Les quatre étaient réunis pour comprendre
comment Traugott Kuhn était mort. On soupçonnait Tricane de l’avoir tué. Elle
avait certes changé récemment, mais jusqu’à devenir meurtrière? Gordon en
doutait, quoiqu’il reconnût qu’aucune autre piste ne lui semblait plus
plausible.
Tricane rendait tout le monde
nerveux, Gordon compris; il devinait que cette nervosité expliquait qu’on tint
à se point à interroger Lytvyn avant de s’attarder au suspect numéro 1… et
risquer de subir le même sort que Hoshmand. Lytvyn détenait peut-être le
chaînon manquant pour reconstruire les derniers jours du vieux Maître.
On frappa à la porte; les quatre
adoptèrent au même instant l’attitude appropriée pour ce genre de cérémonial,
grave et fière. Gordon se rappelait encore comment il avait été impressionné
lors de sa comparution devant les survivants des Seize, lorsqu’ils traitaient
la possibilité d’unir leur cause à celle des survivants du Collège… Il avait
été soufflé par le décorum solennel de l’assemblée des Maîtres. Il comprenait
maintenant qu’en plus de la comparution formelle pour témoignage, l’exercice
avait pour but de resserrer la hiérarchie et asseoir l’autorité des Maîtres sur
leurs adeptes et leurs novices.
Polkinghorne fit son apparition,
suivi de près par Espinosa. Les deux adeptes avaient enfilé leur toge violette.
Lytvyn entra en dernier, vêtue en civil – on ne l’avait prévenue de rien, elle
ne savait guère ce qui l’attendait. Les deux hommes allèrent se placer contre
le mur, laissant la jeune femme dans le rectangle tracé par les cierges.
« Qu’est-ce qui se
passe? », demanda-t-elle, à la fois surprise et inquiète.
« Tu parleras lorsqu’on
t’adressera la parole », dit sèchement Paicheler. Lytvyn déglutit
péniblement, mais garda le silence.
Mandeville ouvrit le bal : «
Pourquoi as-tu tardé à répondre lorsque ton maître t’a convoquée? » Lytvyn
resta figée un instant avant de dire : « Il ne m’a pas convoquée. Il m’a demandé d’entrer en
contact avec lui.
— C’est du pareil au même »,
dit Avramopoulos. « Qu’est-ce que tu as à cacher?
— Je ne cache rien du tout. J’avais
besoin de vacances. Alors j’ai pris des vacances.
— En quelles circonstances as-tu
quitté Tanger? »
Lytvyn fronça les sourcils.
« Quoi, en quelles circonstances? Je suis restée là jusqu’à ce que je m’en
aille. J’étais supposée faire quoi? »
Paicheler chuchota quelque chose à
l’oreille de Mandeville qui dit, sur un ton d’une maîtresse d’école du siècle
dernier : « Kuhn était toujours en vie au moment de ton départ?
— Quoi? Il est mort!? » Gordon aurait parié que personne ne
doutait de la sincérité de la surprise de Félicia. « Qu’est-ce qui s’est
passé?
— Nous posons les questions! »,
martela Paicheler. « Réponds : dans quelles circonstances as-tu
quitté Tanger? »
Lytvyn répondit sans détour.
« Rien de spécial, je veux dire que ça se passait bien, il était triste
que je parte, mais content du progrès que j’avais fait… » Silence.
« Est-ce que c’est parce que j’ai fait entrer un virus chez lui?
— Non », dit Gordon d’une voix
compatissante. « Mais il importe de tirer au clair ce qui s’est produit. À
notre connaissance, tu es la dernière à l’avoir vu en vie. Y a-t-il une
information que tu pourrais nous apprendre qui puisse nous aider? »
Elle fouilla dans ses souvenirs
avant de faire non de la tête. « Vraiment, je suis sous le choc. Je ne
peux même pas imaginer qu’est-ce qui a pu… » Cette fois, Lytvyn s’arrêta
avant qu’on lui rappelle qui posait les questions.
« Tu prétends donc ne rien
savoir sur les causes ou les circonstances de la mort de Kuhn?
— Je ne prétends rien.
J’affirme. » Gordon appréciait l’aplomb de Félicia.
« Parfait », dit
Avramopoulos en produisant sa statuette. « Voyons voir… »
L’expression de Lytvyn signalait
qu’elle avait reconnu l’objet et deviné ce qui suivrait.
« Je refuse », dit-elle
d’un ton neutre.
« Tu refuses? », répondit Avramopoulos en écho. « Quiconque porte
la toge blanche n’est pas en droit de se prononcer…
— Personne ne peut imposer un
procédé à un adepte confirmé sans son consentement, n’est-ce pas? »
Les Maîtres restèrent médusés un
instant avant que Paicheler n’aboie : « Nous ne sommes pas ici pour
disserter sur nos traditions! » Elle fit signe à Avramopoulos de s’avancer
et d’exécuter son intention.
« …Parce que j’ai obtenu mon
bâton. Il est dans mes bagages. » L’appréciation de Gordon crût encore.
Avramopoulos échangea un regard avec
Polkinghorne qui haussa les épaules, aussi surpris que les autres. Il lui
dit : « Va chercher ses valises.
— Vous le trouverez dans ma sacoche. »
Polkinghorne déposa le volumineux
fourre-tout devant les Maîtres. Il l’ouvrit et sortit le bâton pour le tendre à
Avramopoulos qui l’examina un instant avant de le passer à la ronde, Mandeville
la dernière. « C’est bien l’œuvre de Kuhn », dit-elle, les yeux
soudainement embués.
« Ça ne veut rien dire », dit
Paicheler.
Le visage de Lytvyn se tordit en une
expression outrée, mais avant qu’elle ne proteste, Gordon dit : « En
toute honnêteté, je ne vois pas d’autre raison pourquoi Kuhn sculpterait ce
genre de bâton pour quelqu’un. La seule voie possible est de reconnaitre la
légitimité de son statut d’adepte confirmée. »
Un à un, les trois autres
acquiescèrent. « Ce sera tout », conclut Gordon pendant que Paicheler
le fusillait du regard. Gordon avait contrevenu à l’étiquette en la
contredisant devant des subalternes. Elle ne manquerait pas de lui faire payer
tôt ou tard. Cela lui était égal.
Sa priorité demeurait de marquer des
points auprès de la jeune Lytvyn en prévision du jour où elle accomplirait
l’impossible pour lui.
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