruit son instrument avant de lui transpercer le ventre. Il versa sur le côté et se roula en boule, son corps cherchant d’instinct une position pour rendre la souffrance moins atroce.
Une jolie femme sortit de sa cachette à l’entrée du square, une carabine posée sur l’épaule. Elle rejoignit Harré qui reprenait petit à petit le contrôle de ses membres. « Personne n’est plus fort qu’un coup de feu, dit Harré d’un air suffisant. Pas même toi.
— Ou toi, par ailleurs », dit la femme à Harré avec un air entendu.
Les deux s’approchèrent du corps gisant de Khuzaymah. La femme le força à se redresser; la blessure chauffait ses entrailles comme la lave d’un volcan. Elle le renifla. « Étrange : son odeur me rappelle celle de la magie de Dario, mon ancien Maître », dit-elle.
Khuzaymah tressaillit en entendant le nom de Dario Aguilar y Virgen, le dernier apprenti qu’il ait formé… Le jeune présomptueux qui, croyant n’avoir plus rien à apprendre de son maître, lui avait volé son grimoire, qu’il avait manifestement échoué à décrypter par la suite. Khuzaymah ne lui avait jamais pardonné son vol, mais la pire insulte avait été d’accoler son nom à une lignée de praticiens médiocres… Il croyait que Harré avait déjà tué tous ses disciples durant sa première purge. « Qui es-tu? », grogna-t-il, malgré la douleur.
« Narcisse Hill, pour vous servir. » Elle se tourna vers Harré. « Il n’en a plus pour longtemps. Ouvre le Cercle, sans quoi nous devrons en trouver un autre… 
— Hill, c’est donc toi! », s’exclama Khuzaymah. Son ricanement fut interrompu par une quinte de toux. Le goût métallique du sang envahit sa bouche. « Ta vie passée à me chercher… Et tu me trouves au dernier instant!
— Te chercher? Que veux-tu dire? », demanda Hill, interloqué, pendant que Harré posait les mains sur le front de sa victime. « Qui es-tu?
Il clama : « Khuzaymah! » une seconde avant que Harré pulvérise son corps.
Sa conscience subsista une seconde sans sa chair, pendant laquelle il savoura l’expression décontenancée de Hill, après quoi elle se dissolut dans l’atmosphère et devint la matière première du troisième Cercle de La Cité.

dimanche 20 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 484 : À portée de main

Pendant des décennies, Gordon s’était évertué à satisfaire son Maître, tantôt exigeant, tantôt indifférent, toujours impitoyable. Sa vengeance aurait dû lui apporter une mesure de satisfaction à la hauteur des torts qu’il avait subis, mais le plaisir demeurait intellectuel, sans véritable joie : une fois de plus, l’extase de Harré éclipsait tout le reste.
Il n’avait pas menti en affirmant qu’il portait le décès de Latour et la catatonie d’Olson sur la conscience – sans parler de Van Haecht et de ses fils. Ironie du sort, Avramopoulos ne réaliserait sans doute jamais qu’il avait volé sa statuette afin de lui sauver la vie.
Gordon avait relocalisé Harré dans un motel miteux de l’Est, presqu’à l’extérieur de la ville. Leur chambre était la dernière d’une rangée d’unités de rez-de-chaussée. À son arrivée, Harré était assis au bout de son lit, hypnotisé par la chaîne de nouvelles en continu de CitéMédia; depuis qu’il avait perdu ses visions du futur, il était obsédé par ces images du présent. Le bulletin s’interrompit, laissant place à une publicité pour une émission spéciale intitulée La magie révélée. La station avait mis le paquet pour la promouvoir : on ne pouvait pas se déplacer en ville sans tomber sur une affiche ou un panneau l’annonçant. Gordon présuma qu’elle portait sur les secrets des prestidigitateurs et autres artistes de la scène.
« Alors, m’as-tu trouvé un Maître?, dit Harré sans quitter l’écran des yeux.
— Mieux : j’ai un objet de pouvoir.  
— MAGNIFIQUE! » Harré éteignit la télévision et prit la statuette que Gordon lui tendait. « C’est bien ce que je cherchais! Oh, Gordon, c’est merveilleux… Il me faudra quelque temps pour en tirer ce dont j’ai besoin… Tu peux vaquer à tes occupations…
— Quelles occupations? Tout ce que j’ai à faire, c’est attendre minuit… Puis patienter un autre vingt-quatre heures!
— Je ne sais pas, moi… Cette damnée corneille nous a encore retrouvés. Tu devrais cesser de dire que tu vas la capturer et passer à l’action! »
Harré s’assit en tailleur sur la moquette aux couleurs douteuses, la statuette entre les mains, tenue au niveau de son nombril. Il inspira profondément et plongea en lui-même.

Ozzy trouvait parfois le temps long, à surveiller nuit et jour les allées et venues de sa cible. Il avait tant flâné partout qu’il connaissait presque toutes les corneilles de la ville, de même que leurs intrigues souvent distrayantes.  Chaque groupuscule était aux prises avec des frictions constantes, à la fois entre ses membres, qui jouaient du coude pour s’élever dans la hiérarchie, et avec les autres clans qui convoitaient les mêmes territoires. Ozzy était passé maître dans l’art de montrer aux locaux qu’il ne représentait aucune menace pour l’ordre établi. On le tolérait comme un excentrique, tant qu’il ne prenait pas partie. À force de voir ses congénères suivre aveuglément les règles dont il savait jouer, il commençait à croire qu’il n’était pas comme les autres…
Certains de leurs comportements lui apparaissaient carrément incompréhensibles. Comment expliquer qu’aucun animal ne s’intéressait à la nourriture dans la boîte grillagée qui avait été laissée à proximité de l’édifice qu’il guettait? Ozzy l’observa assez longuement pour juger qu’il ne risquait rien à tenter sa chance, puis il plana jusqu’au festin délaissé. Il entra dans la cage; son premier coup de bec activa un levier caché, et la porte se referma en claquant derrière lui.

Stupide animal, pensa Gordon en apercevant la corneille se démener dans le piège.
Son premier réflexe avait été de concevoir un procédé sur mesure pour le captiver. Il avait toutefois remarqué une cage à vermine dans le cagibi derrière le comptoir de la réception. Interrogé sur le sujet, le propriétaire lui avait dit qu’elle ne servait plus à rien, que les bêtes du coin ne s’y faisaient plus prendre. La solution, pour lui, avait été d’acheter des poubelles plus étanches. Moyennant un petit pourboire, Gordon l’avait convaincu de tenter sa chance à nouveau. Le type avait haussé les épaules et l’avait mise en place. Dix heures plus tard, la corneille d’Édouard en était prisonnière.
Gordon ne comprenait toujours pas pourquoi l’oiseau le traquait ainsi, d’un bout à l’autre de La Cité. Sa peur initiale que l’Agora débarque à leur repère s’était quelque peu amoindrie; son tête à tête avec Avramopoulos lui avait démontré que les autres ignoraient toujours son alliance avec Harré. Il avait néanmoins promis à Gauss qu’il le regretterait s’il se mêlait à nouveau de ses affaires… Son apathie avait repoussé l’échéance, mais le temps de tenir sa promesse était venu. La corneille s’activa de plus belle lorsque Gordon s’approcha avec l’intention de lui casser le cou.
La réalité changea de grain lorsqu’il mit la main sur la cage, signalant une manifestation synchrone. Gordon observa soigneusement son environnement. Un lampadaire qui bordait le stationnement s’alluma, malgré la clarté du jour; un klaxon au loin résonna trois fois. Si le destin lui envoyait un message, ce dernier était pour le moins équivoque… Gordon décida de juguler son impulsion avant de commettre l’irréparable. Il souleva la cage et l’emmena à la chambre.
Une scène étonnante l’attendait de l’autre côté de la porte. Harré n’avait pas bougé depuis qu’il s’était tourné vers la statuette, pas même pour boire ou évacuer. Il rayonnait désormais d’un halo chatoyant. Son sourire paraissait plus large que sa bouche aurait dû le permettre. Il ouvrit les yeux; une larme coula. « Comme c’est bon, d’être redevenu… Moi. » Il éclata de rire.
Toujours souriant, Harré dévisagea Gordon, qui sentit au même moment une pression dans son crâne. « Je t’interdis de lire mes pensées!
— Et moi, je t’interdis d’interdire! », répondit Harré en caquetant. Il plissa les yeux, comme pour creuser plus loin. « Oh! Oh! Comme c’est intéressant! Gordon, petit cachottier! Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé des Trois du Terminus? Ou de ton composite O?
— Je te dis de sortir de ma tête! Sinon…
— Sinon rien : tu ne peux pas bluffer si je vois ton jeu! Voyons voir… Ah! Narcisse vous a aidés à me ramener… Il n’est pas mort après tout! » Harré ferma les yeux. « Je sens sa présence… Sa conscience est étalée sur la ville… Son fantôme se raccroche à mon filet, noué à son ancienne demeure… Il a trouvé une piste pour se réincarner… Il y travaille désespérément… Il y est presque… Tout ce qu’il lui faut, c’est un peu d’aide… Une petite poussée et… Voilà! » Il rouvrit les yeux. « Mon allié est de retour, en chair et en os. Je lui ai soufflé comment nous rejoindre. »
Gordon était estomaqué. Voir Harré étendre sa perception à La Cité entière, puis improviser en quelques secondes l’équivalent d’un procédé qu’il lui avait fallu, avec Félicia, des semaines à développer… Son pouvoir apparaissait sans limite.
Harré se tourna vers l’ouest, comme s’il regardait l’horizon à travers le plafond et les murs de la chambre. « Si je gagne les Trois à ma cause, si je mets à profit ton composite… L’œuvre suprême sera à portée de main. Deux Cercles sont déjà dans La Cité… Celui que je n’ai pas ouvert est obstrué… Si je le débloque… Et que j’en ouvre un troisième…
Trois Cercles? C’est insensé! Le moindre procédé créera un contrecoup! Je ne pourrai plus me servir de mon art!
— Ce sera le cas pour tes anciens alliés, qui cesseront de nous inquiéter… Mais si je te montre le chemin de la metascharfsinn, tu seras au contraire plus puissant que jamais... » Ne risquait-il pas la folie, en empruntant cette voie? Harré dissipa ses réticences en une phrase. « Ce sera nécessaire pour reproduire l’extase par toi-même. C’est pourquoi tu n’y es jamais encore parvenu! »
Ils se mirent au boulot sur-le-champ. Une heure plus tard, un cognement à la porte les interrompit. Harré se précipita pour ouvrir.
« Tu as beaucoup changé, mon ami », dit le nouveau venu en guise de saluation, un sourire narquois sur ses lèvres maquillées.
« Pas tant que toi », rétorqua Harré en ricanant. Il fronça les sourcils. « Es-tu ici ou ailleurs?
— Un peu des deux. Je tire les ficelles de ce corps à partir de ma maison, comme un marionnettiste. Je crois que je pourrai maintenir mon joug aussi longtemps que nécessaire. À tout le moins, jusqu'à ce que nous trouvions une solution plus permanente. Qui est ton compagnon?
— Je te présente Gordon. C’est lui qui m’a ramené à la vie.
— Narcisse Hill, pour vous servir… »
Gordon lui serra la main, quelque peu abasourdi : Hill avait choisi d’habiter le corps d’un individu rattaché à plus d’un clou au cœur de son Nœud…