dimanche 11 août 2013

Le Noeud Gordien, épisode 282 : Ménages, 1re partie

Aizalyasni souriait en finissant le lit de sa dernière chambre. Les fenêtres laissaient filtrer une journée splendide, l’un de ces derniers soubresauts de véritable chaleur avant que les arbres se dénudent et que la neige et le froid prennent le dessus jusqu’au printemps.
Elle compléta sa fiche de temps et se rendit au vestiaire. Elle avait pris l’habitude de se doucher au début et à la fin de chacun de ses quarts. La douche du début était nécessaire pour obtenir l’apparence soignée que l’Hôtel Royal exigeait de ses employés. Celle de la fin avait plutôt pour but de rincer d’elle toutes les impuretés auxquelles elle s’était frottée.
L’Hôtel Royal était le dernier vestige d’une ère révolue dans le domaine de l’hôtellerie, un temps où les employés vivaient à peu près sur leur lieu de travail. Depuis la fermeture du Hilltown, le Royal était le seul à offrir à ses employés un service de buanderie et un accès à une cafétéria sans autre contrôle que le pouvoir discrétionnaire des cuisiniers qui l’opéraient. Ces mesures coûtaient à la compagnie, mais elles n’étaient pas sans bénéfices non plus. L’Hôtel s’enorgueillissait de la loyauté de son personnel; pour peu que l’employé soit poli et consciencieux, il pouvait en retour bénéficier d’une quasi permanence. Depuis quatre-vingt-quatre ans, aucune crise économique n’avait convaincu les propriétaires de faire autrement.
Nini avait eu la chance d’obtenir un poste temporaire au début de la saison touristique; elle avait été enchantée lorsque la gouvernante avait suggéré la garder à temps partiel durant la basse saison. Les journées étaient dures, mais après les bonnes semaines sur le plan du pourboire, il lui en restait assez pour transférer un peu d’argent à sa mère.
Propre, séchée et vêtue de ses vêtements civils – jeans et gilet à capuchon des plus quelconques –, elle alla déposer son uniforme à la buanderie. Sa journée de femme de chambre était faite, mais sa journée d’étudiante commençait.
Sa collègue Noémie profitait de la belle journée en grillant une cigarette dans le fumoir à ciel ouvert qui se trouvait à quelques pas de la sortie de service. Elles s’appréciaient mutuellement malgré leur différence d’âge. Elle avait eu trente ans cet été; Aizalyasni n’avait pas l’habitude de fréquenter des femmes aussi vieilles. « Tu as fini ta journée?
— Oui. Mais pas vraiment : il faut que j’aille étudier.
— Ah! Je ne t’envie pas. Moi, tu sais, l’école… »
Nini lui sourit avant de poursuivre son chemin. Les études n’étaient pas toujours faciles, mais elles demeuraient la meilleure façon de ne pas astiquer les toilettes des autres jusqu’à la fin de sa vie. Noémie occupait son emploi au Royal depuis six ans : il devait la satisfaire. Pour Nini, les choses étaient plus compliquées. Elle avait déjà connu un meilleur train de vie, mais c’était grâce à un raccourci qu’elle refusait maintenant d’emprunter. Les études s’imposaient comme un point de passage obligé vers une vie meilleure.
Par ailleurs, il fallait reconnaître que malgré les difficultés, elle aimait les études. La fierté de s’engager dans un parcours valorisant aux yeux du monde n’était qu’une fraction de son sentiment. Un autre apport venait du fait de côtoyer les filles de son programme… Elles lui offraient une perspective sur la vie dont elle avait été coupée depuis son arrivée au pays. Ces filles étaient si… normales comparées à elle… La voyaient-elles pareillement? Pouvaient-elles deviner son parcours cahoteux derrière sa propre apparence de normalité? Au fond, peut-être cachaient-elles aussi des vies différentes de ce que les apparences montraient?
Plus que la fierté, plus que le milieu, c’était l’espoir d’une vie meilleure qui lui faisait aimer les études. La possibilité de se rendre utile, d’aider les gens. De faire une différence.
D’un pas lent pour mieux profiter du beau temps, elle se rendit au Quixote, le secret le mieux gardé du Centre. Situé au sous-sol d’une bouquinerie, le café il offrait à ses clients une ambiance aux antipodes des chaînes de distribution de caféine en vogue dans les grands centres : des sofas couverts de coussins dépareillés, des lumières tamisées, des recoins où on pouvait s’installer pendant des heures sans jugement de la part des employés… Le Quixote était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre; en plus du café, il proposait des sandwiches, des viennoiseries et des boissons alcoolisées. Aizalyasni ne l’avait jamais vu plein à craquer, mais jamais vide non plus. Bref, l’endroit parfait pour faire ses lectures et ses travaux.
Elle avança ses lectures de la semaine aussi longtemps qu’elle le put. Elle en était à lire un chapitre ennuyant, quoiqu’à propos d’un sujet intéressant – la relation d’aide. Vers dix-huit heures trente, elle décida qu’elle avait trop faim pour continuer. Elle sortit du Quixote pour découvrir avec surprise la nuit presque tombée. Les journées raccourcissaient… Elle s’acheta quelques trucs à l’épicerie : une salade pré-assemblée, un pudding aux framboises et une boîte de brioches glacées au sucre. Elle mangea la salade et le pudding à la sortie, adossée contre la vitrine. Un peu plus loin, elle observa deux filles faire le trottoir, le visage abruti par la drogue et la fatigue. Maintenant que le soleil était disparu, elles étaient trop peu vêtues pour la fraîcheur de la nuit. Aizalyasni remercia le ciel de n’être jamais descendue aussi bas.
Elle mit le cap sur le centre communautaire du boulevard St-Martin. Une fois là-bas, elle trouverait certainement des habitués du Terminus qui accepteraient de l’accompagner jusque-là pour l’oraison du soir. Avec un peu de chance, quelqu’un retournerait avec elle jusqu’à son squat. Sinon, elle pourrait toujours dormir sur place jusqu’à l’oraison du matin…

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