James se masturbait dans la chambre
lorsque le cri retentit. « Calice James, on va en manquer de gaz! »
Il sursauta et, sans réfléchir,
fourra la revue sous la seule couverture qui recouvrait son matelas posé à même
le sol, en proie à un sentiment de culpabilité dont il ne pouvait se départir
même s’il reconnaissait qu’il était absurde. De un, il n’y avait pas de mal à
se donner un peu de plaisir; de deux, il était impossible que Raymonde le
surprenne sans qu’il l’entende venir de loin. Il répondit : « Ça va
être correct…
— Parle plus fort!
— Ça va être correct!
—J’ai rien compris. Articule quand
tu jappes! »
James exhala bruyamment en remontant
ses jeans élimés. Il souleva le drap pour jeter un dernier regard nostalgique à
la revue, comme pour lui dire je
reviendrai… Il l’avait trouvée dans les poubelles d’un arrêt d’autobus; la
couverture titrait fièrement Attention aux coups de soleil – Jasmine en Jamaïque. Le modèle-vedette du mois était
une blonde sexy à en faire tourner la tête. Oh oui, il allait y revenir.
Souvent.
Il ouvrit la porte de la chambre.
« J’ai dit : ça va être correct!
— C’est à soir que la nouvelle
saison des Infidèles commence. Si la
génératrice lâche dans l’milieu de l’émission, je vais mourir là! »
James soupira. « J’ai mis du
gaz hier. Pourquoi tu ne me crois pas? Je te dis que ça va être correct… »
Raymonde remua sur le Lay-Z-Boy
qu’elle ne quittait presque plus. Les efforts requis pour se lever elle-même
étaient tels qu’elle les réservait généralement pour ses visites au petit coin.
« Je suis pas folle : quand la machine change de bruit, ça veut dire que
ses réserves achèvent… »
Une grosse blatte sortit la tête
d’en-dessous du Lay-Z-Boy. Elle retourna immédiatement d’où elle était venue.
James aurait voulu faire pareil et retourner se terrer dans la chambre avec sa
revue Primate... « Je vais aller
voir », dit-il en soupirant à nouveau.
Au temps où la bâtisse était plus
qu’un squat, la pièce du fond était destinée à recevoir une laveuse et une
sécheuse. C’est là que James avait installé son bien le plus précieux, une
génératrice vieille d’une quinzaine d’années. Il avait dû déloger les planches
qui placardaient les fenêtres de la pièce pour permettre la sortie des gaz
d’échappement, mais l’aération demeurait somme toutes mauvaise. Même lorsque le
moteur ne tournait pas, la pièce était imprégnée d’une odeur d’essence et
d’huile. Après inspection, il dut reconnaître que Raymonde n’avait pas
tort : le niveau d’essence était plutôt bas. En fait, plus bas qu’il
aurait pu imaginer…
Il n’y avait pas cent causes
possibles pour expliquer cette différence. « Hostie, Raymonde, tu as parti
la génératrice ce matin! » L’absence d’une réponse équivalait à peu près à
un aveu. « Calvaire! La génératrice n’est pas là pour que tu écoutes tes
maudites émissions toute la journée, c’est pour qu’on s’éclaire et qu’on se
chauffe le soir! Sais-tu combien de fois j’ai failli me faire casser la gueule
parce que je siphonnais un char en ville? Penses-tu que ça me tente de me taper
tout le travail? »
Lorsque le silence se prolongea,
James comprit qu’il était allé trop loin. Il accourut au salon pour trouver
Raymonde les yeux pleins d’eau et les mentons frémissant. Deux secondes après
qu’il soit arrivé, elle éclata en sanglots. James eut l’intuition que qu’elle
avait sciemment attendu qu’il revienne, question qu’il voie bien le mal qu’il
avait causé.
« J’aurais pas dû-huhuhu »,
dit-elle en tentant tant bien que mal de maîtriser son effusion. « C’est
long, toute seule le jour… »
James fut tenté, ne serait-ce que
cette fois, de tenir son bout. Raymonde dut voir sa résolution, car les pleurs
redoublèrent. « Tu serais mieux sans moi! Je suis grosse et moche, je sers
juste à compliquer ta vie, je ne peux rien faire de bon, je suis juste un
poids… Tu serais mieux sans moi! »
Oh
oui, dit une petite voix dans la tête de James. Mais le reste de lui offrit
la réponse habituelle : il alla l’étreindre et la rassurer. « Dis pas
ça… Je t’aime, tu le sais? Je ne te laisserai pas tomber… » Elle continua
à renifler contre sa poitrine. « Je vais aller chercher plus de gaz,
ok? Assez pour toute la journée demain. » Elle cessa de pleurer et elle
lui jeta un regard plein de reconnaissance. Dans ses yeux, James entrevit celle
dont il était tombé amoureux – six ans et trente-cinq kilos plutôt. Il soupira
une fois de plus avant d’aller chercher son bidon et son tube de caoutchouc
dans la salle de lavage.
« Chéri?
— Quoi?
— Mer-ci! », dit-elle d’un ton
chantant. Toute trace de sa tristesse semblait disparue. James ravala sa
frustration et sortit. Il eut tout juste le temps d’entendre la musique du
générique des Infidèles.
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