La clôture menant à l’arrière de la
maison était conçue pour recevoir un cadenas, mais elle n’en portait pas présentement.
Satisfaites de ne pas avoir à sauter la clôture – geste pour le moins
louche! – elles firent jouer le loquet et se faufilèrent jusqu’à la cour
arrière.
Aucun meuble ne s’y trouvait, sinon
une vieille balançoire métallique dans le coin le plus éloigné. C’était un
signe supplémentaire que personne n’habitait ici. La plus grande était venue
inspecter la maison deux fois précédemment; elle n’y avait trouvé aucun signe
d’occupation : aucune voiture dans le stationnement, les mêmes lumières toujours
allumées, mais surtout – sacrilège pour la rue Hill! – un parterre envahi par
les mauvaises herbes à travers lesquelles quelques fleurs tentaient de percer.
La plus grande tenta de faire
coulisser la porte arrière, toute vitrée; même si elle semblait verrouillée de
l’intérieur, elle insista en espérant peut-être qu’elle cède après quelques
essais. Pendant ce temps, ne sachant trop que faire, la petite alla s’asseoir
sur la balançoire. La charnière grinça si fort que la grande sursauta.
« Débarque de là! Viens ici! », dit-elle à la petite qui tressauta à
son tour.
Les deux scrutèrent l’intérieur; la
grande y trouva une confirmation supplémentaire que l’endroit demeurait
inhabité. La maison avait été vidée de ses meubles; les murs n’avaient pas été
repeints. On pouvait encore des rectangles plus foncés là où des tableaux
avaient été accrochés. « On va essayer de rentrer par la cave », dit
la grande. Va essayer ces fenêtres-là.
— J’aime pas ça », dit la
petite.
« T’avais juste à pas venir
alors… »
La petite obéit finalement, non sans
quelques hésitations. Elles testèrent tour à tour les fenêtres donnant sur le
sous-sol sans en trouver une cédant devant leurs efforts.
Dépitée, la grande donna un coup de
pied dans une fenêtre, puis un autre, mais celle-ci tint bon. « Trouve une
grosse roche », dit-elle finalement. La petite en trouva une qu’elle avait
aperçue en cherchant une fenêtre à forcer. Elle l’amena à la grande qui la
lança contre une vitre. La pierre eut un meilleur effet que le pied : elle
éclata en mille morceaux.
« On a juste une minute pour
arrêter le système d’alarme », dit la grande sans savoir si la marche à
suivre était la même en passant par la porte qu’en brisant une fenêtre. Elle
finit de casser les tessons qui saillaient encore du châssis. Elle se mit à
plat ventre et se laissa glisser jusqu’à terre.
« Ouch!
—
Tu t’es fait mal?
— Je me suis coupée… Je
reviens! » Elle courut jusqu’au terminal à côté de la porte du garage. Elle
n’eut pas à désarmer le système; elle trouva le voyant d’activation éteint,
comme tous les autres par ailleurs. Elle n’eut donc pas à s’inquiéter qu’on en ait
changé le code.
Soulagée, Alice Gauss remonta rejoindre
sa sœur Jessica.
Chemin faisant, elle examina sa
plaie; l’égratignure de sa paume était longue mais peu profonde. Il ne restait déjà
presque plus rien de la douleur initiale; le saignement s’arrêterait bientôt à
son tour. Malheureusement, elle avait taché ses vêtements… Il lui faudrait les
cacher à sa mère.
Alice ouvrit la porte et les filles purent
finalement entrer dans leur maison.
« T’avais dit que Papa serait
là!
— J’ai dit qu’il serait peut-être là, grosse conne! » Alice
savait qu’évidemment, son père ne se
cachait pas dans leur ancienne maison : il leur avait expliqué qu’il
allait passer quelques mois à New York. Une petite part d’elle avait toutefois
espéré, sans regard aux probabilités… mais la réalité impitoyable avait
maintenant pulvérisé son espoir secret.
« Là, qu’est-ce qu’on
fait? », demanda Jessica. Alice réalisa qu’elle n’avait conçu aucune
intention advenant le fait qu’elles réussissent leur entrée par effraction.
« On va faire le tour »,
répondit-elle sur le ton de celle qui sait ce qu’elle fait.
Elles trouvèrent des traces
d’occupation dans le salon, au pied de l’escalier. Jessica ne s’y attarda pas;
elle courut à l’étage en direction de son ancienne chambre. Alice préféra
fouiller le campement de fortune.
Elle n’y trouva pas
grand-chose : une glacière électrique à moitié remplie de produits périmés
depuis des semaines, un sac de linge sale et un sac à poubelles vert rempli de
vaisselle jetable jusqu’à en déborder. Une forêt de bouteilles reposait à la
tête du lit; Alice farfouilla en en débouchant certaines… Les unes sentaient
l’alcool à friction, les autres empestaient le vinaigre. Certaines, les deux.
Elle trouva deux bouteilles de vin
scellées et un tire-bouchon juste à côté… Elle décida d’en ouvrir une.
Elle se débattait encore avec le
bouchon lorsque Jessica dévala les marches. « Viens voir ça! »
Alice déposa la bouteille et monta à
son tour. Elle nota au passage que sa chambre demeurait vide de tout sinon des
moutons de poussière; Jessica la conduisit jusqu’à la chambre des maîtres. Elle
était tout aussi vide que le reste. « Quoi?
— Là, viens voir… » Jessica
entra dans la garde-robe. Alice découvrit à son tour qu’on avait installé une
table ronde dans le walk-in. Plus
étrange encore, elle supportait une cloche de verre gravée de symboles
illisibles, à moitié remplie d’une poudre brun-grisâtre.
Jessica demanda :
« Qu’est-ce que c’est? »
Alice n’en avait pas la moindre
idée. Alors qu’elles examinaient le curieux objet, elle remarqua un mouvement à
peine perceptible, comme si quelqu’un avait soufflé délicatement sur la poudre.
« T’as vu?
— Quoi?
— Ça a bougé… »
Alice prit l’objet de ses deux mains
pour l’étudier de plus près. Lorsque sa paume ensanglantée toucha la cloche, la
poudre vint s’y coller avec une soudaineté telle qu’elle sursauta et l’échappa sur
la table. La mince cloche se fendit sous l’impact.
« Je veux m’en aller »,
dit Jessica sur un ton plaintif.
Alice ne répondit pas tout de suite,
en proie à une sensation inédite. Malgré que les filles fussent seules, Alice
ressentait une présence aussi indéniable que si quelqu’un s’était tenu devant
elles. Une présence près d’elle, autour d’elle… en elle. L’impression fugace laissa la place à des sentiments de
dégoût, de peur, d’inconfort et d’impuissance.
Soudainement, Alice détala comme si
sa vie en dépendait, sans même se soucier de sa sœur qui lui criait de
l’attendre. Elle voulait plus que tout fuir cette cloche, cette pièce, cette
maison, ces émotions qui la bouleversaient… Mais certaines choses sont plus
difficiles à laisser derrière.
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