« Hey! Tu t’en vas où, comme
ça? »
Aizalyasni sursauta. Après plusieurs
jours dans l’atmosphère sereine – quoique austère – du Terminus, bercée matin
et soir par les oraisons, affronter le monde extérieur l’effrayait un peu. Dans
ce cas-ci, elle n’avait aucune raison de l’être : c’était monsieur mignon
qui l’avait interpellée à la sortie.
« Je l’ai dit à Madame. Je dois
aller en ville », lança-t-elle à toute vitesse, le cœur battant. « Je
ne serai pas partie longtemps. »
Monsieur mignon haussa les épaules,
comme pour souligner qu’il n’avait rien demandé. « Je viens avec toi.
— D’accord », répondit-elle en
replaçant une mèche derrière son oreille. « Mais… tu ne dois pas surveiller
le Terminus?
— Mon partenaire va s’occuper du
Terminus. Moi, je vais m’occuper de toi. »
Aizalyasni se sentit rougir comme
une écolière. Après avoir couché avec des tas de mecs sans trop sourciller, c’était
étrange qu’elle soit tant affectée par celui-là…
« On n’a jamais été présentés… Moi,
c’est Rem », dit-il. « Toi, je pense que c’est Aisaya…
— Mes amis m’appellent Nini »,
coupa-t-elle avant qu’il ne massacre son nom encore plus.
« Je m’excuse, j’ai jamais
entendu ce nom-là avant…
— Je suis habituée.
— C’est quoi déjà?
— Ai-zal-ya-sni. C’est Malaisien.
— Aizalyasni. Je vais m’en souvenir! »
Pendant qu’ils traversaient la place
du Terminus, Aizalyasni remarqua que l’attitude des gens envers elle avait
changé. Ils l’observaient maintenant avec révérence, avec amour même… Ces gens-là avaient pour elle le sentiment que Madame
lui inspirait. Ils voyaient quelque chose en elle… Quelque chose qu’elle ne
parvenait pas encore à saisir… ou à croire complètement.
Rem et elle cheminèrent vers son
squat, marchant côte-à-côte, Aizalyasni savourant le moment tout en ce
demandant ce qui se passait dans la tête du charmant jeune homme. C’était
peut-être son isolement des derniers jours qui brouillait sa perception, mais
elle eut l’impression que chaque coin de rue était plus froid que le précédent.
Lorsqu’ils arrivèrent chez elle, elle était toute grelottante. « Je t’attends
ici », dit Rem. « Habille-toi chaudement. Tu n’as rien vu encore… »
Elle vivait dans un édifice mieux
aménagé que la plupart, aux serrures fonctionnelles et aux fenêtres grillagées.
Elle monta à sa chambre sur la pointe des pieds. Elle n’avait pas envie de
croiser l’un ou l’autre de ses colocataires. Elle avait une relation cordiale
mais distante avec chacun; elle n’avait aucune envie de répondre à leurs
questions à propos des deux dernières semaines.
Elle fut contente de trouver sa
porte de chambre encore cadenassée. Une fois à l’intérieur, elle prit quand
même la peine de vérifier dans son garde-robe que sa collection de chaussures –
son péché mignon – était toujours intacte. Elle décida que la double liasse qu’elle
avait reçue exigeait qu’elle s’en achète une nouvelle paire aujourd’hui. Elle
fourra ensuite tous ses vêtements chauds dans un sac marin dans l’idée de l’attraper
à son retour. Elle enfila finalement l’anorak que Szasz lui avait acheté l’an
dernier durant sa convalescence. C’était le vêtement d’hiver le plus isolant qu’elle
n’ait jamais porté. Lorsque Rem et elle se remirent en marche, elle ne
grelottait déjà plus.
Juste avant d’arriver au boulevard
St-Martin, elle réalisa qu’elle n’avait pas rêvé le refroidissement progressif :
plusieurs centimètres de neige recouvraient la plupart des surfaces. L’hiver
semblait bien installé dans La Cité… même si Aizalyasni était à peu près
certaine qu’autour du Terminus, le mercure n’avait jamais même flirté avec le
zéro.
Rem parut amusé par sa surprise. « Je
sais que nous ne sommes pas supposé parler de ça…
— Quoi, ça?
— Ben… ça », répondit Rem en désignant tout le décor. « Votre
genre de magie… » Sous-entendait-il que Madame était responsable du
microclimat? À bien y penser, c’était sans doute l’explication la plus
plausible. « C’est quand même impressionnant! », ajouta-t-il. « Bon!
Te voilà de retour à la civilisation. Moi, il va falloir que je retourne au
Terminus. Tu vas être correcte pour le reste du chemin?
— Oui, oui.
— T’es cool, Aizalyasni », dit Rem en prenant soin d’articuler chaque
syllabe. « Faudrait qu’on fasse quelque chose, un de ces quatre. As-tu un
téléphone? »
Le commentaire se voulait léger,
mais la bouffée de chaleur qu’il suscita chez Aizalyasni lui fit presque penser
que l’anorak n’était pas une si bonne idée après tout. Elle acquiesça en
bafouillant, puis ils se séparèrent après avoir échangé leurs numéros, laissant
Aizalyasni aux prises avec cent mille spéculations, à déconstruire leurs
échanges et à rêvasser sur la suite... Elle était tant plongée dans ses pensées
qu’elle ne remarqua pas la camionnette qui avait tourné le coin à toute vitesse
avant qu’elle ne s’arrête à sa hauteur. En cinq seconde, sa porte latérale s’était
ouverte et quatre mains puissantes l’avaient tirée, puis était repartie sur les
chapeaux de roues.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire