Le silence s’étira,
entrecoupé de reniflements. Chanelle tenait une boule de papiers mouchoirs dans
sa main qui suffisaient à peine à éponger ce qui coulait de son nez et ses
yeux.
« Des fois, c’est
juste… trop », reprit la femme devant l’assemblée des anonymes. « C’est
comme si, t’sais, le plaisir n’existait plus? Alors j’évite la tentation, j’évite
les fêtes, j’évite tout le monde qui pourrait me redonner envie de consommer… »
Elle éclata en sanglots. « J’évite tout… Tout ce qui pourrait me donner envie d’avoir du plaisir! »
Certains membres de l’assistance
étaient mal à l’aise face à cette effusion, mais Martin laissa les larmes
couler. Il devinait que le temps d’intervenir n’était pas tout-à-fait venu…
Le local était trop à
l’est pour toucher au cercle qu’il avait ouvert en suivant les instructions de
Madame. La distance était assez grande pour resserrer les frontières de son
esprit, assez pour que les pensées des autres cessent s’immiscent dans les
siennes. Toutefois, même séparé de la trinité, il demeurait hypersensible aux
émotions des gens sans aucune aide surnaturelle. Il avait développé une
compréhension accrue d’autrui au fil des semaines, entouré de gens qu’il
pouvait lire comme autant de livres ouverts. De plus, l’esprit de Timothée,
fils de psy, lui avait fourni tout un bagage théorique qui lui permettait de
nommer ce qu’il intuitionnait…
« La consommation
ne donne pas vraiment du plaisir », dit-il lorsqu’une accalmie survint
dans la tempête d’émotions. « La consommation ne fait que donner l’impression
d’avoir du plaisir. Mais au fond, elle distrait de ce qu’elle est en train de
nous coûter. »
Chanelle acquiesça. « C’est
pour ça que c’est important pour moi de venir vous en parler. Je ne peux pas
dire que ce soit les meilleurs partys en ville… » Elle fit un sourire
triste; l’assistance ricana poliment. « Mais ça aide. Ça aide vraiment de
savoir… Que je ne suis pas toute seule. »
Elle se releva; on l’applaudit
selon l’usage. En suivant Chanelle du regard alors qu’elle allait se rasseoir,
Martin nota qu’un nouveau venu s’était joint au groupe. Il s’était assis en
arrière, les bras croisés, la mine patibulaire.
Martin donna la parole
au participant suivant. Raul prit place en avant et se lança dans un témoignage
empreint de fierté. L’attention de Martin fut partagée le discours de Raul et
la présence inquiétante derrière lui.
Après quelques
minutes, il entendit le frottement d’une chaise contre le plancher. Un coup d’œil
en arrière lui apprit que le nouveau venu s’était levé; il se dirigeait
maintenant vers la sortie. Martin fut soulagé : il avait craint avoir
affaire à un fauteur de trouble. Mais il s’agissait sans doute d’un autre
indécis, tenté de reprendre sa vie en main, mais pas encore prêt à le faire.
Raul finit son
témoignage. Il reprit sa place accompagné des habituels applaudissements.
« Ça va être tout
pour ce soir. », dit Martin. « On se revoit la semaine prochaine,
même heure, même place! »
L’assemblée redevint
un essaim d’individus. La plupart quittèrent tout de suite; certains papotèrent
quelques minutes avant de s’en aller à leur tour. Certains habitués, toujours
les mêmes, aidèrent Martin à empiler les chaises pliantes dans le placard à
rangement. Ceux-ci se séparèrent les victuailles restantes avant de sortir,
laissant boucler le local tout seul. Ce dernier entreprit d’aller vider la
cafetière, déjà un peu refroidie, dans l’évier de la salle de bain.
Lorsqu’il revint dans
le local, l’inconnu l’attendait. Il n’était pas seul : deux autres hommes
sortis du même moule l’accompagnaient. « Martin Martel? » Il ne
répondit pas. « Tu vas venir avec nous. »
Son sang glaça dans
ses veines. Loin de Tim et Aizalyasni, hors des cercles magiques, il se sentait
si démuni… Il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Il prit une profonde
inspiration et se concentra.
« Bouge pas! »,
somma l’homme. Martin ne se faisait pas d’illusion : il était peut-être
déjà mort. Il n’avait donc rien à perdre à tenter quelque chose, n’importe
quoi. Il se sentit connecter avec l’énergie des cercles, malgré leur distance.
Il leva les paumes; les hommes se précipitèrent sur lui. Pendant un instant, sa
connexion s’étendit jusqu’au Terminus… Jusqu’à Tim et Aizalyasni. Celle-ci ne
dura qu’un instant à peine : l’un des hommes l’électrocuta au taser. Son
corps cessa de lui obéir, en proie à une douleur atroce. Le choc se répéta
deux, trois, quatre fois… À ce stade, Martin n’était plus qu’à moitié
conscient, englouti par la souffrance. Les hommes le hissèrent debout et le
traînèrent vers la sortie.
Il lui fallut
plusieurs minutes avant d’être capable de formuler une idée à peu près
cohérente.
Je suis fait, pensa-t-il alors qu’on le jetait sans ménagement dans
le coffre d’une voiture.
Martin fut électrocuté
de nouveau, à répétition, jusqu’à ce qu’il perde conscience.
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