dimanche 18 octobre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 392 : Fait

Le silence s’étira, entrecoupé de reniflements. Chanelle tenait une boule de papiers mouchoirs dans sa main qui suffisaient à peine à éponger ce qui coulait de son nez et ses yeux.
« Des fois, c’est juste… trop », reprit la femme devant l’assemblée des anonymes. « C’est comme si, t’sais, le plaisir n’existait plus? Alors j’évite la tentation, j’évite les fêtes, j’évite tout le monde qui pourrait me redonner envie de consommer… » Elle éclata en sanglots. « J’évite tout… Tout ce qui pourrait me donner envie d’avoir du plaisir! »
Certains membres de l’assistance étaient mal à l’aise face à cette effusion, mais Martin laissa les larmes couler. Il devinait que le temps d’intervenir n’était pas tout-à-fait venu…
Le local était trop à l’est pour toucher au cercle qu’il avait ouvert en suivant les instructions de Madame. La distance était assez grande pour resserrer les frontières de son esprit, assez pour que les pensées des autres cessent s’immiscent dans les siennes. Toutefois, même séparé de la trinité, il demeurait hypersensible aux émotions des gens sans aucune aide surnaturelle. Il avait développé une compréhension accrue d’autrui au fil des semaines, entouré de gens qu’il pouvait lire comme autant de livres ouverts. De plus, l’esprit de Timothée, fils de psy, lui avait fourni tout un bagage théorique qui lui permettait de nommer ce qu’il intuitionnait…
« La consommation ne donne pas vraiment du plaisir », dit-il lorsqu’une accalmie survint dans la tempête d’émotions. « La consommation ne fait que donner l’impression d’avoir du plaisir. Mais au fond, elle distrait de ce qu’elle est en train de nous coûter. »
Chanelle acquiesça. « C’est pour ça que c’est important pour moi de venir vous en parler. Je ne peux pas dire que ce soit les meilleurs partys en ville… » Elle fit un sourire triste; l’assistance ricana poliment. « Mais ça aide. Ça aide vraiment de savoir… Que je ne suis pas toute seule. »
Elle se releva; on l’applaudit selon l’usage. En suivant Chanelle du regard alors qu’elle allait se rasseoir, Martin nota qu’un nouveau venu s’était joint au groupe. Il s’était assis en arrière, les bras croisés, la mine patibulaire.
Martin donna la parole au participant suivant. Raul prit place en avant et se lança dans un témoignage empreint de fierté. L’attention de Martin fut partagée le discours de Raul et la présence inquiétante derrière lui.
Après quelques minutes, il entendit le frottement d’une chaise contre le plancher. Un coup d’œil en arrière lui apprit que le nouveau venu s’était levé; il se dirigeait maintenant vers la sortie. Martin fut soulagé : il avait craint avoir affaire à un fauteur de trouble. Mais il s’agissait sans doute d’un autre indécis, tenté de reprendre sa vie en main, mais pas encore prêt à le faire.
Raul finit son témoignage. Il reprit sa place accompagné des habituels applaudissements.
« Ça va être tout pour ce soir. », dit Martin. « On se revoit la semaine prochaine, même heure, même place! »
L’assemblée redevint un essaim d’individus. La plupart quittèrent tout de suite; certains papotèrent quelques minutes avant de s’en aller à leur tour. Certains habitués, toujours les mêmes, aidèrent Martin à empiler les chaises pliantes dans le placard à rangement. Ceux-ci se séparèrent les victuailles restantes avant de sortir, laissant boucler le local tout seul. Ce dernier entreprit d’aller vider la cafetière, déjà un peu refroidie, dans l’évier de la salle de bain.
Lorsqu’il revint dans le local, l’inconnu l’attendait. Il n’était pas seul : deux autres hommes sortis du même moule l’accompagnaient. « Martin Martel? » Il ne répondit pas. « Tu vas venir avec nous. »
Son sang glaça dans ses veines. Loin de Tim et Aizalyasni, hors des cercles magiques, il se sentait si démuni… Il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Il prit une profonde inspiration et se concentra.
« Bouge pas! », somma l’homme. Martin ne se faisait pas d’illusion : il était peut-être déjà mort. Il n’avait donc rien à perdre à tenter quelque chose, n’importe quoi. Il se sentit connecter avec l’énergie des cercles, malgré leur distance. Il leva les paumes; les hommes se précipitèrent sur lui. Pendant un instant, sa connexion s’étendit jusqu’au Terminus… Jusqu’à Tim et Aizalyasni. Celle-ci ne dura qu’un instant à peine : l’un des hommes l’électrocuta au taser. Son corps cessa de lui obéir, en proie à une douleur atroce. Le choc se répéta deux, trois, quatre fois… À ce stade, Martin n’était plus qu’à moitié conscient, englouti par la souffrance. Les hommes le hissèrent debout et le traînèrent vers la sortie.
Il lui fallut plusieurs minutes avant d’être capable de formuler une idée à peu près cohérente.
Je suis fait, pensa-t-il alors qu’on le jetait sans ménagement dans le coffre d’une voiture.
Martin fut électrocuté de nouveau, à répétition, jusqu’à ce qu’il perde conscience.

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