dimanche 3 août 2014

Le Nœud Gordien, épisode 331 : Rescapé

Après quelques jours moroses à apprendre à composer avec la disparition de Gianfranco Espinosa, Félicia décida qu’il était plus que temps de changer d’air. Elle accepta donc l’invitation de Daniel Olson. Elle fut quelque peu surprise de l’entendre proposer une rencontre au Den… non pas qu’il eût choisi l’un des clubs les plus réputés de La Cité, mais plutôt qu’il ait opté pour un endroit au beau milieu de la zone radiesthésique.
Le soir venu, elle se retourna donc là où elle avait si souvent égrené ses nuits avant son séjour en Europe, alors que la boîte venait tout juste d’ouvrir ses portes…
Elle avait cru que changer d’air lui ferait du bien; il lui fallut quelques minutes à peine pour être convaincue du contraire. Les rues du Centre essaimaient de groupes qui lui apparaissaient si juvéniles… Comme si, malgré leur petite différence d’âge, elle avait laissé derrière la vingtaine insouciante qu’ils lui rappelaient par leurs manières bruyantes et leurs échanges criards… Depuis combien de temps n’avait-elle pas fait partie de cette clientèle? Même son escapade thaïlandaise de l’été dernier s’était confinée au microcosme touristique, qui n’avait rien à voir avec les nuits endiablées aux mille surprises… Elle se sentait vieille. Vieille et fatiguée.
Alors qu’elle laissait son manteau au vestiaire, Félicia aperçut Eric Henriquez. Elle chercha son regard, mais il la dépassa sans l’avoir vue – ou en feignant de pas l’avoir reconnue.
Elle monta au salon privé.
L’homme qui en gardait l’accès était en train d’écrire, l’oreille collée au téléphone. Elle ne l’avait jamais vu au Den, mais il avait quelque chose de familier… Ils devaient s’être rencontrés dans un tout autre contexte. Il raccrocha. « Bonsoir, et bienvenue au salon privé! », dit-il en levant les yeux.
Il n’aurait pas moins sursauté s’il avait vu en fantôme devant lui.
« On se connaît? », demanda Félicia, de plus en plus certaine que c’était bien le cas.
« Oui. Enfin, non, pas vraiment. On s’est croisés une fois… Tu m’as sauvé la vie.
— Hein? » Elle le lorgna avec plus d’insistance, sans plus de succès. Quand avait-elle sauvé la vie de quiconque?
« Au Hilltown. »
L’information raviva le souvenir. Elle l’avait trouvé au sommet de l’hôtel durant le désastre, dans une position des plus précaires. Il tenait à bout de bras un homme suspendu dans le vide. Ce jour-là, il était tout gris, couvert de poussière de béton, à l’exception des sillons creusés par sa sueur et ses larmes. Elle n’avait plus repensé à ces deux gars-là par la suite. L’idée d’avoir été une héroïne pour quelqu’un fut comme une percée de soleil dans sa grisaille intérieure. Elle sourit pour la première fois de la journée.
 « Je m’appelle Andrew Luria », dit-il en lui tendant la main.
« Félicia Lytvyn. Je ne t’ai jamais vu ici avant…
— Ouais. Je fais des shifts ici et là. Le propriétaire est un ami d’enfance, on se dépanne mutuellement. Hey, écoute, je ne veux pas te retenir plus longtemps, mais il faut que je te dise… Mon ami Ben, que tu as sauvé aussi… Il donnerait tout pour pouvoir jaser avec toi.
— Je ne sais pas trop pour parler de quoi…
— Il a perdu sa femme dans la catastrophe.
— Oh.
— Ça l’aiderait peut-être à laisser tout ça derrière… Je peux prendre ton numéro? »
À un autre moment, elle aurait griffonné des chiffres au hasard, mais l’histoire d’un Ben endeuillé résonna avec sa propre tristesse d’avoir perdu son mentor. Elle donna sa carte à Andrew.
« Merci », dit-il. « Et bonne soirée! »

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