Rory l’avait rejointe au restaurant
de la plage pour un délicieux souper de fruits de mer généreusement arrosé. De
plus en plus hilares de verre en verre, ils avaient quitté sans prendre de dessert
sous le regard réprobateur des vacanciers voisins. Ils avaient titubé sur le
chemin longeant la mer jusqu’à ce que Félicia décide de l’agripper par le
collet pour l’embrasser avec fougue. Il lui avait redonné la monnaie de sa
pièce en la poussant jusqu’à ce qu’elle soit adossée contre une colonne de
marbre. Il lui avait mordillé le cou pendant qu’elle se sentait fondre contre
son corps de surfer fanatique. Elle avait entendu les pas de promeneurs passant
à leur hauteur, mais ils étaient déjà loin lorsqu’ils conclurent leur
embrassade.
Il l’avait ensuite tirée par la main
jusqu’à sa chambre sans qu’elle n’ait à se laisser prier. Ils avaient passé le
reste de la soirée dans le lit de Rory à baiser comme des adolescents dans une
maison vide jusqu’à ce que le sommeil les emporte. Félicia ne se souvenait plus
exactement dans quelles circonstances elle s’était assoupie.
Elle soupira en tirant les draps
jusqu’à son menton. Elle n’avait pas eu autant de plaisir depuis des lustres.
Sa semaine en Thaïlande relevait plus du rêve que de la réalité.
Elle regarda Rory dormir, contente
de l’avoir rencontré. Il était beau gosse avec un excellent sens de l’humour,
deux bons points, mais qui ne pesaient pas lourd comparés à la chimie physique
qu’ils s’étaient découverts – le genre de chimie qui l’aurait fait revenir vers
lui, même s’il avait été moche et déprimant. Rory s’avérait simplement la
meilleure façon imaginable de clore sa trop longue période d’abstinence et de
travail assidu.
L’horloge indiquait 4h32 et elle n’avait
plus sommeil. Elle se glissa hors du lit et trouva au prix de quelques efforts
la robe qu’elle portait la veille. Rory l’avait déshabillée en lançant ici et
là ses vêtements dans la chambre déjà en désordre. Retrouver toutes ses
affaires dans le noir aurait été un exploit; déjà heureuse d’avoir mis la main
sur ses chaussures ainsi que quelque chose pour se couvrir, elle décida de
revenir chercher le reste plus tard.
Je vais en profiter pour faire mes
exercices, se dit-elle. Je n’aurai pas à inventer de prétexte cette fois.
Depuis qu’elle avait quitté Tanger, elle se permettait un relatif congé, une
seule heure d’exercice aux deux jours, juste assez pour maintenir la fine
pointe qu’elle avait développée durant son temps auprès de Kuhn. Elle passa à
sa chambre pour enfiler un bikini, un t-shirt et des pantalons d’exercice avant
de rejoindre la plage. Déjà, le ciel passait du noir à l’indigo profond.
Elle choisit un exercice qui
n’impliquait rien qui puisse laisser croire à autre chose qu’une simple méditation
debout. Elle se tourna vers là où le soleil se lèverait bientôt et elle
commença son travail. Les derniers mois permettaient à Félicia d’entrer plus
facilement en état second que jamais auparavant, mais ici, l’acuité n’était
qu’un préambule à l’exercice comme tel.
Durant ses études, elle l’avait
entendu désigné par trois appellations différentes. Polkinghorne l'avait appelé
rechercher la Lune tandis que Kuhn y référait comme le pilier du ciel. Elle
l’avait d’abord rencontré sous l’étiquette exercice avancé #3, mais Gianfranco
Espinosa n'était guère reconnu pour ses propensions lyriques.
Ce type d'exercice avait pour but de
mettre le praticien en phase avec l'Univers, et par le fait même d'accroître
ses capacités à le manipuler. Polkinghorne lui avait dit un jour que la
progression typique des capacités de l'initié – se changer, changer les autres
puis changer le monde – ne représentait à tout prendre que l'amenuisement de la
distinction entre le praticien et l'Univers. Il avait conclu sa leçon en ces termes
: « Même au troisième degré, l'initié continue de se changer lui; seulement, la
définition de lui est devenue autrement plus englobante... »
À peu près toutes les cultures
avaient développé une façon de tendre vers la transcendance, quelque forme de méditation
ou d'extase qu’on devinait être une façon de se rapprocher d’une vérité
profonde. Les initiés comme Félicia avaient pour avantage de connaître plus
qu'une direction générale vers laquelle ils progressaient; ils disposaient d’un
chemin balisé par une série d’enseignements précis. Un chemin qu’ils n’avaient
toutefois pas fini de construire, comme Harré avait su le démontrer...
Entièrement investie dans son
exercice, elle ne remarqua pas le monde s'éclaircir de l'autre côté de ses
paupières; elle sentit toutefois le Soleil levant réchauffer sa peau de plus en
plus.
Elle ouvrit enfin les yeux,
satisfaite de son travail.
Elle remarqua avec soulagement
qu'aucune impression ne se trouvait dans son champ de vision. Voir sans l’avoir
souhaité des gens morts violemment lui aurait coûté une bonne part de sa
sérénité actuelle... Sans compter qu'elle aurait sans doute été tentée de les
interroger – comme elle l'avait fait pour son père, pour Karl Tobin ainsi que
quelques Sons of a Gun.
Apparemment, cette capacité à tirer
des informations des impressions était déjà sa deuxième innovation majeure en
carrière. Elle avait abordé le sujet avec Kuhn en le lui présentant comme une
interrogation théorique. Le vieux maître avait été tranchant : selon lui, la
chose s'avérait impossible. Elle n'avait pas révélé qu'elle détenait la preuve
du contraire; elle gardait en réserve ce secret qui pourrait lui valoir trois
nouvelles faveurs au moment opportun.
Elle chassa de son esprit toutes ces
considérations trop sérieuses. Elle avait bien travaillé; elle méritait de
consacrer le reste de sa journée à un plan tout simple : bikini, daiquiri,
Rory.
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