C’était l’une des rares fois où la
tendance chronique de Félicia à être sous-estimée l’avantageait. La tâche était
certes ingrate et pénible, mais elle gardait ainsi pour elle les secrets de ses
découvertes. Plus elle les partageait, plus ils perdaient de la valeur… Elle
préférait de loin salir ses mains, voire les user par des jours de gestes
répétitifs, qu’éventer les résultats de ses avancées inédites.
Une fois la nuit tombée, elle
persévéra encore plus d’une heure à la lumière des ampoules. Elle alla
rejoindre Latour qui lisait dans le bureau, une pièce surchargée de livres à
reliure de cuir qui donnait à l’endroit une atmosphère à mi-chemin entre un
gentlemen’s club londonien et un bureau d’avocat du siècle dernier. « J’ai
fini pour aujourd’hui », dit-elle en enlevant ses gants. La douleur
irradia de ses mains lorsque sa peau à vif fut exposée à l’air ambiant. Latour
leva les yeux et donna enfin un indice qu’il avait remarqué sa présence.
« Avec votre permission, je descendrais maintenant au bunker. J’aimerais y
passer la nuit.
— C’est d’accord. Vous trouverez des
ensembles de literie en bas. Ils se trouvent…
— Je sais où. J’ai résidé ici, vous
savez.
— Ah? C’est vrai : vous aviez
dit que vous avez étudié avec Kuhn. J’ignorais toutefois que vous aviez
consenti à vous soumettre à ses exigences de stérilité absolument strictes…»
Elle se contenta de sourire sans
ressentir le besoin de lui expliquer le coup de tête qui lui avait permis de
contourner ces contraintes. Ni comment le vieux maître avait paru enclin à une
certaine souplesse après quelque temps à côtoyer de près une jeune femme.
« Vous pouvez disposer »,
dit Latour « Si j’ai à sortir, j’irai vous chercher; sachez que je dors
protégé, alors évitez de m’approcher durant la nuit. » Elle fut piquée par
l’allusion qu’elle pourrait être traitresse, mais elle dut reconnaître
qu’elle-même dormirait mieux ce soir avec un procédé capable de veiller sur son
sommeil.
Elle maintint son sourire jusqu’à ce
qu’elle ait quitté la pièce, après quoi elle se permit une grimace. Ses cloques
la faisaient souffrir. Elle maudit pour la centième fois l’inconscient qui
avait eu l’idée de coller un revêtement à même le mur tout en se rappelant
qu’au final, c’était un moindre mal : elle ne devrait bientôt plus qu’une
faveur à Latour.
L’échelle métallique menant au
bunker malmena ses mains déjà endolories, mais en un rien de temps, elle se
trouvait devant la vitre à travers laquelle Kuhn interagissait avec ses
visiteurs. C’était étrange de voir les deux portes de la salle de
décontamination toutes ouvertes; le fait que n’importe quoi – microbes, virus,
parasites, bactéries – puisse pénétrer librement dans ce sanctuaire si
soigneusement coupé de tout paraissait presque blasphématoire. Le repaire de
Kuhn était maintenant une série de pièces comme les autres.
Il fallait d’ailleurs que Félicia discute
avec Latour de la pérennité de la chambre secrète. Aucun procédé ne pouvait se
maintenir éternellement; quelqu’un devait s’assurer qu’elle ne retourne pas au
néant d’où Kuhn l’avait tirée, la salle des archives avec elle.
Elle avait cessé de le voir durant
son séjour, mais la redécouverte du ciel souterrain la surprit presque autant
que la première fois. Elle aurait bien voulu savoir comment Kuhn avait réussi à
créer cet effet. Cette question comme les autres, allait trouver sa réponse
bientôt.
Elle se déshabilla complètement,
sachant qu’un son de cloche l’avertirait si quelqu’un ouvrait l’écoutille. Elle
s’offrit un moment de détente salutaire dans le bassin des sources thermales.
L’eau raviva encore la douleur de ses mains, mais la douleur aigüe devint
rapidement distante. Elle enfila des vêtements propres – un luxe dont elle
n’avait pas pu bénéficier lors de son premier passage, puis elle pratiqua ses
exercices méditatifs jusqu’à entrer en état d’acuité.
Il lui était facile de voir les
impressions à ce niveau d’acuité, mais pour réussir à les lire comme elle avait fait avec son père ou celles laissées par
Karl Tobin et les Sons of a Gun qu’il
avait massacrés, il fallait qu’elle approfondisse son état aussi loin que ses
capacités le lui permettaient. Ses mains écorchées et ses épaules fatiguées
présentaient des distractions constantes; il lui fallut un bon moment pour
réussir à les outrepasser.
Finalement satisfaite, elle ouvrit
les yeux. Elle ne vit aucune impression dans la pièce principale, là où l’ombre
du sang de Kuhn demeurait visible sur le plancher à ce jour.
D’abord surprise, elle raisonna que
là où le cadavre s’était vidé de son sang n’était peut-être pas le même endroit
où il avait été tué. Tout en veillant à maintenir sa concentration, elle
entreprit d’explorer la totalité de la chambre secrète. Toujours rien.
Tous les initiés ne voyaient pas les
impressions avec la même facilité que Félicia, mais jusqu’à présent, il ne lui
était jamais encore arrivé de ne pas
voir une victime d’assassinat récent – lorsque le délai s’allongeait, les
choses étaient moins sûres, ce qui impliquait selon toute probabilité d’autres
variables encore mal comprises. Malgré cela, il ne restait aucune trace de Kuhn.
Cela laissa Félicia fort perplexe.
Sa première hypothèse fut qu’elle
avait affaire à une pièce manquante au casse-tête – peut-être qu’il n’avait pas
été tué dans le bunker, peut-être que son cadavre avait été mutilé après une
mort naturelle… Toutefois, ces pistes demeuraient improbables.
Une seconde hypothèse surgit et
remplit Félicia d’effroi : et si Tricane s’était inspirée de sa cloche de
verre pour saisir l’essence de Kuhn au moment de sa mort? Elle conclut vite que
c’était un non-sens : l’élément-clé du processus était le consentement du
mourant. À moins que Tricane ait découvert une nouvelle avenue?
Toute la nuit, le cœur battant, le
souffle court, Félicia continua à être assaillie par ces mêmes idées en boucle,
incapable de trouver le sommeil malgré sa fatigue, les yeux grands ouverts dans
son lit. Elle avait compté sur le fait de découvrir la vérité, voilà qu’elle se
trouvait non seulement sans réponses, mais avec des questions autrement plus
complexes.
Jusqu’à présent, elle avait cru
qu’une partie de Kuhn subsistait toujours, une partie qu’elle pouvait
interroger à défaut de pouvoir échanger avec lui comme lorsqu’il était vivant.
Maintenant qu’elle savait s’être trompée, la tristesse du deuil revint à la
charge, plus intensément encore que lorsqu’elle avait appris son décès le jour
de son retour dans La Cité. Tous les secrets qu’il n’avait pas ajoutés à la
salle des archives disparaissaient avec lui…
J’avais
cru pouvoir préserver le savoir des Maîtres au-delà de la mort…
Félicia se dressa soudainement dans
son lit. Comment pouvait-elle ne pas y avoir encore pensé? Et si les
impressions des Maîtres assassinés par Harré subsistaient à ce jour?
Elle prit son visage à deux mains en
aboutissant sa réflexion.
Et
pourquoi pas Romuald Harré lui-même?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire