dimanche 7 février 2010

Le Noeud Gordien épisode 106

Kanshi, 1re partie
« Cheers! », et ils levèrent tous leur verre pour Édouard Gauss.
C’était une idée de Nicolas, son assistant, qui avait orchestré cette petite fête pour souligner son départ de CitéMédia. Il y avait tous les collègues qu’il appréciait – Sylvain, son caméraman favori, Jean-Pierre, le doyen des techniciens de la station; la belle Maude et la maternelle Carmen, deux recherchistes de l’équipe; Jasmine Beausoleil et Pierre-Éric Cormier, de l’équipe météo; Édouard avait tout de suite remarqué que Nicolas avait même eu la gentillesse d’inviter Nadine, la réceptionniste la plus attentionnée et la plus patiente que le monde ait vu. En d’autres circonstances, les frontières invisibles des départements mais surtout des castes professionnelles n’auraient pas permis cette hétérogénéité. En agissant ainsi, Nicolas démontrait une fois de plus à son patron que son service dépassait l’obéissance : il s’agissait d’une véritable compréhension de ses besoins et inclinaisons. Édouard espérait sincèrement qu’il sache se hisser à la hauteur de son potentiel.
Édouard leva son verre à son tour avant de le porter à ses lèvres avec un sourire radieux. Malgré sa démission et sa séparation récentes, tous pouvaient dire qu’il respirait le bien-être. Était-ce une forme de rite de passage? Après des années à être coiffé par le styliste de la station, il avait fait couper ses cheveux beaucoup plus courts. Ses plus vieux collègues trouvaient que ça le rajeunissait; les plus jeunes le trouvaient d’une apparence moins sévère. Ni les uns ni les autres ne savaient à quel point ils faisaient face à un homme nouveau. Édouard avait réalisé comment, encore tout jeune, il s’était mis à cheminer résolument en direction de ce qu’il considérait son idéal; porté seulement par l’idée de sa destination sans jamais s’attarder sur la route qu’elle lui faisait prendre, il s’était égaré. Les derniers mois avaient été durs pour lui, mais ces épreuves – et sa thérapie – l’avaient conduit à se délester des poids qu’il avait accumulés en chemin.
On l’avait envoyé en congé surmené, fatigué, tendu comme la corde d’un arc. Il n’était revenu à la station que peu après le nouvel an, seulement pour clore ses dossiers et larguer les amarres.
« Un discours! », lança Carmen. L’appel fut repris par les autres. Édouard n’eut pas à être prié : il comptait sur la chance qu’on lui offre cette tribune, une occasion de s’exprimer librement.
Catharsis. Parting shot… Plusieurs mots dans plusieurs langues référaient aux éléments de ce qu’il comptait accomplir par son exercice. À l’esprit d’Édouard, cependant, un s’imposait au-dessus des autres. Kanshi… L’ultime protestation d’un samurai contre le seigneur féodal envers qui il doit obéissance et loyauté… Le suicide rituel d’un guerrier prêt à payer de sa vie pour émettre un message impossible à exprimer autrement.
Le détachement résultant de sa démission rendait possible l’expression de ce qui l’avait perturbé si longtemps sans qu’il n’ose vraiment l’affirmer – à tout le moins, pas en ces termes. Peut-être brûlerait-il des ponts en agissant comme il s’apprêtait à le faire, mais il en doutait. Il regrettait seulement que Jean Vallée ou d’autres membres de l’équipe éditoriale n’y soient pas. C’était un mal pour un bien : la fête avait été d’autant plus légère qu’aucun boss n’y assistait.
Il se leva et prit précisément la position qu’il adoptait avant d’entrer en onde, incluant l’air grave de circonstance. Tous relevèrent l’allusion muette. Des ricanements s’élevèrent à droite et à gauche. Puis le silence. Le moment était venu.

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