dimanche 19 mai 2013

Le Noeud Gordien, épisode 270 : Commando, 3e partie

« Pouah! », dit Maude en grimaçant avant de cracher deux, puis trois fois. « Qu’est-ce que c’est?
— C’est le Centre-Sud », répondit Nico en plissant le nez. Il avait ressenti la même impression de révulsion que Maude au moment où ils étaient arrivés sur St-Martin. Plus encore que le smog ou la pollution auxquels ils étaient par ailleurs habitués, l’atmosphère avait un je-ne-sais-quoi de malsain que Nicolas ne parvenait pas à décrire plus précisément…
Le boulevard St-Martin était beaucoup plus achalandé que les rues qu’ils venaient de traverser. Plus d’une centaine d’individus flânaient devant les vitrines placardées et les murs couverts de graffitis.  
« Il y a des voitures stationnées », dit Maude. « C’est surprenant…
— Avoir su, nous aurions dû prendre ton auto », dit Nico à la blague.
Dans certains coins du Centre ou de l’Est, la possibilité de revenir à un véhicule vandalisé était déjà réelle, mais la réputation du Centre-Sud était bien pire encore. On disait qu’y laisser une voiture seule, c’était comme lancer une vache aux piranhas : en peu de temps, tout était rogné pour ne laisser que la charpente. S’agissait-il d’une de ces exagérations propres aux mythes urbains? « Hey », dit Nico, « juste pour voir, nous devrions garer une voiture dans un coin reculé pendant une semaine…
— Pas ma voiture, j’espère. J’ai presque fini les paiements.
— Non, bien sûr! L’idée serait de braquer une caméra cachée dessus. On pourrait ensuite voir, en accéléré, les conséquences réelles du stationnement dans le quartier.
— Budget, budget…
— Tout ce qu’il faut, c’est le genre de minoune bonne pour la cour à scrap…
— Ta voiture, donc?
— Ha ha. Très drôle.
— Sérieusement, c’est une bonne idée… »
Ils arrivèrent au niveau des premiers attroupements. Le centre communautaire de Cité Solidaire était visiblement le pôle autour duquel les gens gravitaient. Les femmes étaient sept ou huit fois plus rares que les hommes; les uns comme les autres portaient la chronique de leur misère et leurs naufrages burinée à même leur chair.
Deux hommes remarquèrent que Nico les examinait. Ils interrompirent leur discussion pour se tourner vers lui. Il évita leur regard par réflexe et accéléra le pas. Ils passèrent leur chemin sans être inquiétés davantage – par ceux-là, à tout le moins.
Nico nota que Maude haletait comme si elle avait joggé, tendue comme un ressort. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant? », demanda-t-elle en chuchotant. « Je ne saurai pas quoi dire si…
— Laisse faire les choses naturellement… » Bien que ce soit moins apparent pour lui, il n’était pas moins anxieux. « Nous n’avons pas à aborder quiconque. Ouvrons les yeux, si on voit une occasion, sautons dessus, mais nous n’avons pas à en créer… » Maude n’avait pas l’air très rassurée. « Au pire, laisse-moi parler », ajouta Nico. Elle lui fit un sourit timide.
« Je me sens observée », dit-elle alors qu’ils traversaient un groupe plus dense.
« Faut pas être parano », dit Nico. En vérité, il sentait la même chose. L’expérience lui rappelait son arrivée à l’école secondaire, où des activités aussi simples que se rendre à sa case étaient devenues des exercices de mimétisme par crainte qu’on le remarque, qu’on le pointe du doigt, qu’on se moque de lui… Ici, il craignait plutôt qu’on l’accuse d’imposture et qu’on découvre la vérité, qu’il n’était pas vraiment à sa place parmi ces gens.
Il allait faire part de sa réflexion à Maude lorsque quelqu’un lui rentra dedans. Avant que Nico n’ait eu le temps de s’excuser – sans regard à sa (non) responsabilité réelle –, l’homme se mit à l’engueuler avec une enfilade de mots inintelligibles.
Tout dans l’apparence du type le rendait menaçant. Il dépassait Nico d’une tête; il lui manquait plusieurs incisives, et les dents restantes étaient du même jaune franc qu’un navet. Son haleine sentait le fond de poubelle, l’infection et la cendre.
La frayeur inonda Nico, une réaction aussi viscérale et immédiate que si sa voiture s’était mise à déraper vers un ravin. Malgré la criminalité endémique à La Cité, Nico n’avait jusqu’alors eu à composer qu’avec la possibilité de violence, jamais quelque chose d’aussi immédiat qu’un colosse possiblement attardé lui hurlant au visage.
La réaction animale – flight or fight, la fuite ou le combat – se débattait pour prendre le contrôle de ses actions, tout juste maintenue à distance par sa rationalité.
Fight. Mais si tu l’attaques, il va te démolir.
Flight. Mais tu ne peux pas laisser Maude derrière…
Le gars continuait à chuinter ses insultes désarticulées avec force postillons – Nico n’était même pas certain de savoir quel langage son agresseur parlait. Il tenta tant bien que mal de le tenir à distance tout en proférant des excuses qui ne semblaient pas être reçues ou comprises.
Une clameur plus loin sur Saint-Martin vint distraire son agresseur. Nico en profita pour s’éloigner de lui aussi vite qu’il le put. Il se permit de souffler lorsqu’il constata, à bonne distance, que l’homme semblait l’avoir oublié. L’accrochage n’avait duré qu’une dizaine de secondes, quoique pour Nico, il avait paru dix fois plus long. Il l’avait échappé belle.
Une nouvelle vague de panique le traversa lorsqu’il chercha Maude des yeux sans la trouver.

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