dimanche 10 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 224 : Hilltown, 1re partie

Andrew Luria arriva quinze minutes à l’avance en poste pour son quart de travail à la conciergerie du Hilltown Cité-Centre. Il travaillait depuis six ans au service à la clientèle de cet établissement, onze années au total au service de la chaîne. Il avait patiemment gravi les échelons pour se retrouver dans cette position prestigieuse – il faut dire que ses rapports privés avec certains gros bonnets de l’exécutif n’avaient pas nui à son ascension. Son réseau de contacts et sa fine connaissance de la scène locale les avaient bien servis dans le passé, assez pour qu’ils présument de sa discrétion absolue. Il offrait maintenant à ses clients ce qu’il avait fourni à ses patrons : tout ce qu’ils pouvaient vouloir, dut-il accomplir l’impossible.
Le lobby de l’hôtel était heureusement assez tranquille jusqu’à ce que l’explosion retentisse. La détonation prit tout le monde par surprise; l’onde de choc était assez forte pour que les lustres de cristal du lobby se balancent en tintant comme de vulgaires chariots remplis de vaisselle. La grande toile représentant Narcisse Hill auprès de sa jeune épouse n’était plus à l’équerre.
« C’était proche », dit Andrew alors que les clients et les chasseurs des alentours se regardaient benoitement, cherchant à comprendre, ou à tout le moins quelqu’un qui comprenne. Andrew était d’une autre trempe que ces gens-là : il passa immédiatement à l’action.
Il remarqua qu’un petit attroupement de l’autre côté de la rue pointait quelque chose en hauteur. Andrew agrippa son walkie-talkie et courut à sa rencontre. « Concierge à sécurité. On a un update? » Il ne s’attendait pas à une réponse précise, seulement à établir le contact. « On checke ça », répondit une voix sans qu’Andrew sache quel agent lui avait répondu.
Un mouvement traversa le groupe avant qu’Andrew ne l’ait rejoint : la masse informe s’écarta en prenant la forme d’un croissant de lune. Une seconde plus tard, il comprit pourquoi : une chaise tomba devant eux et éclata en morceaux en percutant le sol. Les lèvres d’Andrew firent What the fuck? sans qu’un son n’en sorte.
Il était facile de voir d’où la chaise était tombée. L’explosion avait bel et bien eu lieu dans son hôtel. Shit shit shit. « Sécurité, ici conciergerie. On a un neuf-un-un majeur dans les quarante quelque, façade ouest. Foyer d’incendie confirmé. Va falloir évacuer. » Andrew vit deux policiers à vélo arriver sur les lieux. Excellent : ils pourraient s’occuper de gérer le trafic et s’assurer que personne ne soit blessé. Il remarqua que le sol était dénué de débris de verre. Il n’eut toutefois pas le temps de se pencher sur cette étrangeté : il devait aller prêter main forte à la sécurité pour l’évacuation.
Sécurité… C’était un bien grand mot. Depuis une dizaine d’années, la chaîne hôtelière confiait la responsabilité à une firme de sous-contractants, ce qui leur permettait d’ajuster finement leurs effectifs aux besoins circonstanciels de l’hôtel. Aucun VIP ou VVIP ne résidait présentement au Hilltown; ils n’étaient donc que quatre au total.
L’alarme de feu sonnait lorsqu’Andrew retourna dans le lobby. Une autre étrangeté : la chaleur et la fumée auraient dû en principe l’activer automatiquement.
Shit shit shit. Aucun grand hôtel ne voulait être associé à une explosion ou – pire encore – peut-être un attentat. Une baisse d’achalandage causerait bien des maux de têtes du côté de l’exécutif, mais pour Andrew, cela signifiait ni plus ni moins qu’une baisse drastique de ses revenus, dont la majeure partie provenait de billets glissés au creux de sa paume plutôt que de son salaire déclaré. Et en plus, il fallait que ça tombe sur moi.
Shit Shit Shit, disait-il encore en gravissant quatre à quatre les escaliers de service. Les employés – la plupart des femmes du service ménager – descendaient en sens inverse au pas de la promenade, papotant comme si rien n’était. Ils avaient dû entendre l’explosion, d’autant plus qu’ils se trouvaient en hauteur, mais à les voir, ils semblaient croire à un simple exercice comme en avril dernier.
Son walkie-talkie crépita. « L’incendie est au quarante-quatrième. », dit une voix différente de son interlocuteur précédent, peut-être Fortin. « J’arrive bientôt. L’évacuation va bien. J’ai croisé du monde du quarante-septième qui descendait, la voie est libre. Pas de suspect en vue. » Andrew entendit ensuite : « Qu’est-ce que c’est ça? », suivi d’un moment de silence. Bien que son ascension rapide l’ait rendu haletant, Andrew retint son souffle jusqu’à ce que la voix continue d’une voix dubitative : « Le feu est… bleu? Je ne comprends pas, les gicleurs ne sont pas partis… Je prends l’extincteur, over. »
Malgré tous ses efforts, Andrew n’était qu’au vingt-troisième. Il pouvait entendre dans sa tête la voix grinçante de sa sœur jumelle, joggeuse invétérée, lui dire comme elle lui avait dit mille fois déjà : « T’es pas en forme! Tu devrais faire plus de sport! Tu vas finir par avoir une bedaine comme papa! » Jusqu’à présent, son inactivité ne lui avait pas valu trop de graisse abdominale, mais maintenant qu’ils étaient sollicités, ses muscles lui faisaient de plus en plus mal. Ses jambes lui apparaissaient coulées dans le plomb, un peu plus lourdes et moins flexibles à chaque étage. Il se permit de souffler durant une bonne minute pendant laquelle il imagina sa sœur lui répéter encore et encore : « T’es pas en forme! Tu devrais faire plus de sport! Je te l’avais dit! »
Il se remit à monter avec une vigueur renouvelée quoiqu’à un rythme plus lent, se promettant de faire plus d’exercice dans l’avenir, ignorant que cette fois du moins, sa sédentarité – et la minute qu’elle lui avait coûtée – venait de lui sauver la vie.

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