dimanche 1 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 201: Une bouffée d'air frais

Félicia avait ressenti une excitation plus cérébrale que viscérale après qu’elle eut décidé de quitter la Chambre secrète de Kuhn, mais maintenant qu’elle voyait son bagage disparaître sur le tapis roulant de l’aéroport de Casablanca, elle finissait de réaliser qu’elle se retrouvait enfin dans un monde plus vaste que quelques pièces dissimulées sous terre.
Somme toutes, son séjour auprès du vieux Maître s’était bien déroulé – malgré les tensions des débuts. Après leur premier contact, Kuhn avait continué à lui tourner autour en multipliant les occasions de proximité physique. Alors qu’il vivait seul depuis Dieu sait quand, soudainement l’aide de Félicia était requise pour ceci et cela – autant de prétextes pour se frôler… comme par hasard. Durant ses leçons, il rectifiait les postures de Félicia comme l’aurait fait un instructeur de golf ou de tennis un peu trop familier, en la guidant avec ses mains plutôt qu’avec ses mots. Chaque fois qu’il la touchait, le contact demeurait léger; un observateur objectif aurait peiné à y voir quelque acte déplacé. Cependant, elle sentait que chaque contact était si délibéré, si calculé, qu’elle ne pouvait faire abstraction de ses intentions probables… Creepy.
La chance avait toutefois joué en sa faveur et avait résolu le problème sans qu’elle doive y faire face explicitement.
Alors qu’ils avaient coutume d’apparaître dans les circonstances les plus malvenues, un bouquet de vésicules herpétiques avait choisi d’éclore à la commissure de sa lèvre. Elle l’avait senti poindre longtemps avant qu’il ne devienne visible, mais elle l’avait attendu comme la proverbiale cavalerie… Lorsqu’il eut  crevé la surface de son épiderme, elle s’assura que Kuhn le remarque aussitôt. La manœuvre porta fruit : dès qu’il eut comprit qu’un virus s’était insinué dans son huis clos, il pâlit en reculant d’un pas, comme s’il avait été frappé au ventre. À partir de ce moment, Kuhn recommença à garder ses distances et, comme par magie, cessa d’avoir besoin de l’approcher autant.
Une fois que les ardeurs du vieux Maître eussent été refroidies, Félicia put enfin découvrir tout son génie. Elle était ressortie de la Chambre secrète avec de véritables trésors en tête, des connaissances que le laconique Espinosa ou le verbeux Polkinghorne n’auraient pu lui apprendre en dix ans…
« Videz vos poches, déposez votre sac sur le tapis et attendez à la ligne », dit un agent de sécurité. Elle sortit de sa rêverie pour obtempérer, contente de s’approcher encore du moment où elle laisserait le Maroc derrière elle.
Elle passa l’arche sans déclencher d’alarme, mais l’agent lui demanda quand même d’ouvrir son sac. Il en tira un bâton d’une trentaine de centimètres, gros comme trois doigts; sa surface était gravée de motifs répétitifs. L’agent l’examina, sans doute pour évaluer son degré de dangerosité. Félicia attendit patiemment, un petit sourire aux lèvres. Elle avait envie de souligner que ce bout de bois n’était guère plus dangereux qu’une raquette de tennis – explicitement permise en cabine –, mais il valait toujours mieux éviter de froisser la susceptibilité d’un agent. Mais si jamais il abime mon bâton…
Kuhn s’était émerveillé de la capacité de Félicia à comprendre ce qu’il lui apprenait – plus encore, de sa capacité à saisir ce qu’elle voyait dans la chambre des archives. À son arrivée, elle restait attachée à une compréhension de leur art comme une accumulation de trucs et de procédés; elle avait depuis découvert des principes transversaux qui lui permettaient d’éviter de réinventer la roue pour chaque nouvelle innovation. Cette compréhension avait impressionné Kuhn qui ne s’attendait pas à la retrouver chez une si jeune praticienne.
Un soir, elle avait posé une question au Maître, une question à propos de la nature du consentement de l’objet d’un processus comme canal effecteur pour contrer l’inertie posée par sa distance… Kuhn l’avait fixée pendant un moment avant de demander : « Est-ce que c’est Loren qui t’a mis sur cette piste? » – il devait être le seul au monde qui préférait appeler Polkinghorne par son prénom. Lorsqu’elle répondit par la négative, Kuhn ne cacha pas sa surprise. « Je n’ai jamais vu quiconque avancer si vite », avait-il murmuré avant de se lancer dans un long – mais passionnant – monologue pour tenter de répondre à la question.
Lorsqu’elle lui avait annoncé son départ prochain, Kuhn s’était retiré dans ses quartiers sans explication. Elle avait craint d’avoir froissé le Maître – elle aurait voulu qu’ils se quittassent en bons termes –, mais sa crainte s’était avérée infondée. Il avait plutôt travaillé à lui offrir la plus belle marque de reconnaissance qu’elle ait pu imaginer… Sans toutefois oser l’espérer.
Trois jours avant qu’elle ne sorte de la Chambre secrète, Kuhn lui avait offert une toge violette et le bâton qui faisait d’elle une adepte confirmée.
Si le vêtement était soigneusement resté empaqueté dans sa valise, pour le moment, elle ne voulait absolument pas se départir du bâton qui symbolisait son nouveau statut; le simple fait de le voir l’emplissait de joie et de fierté. Elle ne l’aurait jamais avoué à personne, mais il lui arrivait même de l’étreindre lorsqu’elle se savait à l’abri des regards.
L’agent de sécurité le remit dans son sac et fit signe à Félicia de poursuivre son chemin. Elle se rendit à la zone d’embarquement en savourant le bruissement de la marée humaine environnante. Elle alla s’acheter un assortiment de magazines et un gros café (deux crèmes, deux sucres), son premier depuis des lustres. Lorsqu’on annonça son embarquement, elle vibrait d’une délicieuse fébrilité caféinée, doublement intensifiée par ses mois abstinents.
Elle prit place dans son confortable fauteuil de première classe. Lorsque l’avion quitta le sol marocain, elle ressentit la pleine mesure de sa liberté retrouvée, comme une bouffée d’air frais après une longue plongée sous-marine.
Lorsqu’on vint lui demander ce qu’elle désirait boire, elle commanda du champagne : elle avait vécu la dernière année comme une nonne, elle jugeait mériter ses vacances.
Alors qu’elle prenait sa première gorgée, elle échangea un sourire avec le charmant jeune homme de l’autre côté de l’allée. Son complet laissait croire qu’il voyageait pour affaires; Félicia jugea sa chemise à rayures mauves et sa cravate assortie très élégantes. Comme c’était agréable de côtoyer à nouveau des gens attrayants!
C’est lui qui engagea la conversation. « Est-ce que c’est votre premier voyage à Dubaï? 
— Oh, ça n’est pas ma destination finale », répondit-elle, de plus en plus détendue. Était-ce possible qu’une seule gorgée fasse déjà effet?
« Où allez-vous?
— En Thaïlande. C’est ma première fois… 
— Pour les affaires ou le plaisir?
— Le plaisir. » Elle prit une nouvelle gorgée de champagne. « Définitivement le plaisir. »

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