dimanche 26 février 2012

Le Noeud Gordien, épisode 209 : Tanger ne répond plus, 2e partie

Catherine Mandeville fut convaincue que quelque chose ne tournait pas rond dès qu’elle descendit du taxi.
La maison de Kuhn était normalement soustraite aux regards de ceux qui n’y étaient pas explicitement invités. Un visiteur légitime pouvait percer l’illusion au prix d’un léger effort de concentration; il la remarquait alors, comme si elle avait toujours été juste à la périphérie de son champ de vision. Or, cette fois, la maison était déjà visible.
Elle retint son taxi et appela Paicheler en tentant de contrôler ses mains tremblantes.
Elle tomba directement sur son message enregistré. Un juron tenta de s’échapper de ses lèvres mais elle sut le rattraper à temps. « Je suis arrivée chez notre ami, j’ai besoin de conseils », dit-elle plutôt d’une voix qu’elle espérait suffisamment calme. Elle se mit à piaffer sur place en lissant ses cheveux vers son chignon. Que devait-elle faire?
Le chauffeur tapota sa montre avec un air signifiant qu’il n’y passerait pas la journée. Elle lui paya le montant de sa course au centime près. Il partit avec une brusque accélération.
Elle sursauta lorsque son téléphone se mit à sonner. Son afficheur lui annonçait l’appel espéré. « C’est moi », dit Paicheler avec son économie habituelle de courtoisies. « Alors?
— Le… système d’alarme est défectueux. Je ne sais pas quoi faire.
— Troublant. Et à l’intérieur?
— Je n’y suis pas allée…
— Eh bien vas-y. Donne-moi des nouvelles d’ici dix-huit heures. »
Catherine soupira en raccrochant. À quoi d’autre s’était-elle attendue? Une fois de plus, elle regretta son choix d’avoir sacrifié Émile en vain. Elle aurait préféré qu’il l’accompagne aujourd’hui…
Elle contourna la maison pour examiner son terrain. Contrairement à plusieurs habitations des environs, elle possédait sa propre cour entourée d’un petit muret. Elle trouva un endroit capable de l’abriter des regards indiscrets et elle commença sa préparation.
Comme elle gardait en réserve quelques trucs pour se défendre en cas d’urgence, elle n’eut qu’un procédé à exécuter avant de s’aventurer dans la maison. Cet autre truc lui donnait la capacité de détecter toute présence de vie animale sur un rayon d’une trentaine de mètres, ceci au prix d’une concentration minimale. Si jamais ces circonstances étranges étaient le résultat de quelque malversation, elle ne serait pas prise par surprise.
Il lui fallut une trentaine de minutes pour obtenir l’effet escompté. Sa conscience s’élargit alors pour englober les environs. La perception extrasensorielle était généralement déroutante, mais ses expériences en la matière lui permit de s’en accommoder rapidement.
Une poignée de pigeons nichaient dans les combes; hors des murs, la vie grouillait dans toute sa diversité : oiseaux, rongeurs, une famille de chats de gouttière cachée sous la haie… Toute sorte d’invertébrés grouillaient et fouissaient sous le sol en quantité assez effroyable pour faire frémir Catherine. Ceux-ci ne représentaient aucun danger sauf pour sa sensibilité; elle fut soulagée de noter qu’aucune vie humaine ne se trouvait dans la maison comme telle.
Même si la façade était désormais visible, la porte n’était pas plus verrouillée que d’ordinaire. Rien n’était dérangé à l’intérieur. Elle se concentra une fois de plus pour confirmer qu’elle ne détectait rien de neuf. Elle n’était pas pour autant entièrement rassérénée; elle savait que sa prévoyance comportait deux failles notables. Premièrement, il existait des moyens pour qu’un initié suffisamment puissant réussisse à se soustraire à ses perceptions améliorées; deuxièmement, celles-ci s’arrêtaient au seuil de la Chambre secrète. L’intérieur des Chambres était dissocié de la localisation physique de son entrée; c’était l’une des raisons qui rendait le procédé si difficile à accomplir.
Elle enleva ses souliers et descendit péniblement jusqu’au bunker. Ses doigts et ses orteils étaient tout froids malgré la chaleur ambiante. Tout va bien. Ne t’inquiète pas, pensa-t-elle à répétition sans réussir à se convaincre.
Dès qu’elle toucha le sol, elle remarqua que la porte menant à la chambre de décontamination était entrebâillée. Ses doutes s’évanouirent devant ce signe clair que quelque chose d’inattendu s’était produit. Mais quoi?
Mandeville était une savante, une chercheuse, pas une femme de terrain. Tendue comme jamais, elle entra dans la chambre secrète. Même si elle n’était pas responsable de l’ouverture de la porte, en la franchissant, elle n’eut pas moins l’impression de salir la bulle aseptisée du vieux Maître. Elle traversa le bunker et passa du côté de ses appartements. La porte de l’autre côté était également entrouverte.
Avant de s’aventurer plus loin, elle projeta ses perceptions en avant. Elle eut la réponse à la question pour laquelle Paicheler l’avait envoyée à Tanger. Kuhn ne répondait pas à ses tentatives de communication parce qu’il n’y était plus.
Cette découverte ne rendit pas Catherine moins anxieuse : il restait à expliquer pourquoi.
Elle trouva réponse à cette question une minute plus tard, dans la chambre des archives. Cette découverte l’emplit d’une terreur qui éclipsa de loin le dégoût qu’elle avait ressenti en percevant la vermine grouillant partout autour de la maison.
Traugott Kuhn gisait dans une mare de sang, le visage réduit en bouillie. Un œil littéralement exorbité s’était immobilisé dans la direction par laquelle Catherine était arrivée.
Elle hurla son affolement en reculant frénétiquement, mais la distance n’effaça en rien l’horreur de la découverte macabre.  

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