dimanche 22 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 204 : Familier

Édouard continuait à pratiquer les méditations qu’on lui avait enseignées avec le même acharnement surnaturel. De jour en jour, il pouvait ressentir qu’il s’approchait du but… Lequel? Il l’ignorait. Il supposait qu’il s’agissait d’une grande vérité qu’il devinait déjà sans connaître, comme un souvenir plus qu’à moitié oublié qu’un indice ramène soudainement et pleinement à la conscience.
Il était tant obsédé par ce trésor juste hors de portée, ce supplice de Tantale, qu’il ne prenait même plus la peine de se coucher pour dormir. Il méditait plutôt jusqu’à ce que la fatigue le rattrape; il entrait et sortait alors de l’état de veille tout en continuant son travail autant qu’il le pouvait. Il rêvait souvent dans ses moments d’assoupissement, des songes sans queue ni tête; plus rarement, il se réveillait sans même réaliser qu’il ne rêvait plus.
C’est ce qui s’était produit cette nuit; Édouard s’était débattu pendant des heures contre des bribes de rêves qui continuaient à l’assaillir après qu’il eût ouvert les yeux. La lumière franche du Soleil levant permettait normalement à son esprit épuisé de discerner le réel et les chimères. Ce matin, l’illumination s’avérait d’une autre nature.
Édouard vit certes le chalet des Sutton tel qu’il l’avait laissé la veille… Le sol jonché des emballages de repas surgelés qu’il mangeait sans les réchauffer, ses vêtements rances d’avoir été trop portés sans être nettoyés, la bouteille de deux litres qu’il utilisait comme pot de chambre… Toutes les choses habituelles lui paraissaient maintenant subtilement différentes.
« C’est comme si quelqu’un avait ajusté la TV », dit-il à voix haute. « Plus de contraste, plus de saturation. Mais c’est le grain la plus grosse différence… »
Voilà que tu parles tout seul du réel comme si c’était une photographie, dit une petite voix raisonnable dans un recoin de sa tête. Ça y est : tu es fou.
Édouard ressentit l’impératif d’aller dehors; il sortit sans questionner l’origine de son intuition, habité par un sentiment grisant d’unité avec le cosmos. « Si c’est ça être fou, pas de problème », se répondit-il.
Il savait où aller sans toutefois comprendre comment. Plutôt que de suivre le chemin qui menait au lac, ou celui, plus large, qui rejoignait la rue, il plongea à même la forêt pour gravir la colline malgré sa végétation dense.
Le ciel bleu promettait une journée chaude. Malgré que la matinée ait été encore fraîche, la montée hors-piste eut tôt fait de faire suer Édouard. La malnutrition, la fatigue et l’inactivité rendaient l’ascension pénible, mais Édouard persévéra avec la même opiniâtreté que lorsqu’il pratiquait ses exercices.
Il ressentit qu’il était presque arrivé à destination… Trois pas… Deux, un… Voilà. Il tendit la main au moment précis où le pétiole d’une feuille se rompait à quatre mètres en haut de sa tête; la feuille tomba en virevoltant pour se déposer à plat précisément au centre de sa main.
« Je ne suis pas fou! », cria-t-il pendant que la voix de la raison rétorquait c’est juste une feuille. Si elle n’était pas tombée, tu aurais trouvé autre chose pour te justifier.
Un coup de vent emporta la feuille en la soufflant vers la gauche. Édouard comprit qu’il devait aller dans cette direction. Les signaux n’étaient pas aussi clairs que ceux qui l’avaient conduit sous la feuille d’arbre; ne sachant pas ce qu’il cherchait, il progressa plus lentement pour s’assurer de ne rien manquer.
Il remarqua un mouvement directement dans l’axe que la feuille lui avait montré, un bruissement dans les fougères et l’humus…
Un oiseau battait vainement d’une aile pendant que l’autre mouvait à peine.
Il s’approcha pour constater qu’il s’agissait d’une corneille ou d’un corbeau; la coloration sombre mais irrégulière de son plumage laissait penser qu’il n’était plus un oisillon mais pas encore un adulte.
L’oiseau s’agita de plus belle lorsqu’Édouard arriva à sa hauteur. « Qu’est-ce que tu fais là, toi? », demanda-t-il à l’oiseau. Vue de près, la blessure à la base de son aile était manifeste. « Tu veux venir avec moi? » Il cessa de se débattre lorsqu’Édouard le prit dans ses mains. Il était tout maigre sous ses plumes ébouriffées.
Édouard remonta le rebord de son T-shirt pour déposer l’oiseau comme sur une civière. Il se remit prudemment en route vers le chalet. L’oiseau resta calme tout du long, comme s’il s’était trouvé dans son nid plutôt que porté par un humain en mouvement.
« Je pense qu’il me reste des amandes en bas. Les oiseaux, ça aime les noix, hein? Je vais m’occuper de toi, tu vas voir… Ah ah! Je savais bien que c’était plus qu’une coïncidence! Je te l’avais dit que je n’étais pas fou! »
Alors, à qui parles-tu au juste? Qui essaies-tu de convaincre?

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