dimanche 1 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 214: Au vert, 3e partie

Le regard d’Édouard dardait, paniqué, entre la chaise où Claude l’avait trouvé et la porte où il le trainait. Claude connaissait ce genre de regard; plus d’une fois, il avait trahi quelque dealer qui, menotte aux poings, ne pouvait s’empêcher de lorgner l’endroit où il avait dissimulé son inventaire. Paradoxalement, en vérifiant une dernière fois s’il était bien caché, il en révélait l’emplacement.
Claude ne pouvait dire ce qu’Édouard cherchait du regard, ou l’endroit exact de sa cachette, mais il en prit bonne note. Une fois qu’il serait confié à des gens capables de l’aider, Claude pourrait revenir et trouver réponse à cette question. Et, qui sait, peut-être enfin profiter de son week-end au vert?
Édouard continua à protester et à supplier jusqu’au moment où Claude l’assit sur le siège arrière de sa voiture. Claude activa le blocage des portières arrières pour la toute première fois – il n’avait jamais encore eu à se préoccuper de la sécurité d’enfants passagers, mais cette option le servait bien aujourd’hui. Une fois dans la voiture, Édouard se rembrunit, capitulant devant la détermination de Claude. Il croisa les bras et fixa l’extérieur comme un adolescent boudeur.
Alors qu’il conduisait en direction de La Cité, Claude observait fréquemment son passager dans le rétroviseur. Il remarqua qu’il balayait sans cesse le paysage de façon soutenue, de l’avant vers l’arrière, du haut vers le bas, à gauche comme à droite.
« Qu’est-ce que tu cherches comme ça? 
— Ma corneille. Je te l’ai dit. »
Claude allait ouvrir la bouche pour tenter de le raisonner, mais il se ravisa.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue du village, Claude ralentit jusqu’au cinquante km/h réglementaire. C’est alors qu’une masse noire traversa le chemin à quelques mètres de son pare-brise. Avant même qu’il n’eut pu donner un coup de volant, elle avait disparu de son champ de vision.
« Elle est là! Ah ah! Elle m’a suivi! »
Édouard alla coller son nez sur la fenêtre à sa droite en s’exclamant : « Elle est là! Elle nous suit encore! »
Il n’y avait plus de raison de douter : une grosse corneille zigzaguait sur un tracé rigoureusement parallèle à la route, entre un et trois mètres du sol.
« C’est… C’est ta corneille? » demanda Claude. Édouard ne répondit pas, le visage rayonnant comme un enfant à Noël. Bien sûr que c’est sa corneille.
Claude s’était gouré : à tout le moins à ce propos, Édouard ne délirait pas. Il alla se garer devant l’épicerie du village. La corneille les suivit jusque là; elle alla se poser sur le toit de la voiture adjacente. Claude déverrouilla les portes; Édouard s’empressa de sortir. Dès qu’il mit le pied à terre, l’oiseau alla se poser sur son poing tendu. « Allo ma grande! » Il lui gratta le poitrail avec deux doigts. « T’aime ça, hein? T’aime ça? Oui… » L’oiseau semblait effectivement apprécier.
Si Édouard avait dit vrai pour la corneille, l’hypothèse de la drogue gagnait des points contre celle de la folie comme explication de son comportement étrange.
« Tu l’as trouvée où?
— Dans le bois… Je… » Il cessa de parler et afficha les mêmes expressions faciales laborieuses qu’au chalet. Il soupira. « Va appeler Alex, ok? »
Alex. Claude se rappela que dans la tête d’Édouard, ils descendaient au village d’abord pour cet appel. Pour sauver la face, il fit comme si cela – et non confier Édouard à un psychiatre – avait été son intention tout du long. Ils étaient de retour dans la zone de couverture de son appareil; il put donc l’appeler.
Le signal sonna quatre fois avant qu’on décroche de l’autre côté.
« Mmmmm? 
— Salut Alex, c’est Claude. Je te réveille? » Il était près de 15h30. 
Soupir. « Deeevine?
— Je m’excuse mais je pense que c’est important. Je suis allé au Chalet…
— Édouard?
— Ouais.
— Qu’est-ce qui se passe? Est-ce qu’il va bien? » Il semblait déjà plus éveillé.
Claude regarda Édouard du coin de l’œil. Il était en train d’échanger un bisou d’Eskimo, nez contre bec, en chuchotant à sa corneille des paroles affectueuses. « Je ne suis pas trop certain. Tu sais pour sa corneille?
Sa corneille?
— Laisse faire. Il m’a dit qu’il fallait que je t’appelle. C’est comme s’il voulait que tu m’expliques quelque chose qu’il ne veut pas me dire? Je ne sais pas trop.
— Oh, ça. Bon, écoute-moi bien… Par le pouvoir qui m’est conféré en tant qu’initié, gne gne gne, bla bla bla, je te nomme initié à ton tour.
— Est-ce que tu me niaises?
— Dis juste à Édouard que je t’ai initié, ok? Ne lui dis pas comment, juste que je t’ai initié.
— Heu. Ok.
— Redonne-moi des nouvelles, ok?
— Ouais, c’est ça. » [clic] « Alex fait dire qu’il m’a initié. »
Édouard ferma les yeux et sembla tomber dans un état de détente profonde. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient mouillés. Il posa la main sur l’épaule de Claude. « Maintenant je peux tout te dire… J’avais raison. On a affaire à des sorciers. Et je suis en train de devenir l’un d’eux. »
Claude haussa le sourcil, toujours incrédule. La corneille croassa en battant les ailes. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire