« Vous allez devoir me régler
ça ASAP », dit-elle d’une voix sévère en signalant à Timothée de
s’asseoir. « J’ai quelqu’un, là. Je te rappelle. »
Madame Legrand se leva et lui tendit
la main en se présentant formellement; Timothée dut se relever à la même
seconde où il s’était assis. Elle le détailla des pieds à la tête avec une
expression interloquée. « Tu n’as pas apporté de C.V.?
— Je ne suis pas ici pour un
travail », répondit-il après un moment d’hésitation.
« Hum. Quelqu’un d'absolument
déterminé à me rencontrer en personne, qui refuse de prendre rendez-vous…
J’avais assumé que tu avais besoin d’un travail. Et que tu cherchais
maladroitement à te démarquer des autres.
Timothée rougit. « En fait, je
suis le représentant d’un groupe de citoyens de La Cité. Nous voulons mettre
sur pied un système de coopératives de logement et d’aide à la subsistance…
— C’est une bonne intention. Tu es
affilié à quel organisme?
— Heu, vous êtes le premier organisme
que j’approche. »
Madame Legrand éclata de rire.
« Tu as tout à rebours, mon pauvre ami. Cité Solidaire a pour mission
d’amasser des ressources et de les redistribuer en fonction des priorités du
milieu… » Timothée la regarda en attendant qu’elle continue, mais elle
avait bien fini. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la rencontre ne se
déroulait pas comme il l’avait espéré. « Les priorités du milieu… Disons
qu’avoir un toit au-dessus de nos têtes et de quoi manger, c’est pas mal
prioritaire, non? » Ce fut au tour de madame Legrand d’attendre qu’il
continue alors qu’il avait fini.
Elle reprit : « Tu sais, la
première chose qu’on m’a apprise en économie, c’est que les besoins sont
illimités, mais que les ressources sont limitées. On ne peut pas financer tous
ceux qui viennent frapper à notre porte… » Elle prit un ton plus
incisif : « …surtout ceux qui refusent de prendre rendez-vous. »
Timothée soupira. Malgré ses
espoirs, il voyait une nouvelle porte se fermer. « Je vais devoir
retourner dans la rue, j’imagine.
— Tu es travailleur de rue?
— Non. Juste… dans la rue.
— Attends… Lorsque tu disais
que tu représentais un groupe de citoyens… De qui parlais-tu?
— Des gens honnêtes qui essaient de
vivre dans le Centre-Sud. Comme moi. » Madame Legrand retrouva son
expression stupéfaite. Timothée avait l’impression qu’elle tentait de
comprendre la singulière combinaison complet
et sans-abri.
« Vous êtes combien?
— Entre vingt et trente-cinq, des fois plus, rarement moins. Ça dépend du moment. On se serre les coudes pour se
protéger les uns les autres, trouver de quoi nous nourrir, s’occuper des
enfants…
— Il y a des enfants avec vous? Dans le Centre-Sud?
— Ben oui », dit Timothée,
surpris par sa surprise.
Elle s’adossa à sa chaise, croisa
les bras et s’enfonça dans ses pensées. Timothée se garda bien de l’interrompre
maintenant qu’il découvrait que la porte demeurait entrouverte après tout.
Après une minute de silence, elle
dit : « Bon. C’est sûr que Cité Solidaire ne peut pas vous donner de
l’argent juste comme ça. Mais je vais mettre quelqu’un sur ton cas. On va voir
si c’est possible de vous monter un dossier d’ici la fin de l’été.
— Oh! Merci! Merci!
— Ne me remercie pas tout de suite,
je ne t’ai rien promis. Mais on verra ce qu’on peut faire. »
Timothée flottait presque d’avoir,
sinon réussi, au moins fait un pas dans la bonne direction.
« Laisse tes coordonnées à Nicole,
on te contacte au courant de la semaine prochaine.
— Euh…
— Il y a un problème?
— Je n’ai pas d’adresse ni de numéro
de téléphone… »
Timothée subodorait que madame
Legrand n’avait qu’une idée très diffuse de ce qu’impliquait la pauvreté que
son organisme combattait néanmoins.
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