La disposition du fauteuil où Gordon
était avachi permettait d’embrasser du regard le Nœud qui couvrait le mur d’en
face. Les positions des fils et des clous avait beaucoup changé durant la
dernière année, mais malgré les surprises, malgré les imprévus, Gordon
continuait de se rapprocher de son objectif final.
La télévision muette dans un coin
afficha l’image d’une jolie blonde que Gordon reconnut instantanément :
Jasmine Beausoleil, rattachée dans le Nœud au clou d’Édouard Gauss. Celui-ci
avait bien raison de la désirer : avec ses longs cheveux bouclés, ses yeux
de biche et son sourire sincère, elle représentait un certain idéal de féminité
auquel peu d’hommes devaient rester indifférents. Par quelque hasard – plus
probablement une manifestation synchrone – elle interviewait nul autre que
Derek Virkkunen; Gordon monta le volume.
L’artiste discutait de son coup de
foudre pour le Centre-Sud et des raisons qui l’avaient conduit à s’y installer.
Il s’agissait clairement une manœuvre d’Avramopoulos pour réussir son défi de
Joute. Celle-ci ne porterait pas fruit instantanément, mais Gordon entrevoyait
bien la suite : à partir de cette modeste ouverture, Avramopoulos
avancerait son pion, Guido Fusco, pour piloter des projets immobiliers offrant
un certain cachet à prix raisonnable, capable d’attirer d’autres artistes (ou
pseudo-artistes), mais surtout ces jeunes professionnels prêts à accéder à la
propriété, à la fois incapables de se payer une résidence du Centre et
réticents à s’établir en banlieue. Quelques courageux entrepreneurs iraient
ensuite profiter de l’opportunité d’un relatif monopole dans le désert
commercial du quartier – leur famille
devait bien loger quelque part, ce qui amènerait dans le quartier des
investisseurs pour acheter, revitaliser et louer des appartements… Et cætera. Si
Avramopoulos jouait bien ses cartes, il était envisageable que d’ici quelques
mois, Gordon juge le défi relevé.
Sans le savoir, son ancien maître
lui fournirait ainsi l’une des dernières pièces du puzzle qu’on lui avait
soumis un siècle auparavant. Voici ce
qu’il faut que tu saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable,
et qu’on fasse pour toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront
le chemin…
Gordon avait vu l’impossible
s’accomplir au moins deux fois cette année. Premièrement, les impressions de
par le monde s’étaient mises à présenter des comportements originaux. Cette
nouveauté venait chambouler tout ce qu’on avait cru savoir sur le sujet.
Deuxièmement, Avramopoulos avait, par quelque moyen, réussi à retrouver la
jeunesse. Gordon était absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une cure
de jouvence mais bien un nouveau corps. L’avait-il créé? L’avait-il… emprunté? Comment? Dans un cas comme
dans l’autre, c’était du jamais vu. Ce secret représentait la toute dernière
pièce manquante.
Gordon savait comment ces deux
éléments pouvaient être combinés pour servir son objectif; c’est là qu’Édouard
Gauss entrerait en jeu pour lui permettre d’accomplir l’impensable.
Mais d’abord, le Centre-Sud devait
être repeuplé. Et surtout, la consommation du composite O devait continuer de
croître. Contrairement à ses alliés criminels, l’importance était plus le nombre d’usagers que la quantité vendue.
D’ici six mois, un an peut-être, Gordon
allait peut-être enfin s’affranchir de son quotidien terne pour redécouvrir le
plaisir, le vrai, celui qu’il désirait encore plus que tout cent ans après l’avoir
connu quelques secondes à peine.
D’ici six mois, un an peut-être,
Gordon reverrait enfin Romuald Harré.
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