Après quelques jours moroses à
apprendre à composer avec la disparition de Gianfranco Espinosa, Félicia décida
qu’il était plus que temps de changer d’air. Elle accepta donc l’invitation de
Daniel Olson. Elle fut quelque peu surprise de l’entendre proposer une
rencontre au Den… non pas qu’il eût choisi l’un des clubs les plus réputés de
La Cité, mais plutôt qu’il ait opté pour un endroit au beau milieu de la zone
radiesthésique.
Le soir venu, elle se retourna donc
là où elle avait si souvent égrené ses nuits avant son séjour en Europe, alors
que la boîte venait tout juste d’ouvrir ses portes…
Elle avait cru que changer d’air lui
ferait du bien; il lui fallut quelques minutes à peine pour être convaincue du
contraire. Les rues du Centre essaimaient de groupes qui lui apparaissaient si
juvéniles… Comme si, malgré leur petite différence d’âge, elle avait laissé
derrière la vingtaine insouciante qu’ils lui rappelaient par leurs manières
bruyantes et leurs échanges criards… Depuis combien de temps n’avait-elle pas
fait partie de cette clientèle? Même son escapade thaïlandaise de l’été dernier
s’était confinée au microcosme touristique, qui n’avait rien à voir avec les
nuits endiablées aux mille surprises… Elle se sentait vieille. Vieille et
fatiguée.
Alors qu’elle laissait son manteau
au vestiaire, Félicia aperçut Eric Henriquez. Elle chercha son regard, mais il
la dépassa sans l’avoir vue – ou en feignant de pas l’avoir reconnue.
Elle monta au salon privé.
L’homme qui en gardait l’accès était
en train d’écrire, l’oreille collée au téléphone. Elle ne l’avait jamais vu au
Den, mais il avait quelque chose de familier… Ils devaient s’être rencontrés
dans un tout autre contexte. Il raccrocha. « Bonsoir, et bienvenue au
salon privé! », dit-il en levant les yeux.
Il n’aurait pas moins sursauté s’il
avait vu en fantôme devant lui.
« On se connaît? »,
demanda Félicia, de plus en plus certaine que c’était bien le cas.
« Oui. Enfin, non, pas
vraiment. On s’est croisés une fois… Tu m’as sauvé la vie.
— Hein? » Elle le lorgna avec
plus d’insistance, sans plus de succès. Quand avait-elle sauvé la vie de
quiconque?
« Au Hilltown. »
L’information raviva le souvenir.
Elle l’avait trouvé au sommet de l’hôtel durant le désastre, dans une position
des plus précaires. Il tenait à bout de bras un homme suspendu dans le vide. Ce
jour-là, il était tout gris, couvert de poussière de béton, à l’exception des
sillons creusés par sa sueur et ses larmes. Elle n’avait plus repensé à ces
deux gars-là par la suite. L’idée d’avoir été une héroïne pour quelqu’un fut
comme une percée de soleil dans sa grisaille intérieure. Elle sourit pour la
première fois de la journée.
« Je m’appelle Andrew Luria »,
dit-il en lui tendant la main.
« Félicia Lytvyn. Je ne t’ai
jamais vu ici avant…
— Ouais. Je fais des shifts ici et là. Le propriétaire est un
ami d’enfance, on se dépanne mutuellement. Hey, écoute, je ne veux pas te
retenir plus longtemps, mais il faut que je te dise… Mon ami Ben, que tu as
sauvé aussi… Il donnerait tout pour pouvoir jaser avec toi.
— Je ne sais pas trop pour parler de
quoi…
— Il a perdu sa femme dans la
catastrophe.
— Oh.
— Ça l’aiderait peut-être à laisser
tout ça derrière… Je peux prendre ton numéro? »
À un autre moment, elle aurait
griffonné des chiffres au hasard, mais l’histoire d’un Ben endeuillé résonna
avec sa propre tristesse d’avoir perdu son mentor. Elle donna sa carte à
Andrew.
« Merci », dit-il.
« Et bonne soirée! »
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