dimanche 11 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 246 : Accès, 3e partie

Les ombres s’étaient allongées et l’éclairage s’était tamisé sans que Félicia ne s’en rende réellement compte, tant elle était absorbée par la tâche qu’elle devait accomplir. Dès qu’elle était entrée dans la maison, Latour avait encaissé sa première faveur. « Je ne veux pas faire entrer personne qui ne soit initié », avait-il dit. « Il y a beaucoup de travail à faire, et je suis très occupé. » Il lui avait donc demandé de s’occuper de décoller le papier peint et de repeindre toute la maison.
C’était l’une des rares fois où la tendance chronique de Félicia à être sous-estimée l’avantageait. La tâche était certes ingrate et pénible, mais elle gardait ainsi pour elle les secrets de ses découvertes. Plus elle les partageait, plus ils perdaient de la valeur… Elle préférait de loin salir ses mains, voire les user par des jours de gestes répétitifs, qu’éventer les résultats de ses avancées inédites.
Une fois la nuit tombée, elle persévéra encore plus d’une heure à la lumière des ampoules. Elle alla rejoindre Latour qui lisait dans le bureau, une pièce surchargée de livres à reliure de cuir qui donnait à l’endroit une atmosphère à mi-chemin entre un gentlemen’s club londonien et un bureau d’avocat du siècle dernier. « J’ai fini pour aujourd’hui », dit-elle en enlevant ses gants. La douleur irradia de ses mains lorsque sa peau à vif fut exposée à l’air ambiant. Latour leva les yeux et donna enfin un indice qu’il avait remarqué sa présence. « Avec votre permission, je descendrais maintenant au bunker. J’aimerais y passer la nuit.
— C’est d’accord. Vous trouverez des ensembles de literie en bas. Ils se trouvent…
— Je sais où. J’ai résidé ici, vous savez.
— Ah? C’est vrai : vous aviez dit que vous avez étudié avec Kuhn. J’ignorais toutefois que vous aviez consenti à vous soumettre à ses exigences de stérilité absolument strictes…»
Elle se contenta de sourire sans ressentir le besoin de lui expliquer le coup de tête qui lui avait permis de contourner ces contraintes. Ni comment le vieux maître avait paru enclin à une certaine souplesse après quelque temps à côtoyer de près une jeune femme.
« Vous pouvez disposer », dit Latour « Si j’ai à sortir, j’irai vous chercher; sachez que je dors protégé, alors évitez de m’approcher durant la nuit. » Elle fut piquée par l’allusion qu’elle pourrait être traitresse, mais elle dut reconnaître qu’elle-même dormirait mieux ce soir avec un procédé capable de veiller sur son sommeil.  
Elle maintint son sourire jusqu’à ce qu’elle ait quitté la pièce, après quoi elle se permit une grimace. Ses cloques la faisaient souffrir. Elle maudit pour la centième fois l’inconscient qui avait eu l’idée de coller un revêtement à même le mur tout en se rappelant qu’au final, c’était un moindre mal : elle ne devrait bientôt plus qu’une faveur à Latour.
L’échelle métallique menant au bunker malmena ses mains déjà endolories, mais en un rien de temps, elle se trouvait devant la vitre à travers laquelle Kuhn interagissait avec ses visiteurs. C’était étrange de voir les deux portes de la salle de décontamination toutes ouvertes; le fait que n’importe quoi – microbes, virus, parasites, bactéries – puisse pénétrer librement dans ce sanctuaire si soigneusement coupé de tout paraissait presque blasphématoire. Le repaire de Kuhn était maintenant une série de pièces comme les autres.
Il fallait d’ailleurs que Félicia discute avec Latour de la pérennité de la chambre secrète. Aucun procédé ne pouvait se maintenir éternellement; quelqu’un devait s’assurer qu’elle ne retourne pas au néant d’où Kuhn l’avait tirée, la salle des archives avec elle.
Elle avait cessé de le voir durant son séjour, mais la redécouverte du ciel souterrain la surprit presque autant que la première fois. Elle aurait bien voulu savoir comment Kuhn avait réussi à créer cet effet. Cette question comme les autres, allait trouver sa réponse bientôt.
Elle se déshabilla complètement, sachant qu’un son de cloche l’avertirait si quelqu’un ouvrait l’écoutille. Elle s’offrit un moment de détente salutaire dans le bassin des sources thermales. L’eau raviva encore la douleur de ses mains, mais la douleur aigüe devint rapidement distante. Elle enfila des vêtements propres – un luxe dont elle n’avait pas pu bénéficier lors de son premier passage, puis elle pratiqua ses exercices méditatifs jusqu’à entrer en état d’acuité.
Il lui était facile de voir les impressions à ce niveau d’acuité, mais pour réussir à les lire comme elle avait fait avec son père ou celles laissées par Karl Tobin et les Sons of a Gun qu’il avait massacrés, il fallait qu’elle approfondisse son état aussi loin que ses capacités le lui permettaient. Ses mains écorchées et ses épaules fatiguées présentaient des distractions constantes; il lui fallut un bon moment pour réussir à les outrepasser.
Finalement satisfaite, elle ouvrit les yeux. Elle ne vit aucune impression dans la pièce principale, là où l’ombre du sang de Kuhn demeurait visible sur le plancher à ce jour.
D’abord surprise, elle raisonna que là où le cadavre s’était vidé de son sang n’était peut-être pas le même endroit où il avait été tué. Tout en veillant à maintenir sa concentration, elle entreprit d’explorer la totalité de la chambre secrète. Toujours rien.
Tous les initiés ne voyaient pas les impressions avec la même facilité que Félicia, mais jusqu’à présent, il ne lui était jamais encore arrivé de ne pas voir une victime d’assassinat récent – lorsque le délai s’allongeait, les choses étaient moins sûres, ce qui impliquait selon toute probabilité d’autres variables encore mal comprises. Malgré cela, il ne restait aucune trace de Kuhn. Cela laissa Félicia fort perplexe.
Sa première hypothèse fut qu’elle avait affaire à une pièce manquante au casse-tête – peut-être qu’il n’avait pas été tué dans le bunker, peut-être que son cadavre avait été mutilé après une mort naturelle… Toutefois, ces pistes demeuraient improbables.
Une seconde hypothèse surgit et remplit Félicia d’effroi : et si Tricane s’était inspirée de sa cloche de verre pour saisir l’essence de Kuhn au moment de sa mort? Elle conclut vite que c’était un non-sens : l’élément-clé du processus était le consentement du mourant. À moins que Tricane ait découvert une nouvelle avenue?
Toute la nuit, le cœur battant, le souffle court, Félicia continua à être assaillie par ces mêmes idées en boucle, incapable de trouver le sommeil malgré sa fatigue, les yeux grands ouverts dans son lit. Elle avait compté sur le fait de découvrir la vérité, voilà qu’elle se trouvait non seulement sans réponses, mais avec des questions autrement plus complexes.
Jusqu’à présent, elle avait cru qu’une partie de Kuhn subsistait toujours, une partie qu’elle pouvait interroger à défaut de pouvoir échanger avec lui comme lorsqu’il était vivant. Maintenant qu’elle savait s’être trompée, la tristesse du deuil revint à la charge, plus intensément encore que lorsqu’elle avait appris son décès le jour de son retour dans La Cité. Tous les secrets qu’il n’avait pas ajoutés à la salle des archives disparaissaient avec lui…
J’avais cru pouvoir préserver le savoir des Maîtres au-delà de la mort
Félicia se dressa soudainement dans son lit. Comment pouvait-elle ne pas y avoir encore pensé? Et si les impressions des Maîtres assassinés par Harré subsistaient à ce jour?
Elle prit son visage à deux mains en aboutissant sa réflexion.
Et pourquoi pas Romuald Harré lui-même

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