« You hou… Est-ce que ça va?
Martin? »
Ce n’est que lorsqu’il entendit son
nom que Martin réalisa qu’on s’adressait à lui. Il releva la tête. Il ne se
souvenait pas d’un mot du témoignage de celui qui avait pris la parole.
« Oui, oui, ça va », dit-il. « Tu peux continuer.
— J’avais fini », dit l’homme,
un peu penaud. Il alla se rasseoir du côté de l’auditoire.
« Je m’excuse », dit-il. « Je
suis un peu distrait.
— Ouais », dit Chanelle, une
femme entre deux âges qui fréquentait leur groupe de support depuis moins d’un
mois, elle aussi assise au premier rang. « En fait, t’as l’air high… »
Malaise chez les anonymes.
Martin n’était pas sous influence.
Il avait l’esprit – littéralement – ailleurs… Avec les deux autres auquel il
demeurait lié.
Timothée et Aizalyasni étaient en
train de faire l’amour, portés par une passion fondée sur une transparence
absolue. Ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient au lit… Mais
celle-ci n’était pas comme les autres.
Lorsque Martin était près d’eux,
leurs trois esprits pensaient à l’unisson, en harmonie parfaite, sans qu’aucune
frontière ou distinction ne les sépare. Leur intimité partagée rendait caduque
toute notion de pudeur. Il ne s’agissait pas d’un simple partage de leur vécu,
leurs désirs ou leurs secrets. Pour les trois, leur rapport n’avait rien qui
n’ait besoin d’être expliqué ou débattu. Ils étaient un, point à la ligne.
En s’éloignant des autres, il
découvrait que les choses redevenaient complexes. Déjà, avant de traverser le
boulevard St-Martin, il avait cessé de pouvoir voir dans l’esprit des gens.
Dans le Centre, il avait acquis la conviction qu’il lui serait désormais
impossible de faire apparaître l’étincelle entre ses paumes. C’est à ce
moment-là que son esprit avait recommencé à penser avec une mesure
d’indépendance, tout en restant lié aux deux autres… C’est pourquoi leurs ébats
étaient devenus troublants. Il était certes excité d’y assister comme ça, mais honteux aussi… Même s’il savait que Timothée et Aizalyasni, eux,
n’y voyaient pas le moindre problème.
On aurait été distrait à moins…
« Regarde, encore! »,
continua Chanelle sur un ton réprobateur. « As-tu vu le sourire qu’il a
dans la face? Pis je ne suis pas sûre que je l’aie vu cligner des yeux depuis
le début de la réunion… »
Maurice ne cacha pas son outrage.
« C’est pas ce que tu penses! Si Martin aurait…
— C’est correct, Maurice. En fait,
elle n’a pas tort. » Tous ceux qui connaissaient Martin froncèrent les
sourcils. Tout le monde pouvait rechuter, mais Martin? Après tout ce temps?
« En ce moment, je suis sous
l’effet d’un nouvel antidépresseur », répondit-il.
Chanelle le scruta encore, loin
d’être convaincue. « Lequel?
— Le meilleur de tous.
L’amour. » Tout le monde accueillit la répartie avec un sourire, même
Chanelle. Quelqu’un derrière Martin lui donna une tape sur l’épaule; deux ou
trois personnes applaudirent. Martin n’aurait jamais offert cette réponse en
temps normal. C’était la partie de lui – d’eux – qui était Tim qui la lui avait
soufflée. Il se demanda pour la première fois si sa réunion d’anciens
toxicomanes pouvait avoir l’effet réciproque, celui de détourner les tourtereaux
de leur moment ensemble…
Martin donna la parole au participant
suivant. Timothée et Aizalyasni jouirent simultanément au moment même où
celui-ci commença son témoignage.
Une aura de bien-être, de tendresse
sans fard ni filtre enroba Timothée et Aizalyasni, et Martin avec eux. Cette
satisfaction par personne interposée offrait une nouvelle distraction. Il avait
envie de les rejoindre et les étreindre, se fondre avec eux à nouveau, mais une
part de lui n’était pas encore prête à relâcher son individualité retrouvée.
Il s’efforça donc de se concentrer
sur le reste de la réunion. Comme c’était coutume, certains habitués restèrent à
la fin pour papoter en finissant leur café.
Maurice l’aborda avec un clin d’œil.
« En amour, hein? Tu ne nous avais pas dit ça… Comment elle
s’appelle? »
Martin se contenta de lui faire un
sourire mystérieux et d’esquiver la question. « On ne t’a pas vu souvent
au Terminus ces derniers temps… »
Maurice sourit à son tour. « C’est
parce que je me suis trouvé deux jobines… Elles ne sont pas super payantes,
mais au moins, à c’t’heure, je mange plutôt que de me taper des pilules. J’ai
presque fini de payer mes dettes à Tobin. Je vais pouvoir arrêter de me cacher…
Est-ce que tu repars vers le Centre-Sud, là?
— Pas tout de suite. J’ai un petit
creux. Faudrait que j’aille manger.
— Moi itou. Je connais une bonne
place à hot dogs, pas loin, pas chère… Ça te tente-tu?
— Non… En fait, j’ai le goût de
manger de la bouffe malaisienne. »
— Je n’ai jamais essayé ça…
— Moi non plus, en fait. Mais je
sais que j’adore ça… »
L’expression perplexe de Maurice
laissa penser qu’il avait peut-être rejoint Chanelle dans ses soupçons.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire