dimanche 13 décembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 100

La déclaration
Les prévisions météo étaient unanimes : on annonçait de la neige en abondance durant la nuit. Un soleil d’automne se couchait sur La Cité et il se lèverait sur une ville toute blanche. Déjà, de petits flocons tombaient mollement sur l’asphalte. L’air était vif quoique pas trop froid : le mercure se maintenait juste en-dessous du zéro. Le calme avant la tempête.
La journée de Gordon avait été bien remplie, mais tout était prêt : ses affaires finissaient d’être transférées à un nouveau sanctuaire qui n’aurait pas pignon sur rue. Dorénavant, il garderait son bureau  complètement nettoyé de toute information quant à lui ou ses activités. Avait-il ramolli depuis Tanger? « Jean Smith » l’avait trouvé sans qu’il ne le voie venir quelques mois plus tôt, mais il était initié, on pouvait s’attendre à ce qu’il réussisse ce genre d’exploit. La mise au jour de son dispositif de sécurité l’inquiétait davantage. Il devait être plus vigilant. Bonne chose qu’il ait choisi d’installer son nouveau laboratoire ailleurs plus tôt cet automne… Certains lieux s’accommodent moins bien des déménagements.
Gordon laissait ses pas le guider dans La Cité à un rythme de promenade, sans but particulier. Son haleine projetait un nuage de vapeur rapidement dissipé par la brise. Les rues du quartier étaient relativement peu achalandées à cette heure.
Il y avait bien un type qui se tenait à l’intersection; il semblait indécis quant à la direction qu’il devait prendre. Dès qu’il le vit, son attention fut piquée : il l’avait déjà vu quelque part, il en étant certain. Mais où? Il creusa sa mémoire : s’il pouvait le reconnaître, il figurait presque assurément dans son Nœud. Après quelques secondes, Gordon le replaça.
C’était Aleksi Korhonen, le petit ami du génial Derek Virkkunen. Il l’avait vu maintes fois en photographies – et même une fois en personne à l’encan de Cité-Solidaire. Mais n’avait-il pas lu que l’exposition Tempo s’était mise en route vers Grandeville quelques semaines plus tôt?
Ceci aurait été un mystère sans grande importance qui aurait vite été relégué au statut de potin mondain si le jeune Korhonen ne s’était pas mis à sourire largement à la vue de Gordon. L’avait-il reconnu lui aussi? C’était bien peu probable… Mais Aleksi ne quittait plus Gordon des yeux.
« Bonsoir, jeune homme », dit Aleksi sur un ton chaleureux. Bienveillant. Familier. Les pièces du puzzle trouvèrent leur place immédiatement dans l’esprit de Gordon. Il devinait déjà où mènerait cette conversation; il demanda néanmoins : « J’ai au moins deux fois votre âge et vous me traitez de jeune?
— Tsk tsk tsk, Gordon. Les mains qui ont mis les lauriers sur ton front étaient peut-être plus ridées que celles-ci, mais je m’attendais à un minimum de reconnaissance de la part de mon meilleur étudiant…
— Eleftherios… Je n’en crois pas mes yeux! Comment est-ce possible?
— Trois faveurs pour un secret… Est-ce trop cher payer? »
Gordon se mordit la lèvre. Qu’Eleftherios Avramopoulos se présente à lui sous les traits d’un jeune homme était un exploit comparable à ce que Gordon avait accompli avec le composite O – même tenant compte des surprises qu’il gardait en réserve. Ce secret pourrait bénéficier grandement à ses recherches, mais il n’était pas dupe. « Trois faveurs au moment de s’engager dans la Joute m’apparaît imprudent… »
Eleftherios continuait à afficher ce sourire paternel qui cachait l’incroyable dureté dont il était aussi capable. Il haussa les épaules d’un air faussement naïf. Il dit : « Je crois qu’alors, il ne me reste qu’à lancer ma déclaration… »
Il prononça les paroles rituelles qui ouvraient ce round de la Joute dans La Cité. Gordon accepta avec la formule consacrée avant de demander : « Qui seront tes lieutenants?
— Hoshmand et Polkinghorne, évidemment. Et toi?
— Tricane et… Espinosa. Mais tu le sais déjà, n’est-ce pas?
— Et qui sera ton pion pour ce tour?
— Je choisis Karl Tobin.
— Moi, je me suis arrêté sur le cas d’Alexandre Legrand durant mes recherches préliminaires, mais il n’a pas su se montrer à la hauteur de mes exigences. Il m’aura tout de même permis d’en trouver un autre.
— Alors?
— Je choisis Édouard Gauss », répondit-il du tac au tac. Gordon pâlit. Eleftherios sourit encore, satisfait de l’effet de son choix.
Eleftherios tendit la main à Gordon. « Que le meilleur gagne, jeune homme.
— Oui », répondit Gordon. « Que le meilleur gagne… jeune homme. »
Les deux maîtres se séparèrent. Dès qu’il tourna le coin, Gordon appela Espinosa. Les choses avaient changé : il était trop tard pour soustraire Gauss de l’équation. Il en était dorénavant partie prenante.
Le vent et la neige gagnaient en force : l’hiver était là.

1 commentaire:

  1. Trois faveurs pour un secret? Une joute dans La Cité entre Gordon et Eleftherios qui ont placé leurs lieutenants et pions? Gauss qui ne sera finalement pas soustrait de l'équation?

    Les incursions dans le passé lors des derniers épisodes permettent encore de tracer des liens reliant les personnages à travers les événements... et les époques?
    La rencontre entre le jeune Gordon et Eleftherios dans l'épisode 99 puis celle du vieux Gordon et du jeune Aleksi-Eleftherios dans l'épisode 100 se complètent et s'enrichissent, comme les deux panneaux d'un dyptique.

    Le Noeud gordien, le coeur d'un réseau insinué dans La Cité, une toile multidimensionnelle et équivoque...

    RépondreSupprimer