Massant ses jointures,
Tobin joua du coude pour rejoindre Aizalyasni et les blessés. « Reculez-vous!
Laissez-leur de l’espace! »
Il la trouva
agenouillée entre les deux hommes, une main sur le torse de Martin, l’autre sur
celui de Timothée. Une faible lueur brillait là où elle les touchait. Elle
sanglotait, le souffle court, en répétant les mêmes mots : « Ne meurs
pas… Je ne veux pas te perdre… Ne meurs pas… J’ai besoin de toi… »
Tobin s’accroupit
devant elle. « Qu’est-ce qui ne marche pas?
— Je ne peux pas
retenir Tim toute seule!
— Alors guéris Martin!
À vous deux, vous…
— Si je le
lâche, il va partir! Je le sens
déjà glisser entre mes doigts… »
Tobin se tourna vers
Martin et le gifla. Il ne réagit pas. « Fuck, Martin, ce n’est pas le
temps de dormir… Réveille! » Une autre gifle n’obtint pas plus de
résultats. « Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider?
— Rien. Seule, je n’y
arriverai pas. Notre puissance vient du fait que nous sommes trois… Déjà, à
deux, ce serait peut-être différent… » Sa lèvre se mit à trembler.
Plus que tout, Tobin
détestait se sentir impuissant. « Alors prends-moi », lança-t-il.
Aizalyasni releva la
tête, estomaquée. « Toi… avec nous?
— Paraît que je suis
incomplet de toute manière, ce ne sera pas une grosse perte. » Il ne jugea
pas bon d’ajouter qu’avec la puissance de la trinité à sa disposition, il
serait ensuite en mesure de faire payer ces enculés de mafieux. « Vas-y! »
Aizalyasni ferma les
yeux; l’instant d’après, elle fronçait les sourcils. « Ça ne marche pas!
— Quoi? Qu’est-ce qui
ne marche pas?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas! » Un sanglot.
« Il ne respire plus! Je le sens! Il s’en va! »
Il n’y avait plus de temps
à perdre; Tobin allait devoir se montrer créatif. Mike lui avait raconté que la
première fois qu’Aizalyasni avait manifesté ses capacités surnaturelles – avant
même la formation de la trinité –, c’était parce que des mafieux lui avaient
tiré dessus.
Il dégaina son
pistolet et pressa le canon contre le front d’Aizalyasni.
« Force-toi », dit-il d’une voix dure. Il sentit les fidèles se
tendre partout autour d’eux, mais il n’y prêta pas attention. Il n’y avait qu’Aizalyasni
et lui au monde.
Elle fit non de la
tête, les larmes mouillant ses joues.
Elle n’y croit pas. Foutus
télépathes. Tobin releva son pistolet. Le canon avait imprimé un troisième
œil sur le front de la jeune fille. Il retira le cran de sûreté et la mit en
joue à nouveau. « Paraît que tu es capable d’arrêter les balles… On
va voir. J’appuie sur la gâchette à trois. Un. Deux… »
Tobin sentit un
vertige indescriptible, comme s’il basculait hors de lui-même. Aizalyasni
ouvrit les yeux; Tobin se vit à travers elle, la confusion peinte sur son
visage d’emprunt. Un seul esprit animant leurs deux corps. Il pouvait
maintenant percevoir l’énergie magique ambiante, une énergie vibrante, vivante,
prête à être mobilisée… Ces nouvelles sensations auraient été déroutantes sans
Aizalyasni, pour qui elles étaient familières… Elle était lui; il était elle.
Tobin comprit qu’il
était déjà trop tard pour Tim. Même dans un hôpital, sa blessure était trop
sévère pour être guérie; le coup de feu avait détruit plusieurs organes
internes. Mais Aizalyasni avait dit vrai : elle retenait toujours l’esprit
de Tim malgré la ruine de son corps. Il restait encore un espoir.
La dyade s’attela à
régénérer Martin, sans toutefois relâcher son emprise sur Tim. La fille n’avait
pas menti : elle n’aurait pas pu réussir seule. À deux, la tâche demeurait
difficile.
Le retour à la
conscience de Martin causa un brusque remous dans leur esprit partagé, alors
qu’un troisième ensemble de pensées, d’émotions, d’expériences se superposa aux
leurs. Tobin partagea avec les deux autres une impression de soulagement face
au retour à une normale qu'il n’avait pourtant jamais connue. Ils
étaient trois à nouveau.
Ils n’eurent pas à
échanger un mot, à s’expliquer quoi que ce soit. Ils se positionnèrent en
cercle autour de Timothée, un point de lumière jaillissant entre les paumes de
chacun. Six mains se posèrent sur lui, deux sur sa tête, deux sur sa poitrine,
deux sur son ventre. Leurs corps se transformèrent en conducteurs; l’énergie
magique s’anima et les traversa. Ils trouvèrent l’essence de Timothée, cachée
dans son cerveau, son cœur, ses tripes. Ils la captèrent et l’attirèrent dans
leur union.
Ils étaient trois,
mais quatre en même temps. Comme les
mousquetaires, pensèrent-ils, et ils se réjouirent de savoir que l’allusion
provenait de la part d’eux qui avait été Timothée Lacombe.
Lorsqu’ils se
relevèrent, le corps de Tim avait disparu.
Quelques secondes à
peine s’étaient écoulées depuis que Tobin avait menacé d’appuyer sur la gâchette.
Un lourd silence régnait sur le Terminus.
« Nous sommes…
complets », dit Tobin. C’était vrai. Son lien avec la trinité lui donnait
une impression de stabilité, de réalité
qu’il n’avait pas ressentie depuis son retour à la vie.
« Timothée n’est
plus », dit Martin, sa lèvre enflée rendant sa diction traînante.
« Mais il est
avec nous, pour toujours », dit Aizalyasni.
Les trois se levèrent
et s’étreignirent en pleurant. La part des Trois qui avait été Karl Tobin ne se
souvenait pas de la dernière fois où il s’était laissé aller aux larmes.
Il était simultanément
homme et femme. Petit et grand. Police et bandit. Sensible et impitoyable.
La présence de Tobin
donnait à la Trinité ce qui lui avait manqué jusqu’ici : une part de
ténèbres.
Quelqu’un allait
payer…
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