Cette fois, malgré son
éloignement du Terminus, Martin demeura relié aux deux autres. Enfin,
presque : il avait retrouvé la même part d’individualité que lorsqu’il se
rendait à son groupe d’Anonymes, mais Nini et Tobin étaient là, tout près,
plutôt qu’une présence lointaine et diffuse. Ses pensées continuaient à être
teintées des leurs, et il savait qu’ils pouvaient voir à travers ses yeux.
Qu’est-ce qui expliquait cette différence? Une hypothèse s’imposait :
Tobin, à l’Agora, se situait entre Martin, dans la Petite-Méditerranée, et
Aizalyasni, au Terminus. Tout indiquait que les Trois pouvaient se relayer
l’énergie du Centre-Sud, à la manière de pylônes électriques. Martin sentait
qu’il lui suffirait de le vouloir pour que l’étincelle apparaisse entre ses
paumes… Aussi loin de la source, il ne pourrait sans doute pas manipuler la
matière aussi facilement, mais cette fois, il ne serait pas démuni... Il
conservait entre autres la capacité de fouiller dans la tête des gens.
C’était plus qu’il
l’avait espéré. Il mit le cap sur le café Buzzetta. C’était un secret de
polichinelle que l’endroit était le lieu de rencontre privilégié par les officiers
du clan Fusco. Son plan : en flânant aux alentours, il pourrait cueillir
assez d’informations pour trouver une faiblesse, une fissure où mettre le
doigt, et prendre sa revanche sur ceux qui l’avaient séquestré et battu pendant
des jours.
Il s’assit sur un banc
de parc juste en avant du café. Il n’avait pas besoin de ses yeux pour savoir ce
qui se passait à l’intérieur…
Lorsqu’un individu se
rendait au café, il suffisait que Martin se concentre pour percevoir ce qu’il
avait en tête. Il put donc, d’entrée de jeu, distinguer qui faisait partie du
clan Fusco, qui venait payer ses dus, qui entrait là pour un simple café, sans
réaliser la réelle vocation de l’endroit… Les rares qui ignoraient que
l’établissement était plus un club social pour gangsters qu’un véritable
restaurant réalisaient vite leur incongruité; en quelques secondes, ils
battaient en retraite. Un seul homme alla jusqu’à s’asseoir au bar le temps
d’un espresso; on se moqua de lui pendant le reste de la matinée. Non mais, il faut avoir la tête dans le cul
pour ne pas se rendre compte de pareille évidence!
Un homme – Petros
Pappas, que tout le monde appelait Pops – était le pilier du café. C’était à
lui que les nouveaux venus se rapportaient, c’était lui qui empochaient les
enveloppes d’argent qui étaient destinées à son organisation; s’il n’était pas
en discussion avec quelqu’un devant lui, il avait le téléphone à l’oreille.
Malheureusement, Martin ne pouvait pas percevoir ce qui se passait dans la tête
de ses interlocuteurs distants…
Les discussions du
jour tournaient autour de l’arrivage imminent au port de La Cité d’une
cargaison de « noix de coco » – l’un des arrivages les plus importants
des deux dernières années. En tant qu’ex-policier, Martin était tenté de faire
foirer cette manœuvre, et d’ainsi empêcher la drogue d’empoisonner la ville,
mais il savait trop bien comment ce genre de combine fonctionnait. Même si les
forces de l’ordre interceptaient la marchandise, ils ne réussiraient dans le
meilleur des cas qu’à coffrer les hommes les plus directement impliqués, sans
que le reste de l’organisation s’en ressente. Cette petite victoire ne
l’amènerait pas plus près de son objectif.
Fort actif en matinée,
le café devint plus calme en après-midi. L’activité reprit toutefois en début
de soirée, cette fois avec une clientèle plus jeune. Les décideurs passaient au
Buzzetta le matin; la nuit tombée, les soldats prenaient le relais. Petros
Pappas continuait à s’assurer de passer les informations et les instructions.
Les pensées de la
vieille garde étaient fort différentes de celles des nouveaux venus. Alors que
les premiers étaient prudents, circonspects, discrets, les autres étaient
impétueux, ambitieux, souvent frustrés de se retrouver dans une position
moindre que celle qu’ils croyaient mériter.
Martin se dit qu’il
tenait peut-être quelque chose… Qu’il suffirait de peu pour qu’un conflit de
générations s’enflamme… Particulièrement si quelqu’un sachant précisément où
jeter de l’huile s’en mêlait.
Martin considéra sa
première journée d’espionnage télépathique réussie; il retourna au Terminus
satisfait.
Le lendemain, il n’eut
toutefois pas le loisir de recommencer son manège. Quelques secondes à peine après
son arrivée devant le café Buzzetta, Pappas vint le rejoindre. « Salut,
l’ami, dit-il en s’assoyant.
— Salut…
— Hey, j’ai remarqué
que tu as passé toute la journée hier devant mon café…
— Je ne veux pas de
trouble », répondit Martin. C’était la réponse qu’il avait donnée mille
fois en pareilles circonstances lorsqu’il vivait dans la rue, où les problèmes
n’étaient jamais bien loin…
« Fais-toi en
pas, moi non plus, dit Pops en fouillant dans sa poche. Tiens, v’là vingt
piasses. Va t’acheter un sandwich. Tu devrais aller t’installer sur le bord du
lac, à la place. C’est bien plus beau que sur la rue.
— Ouais. Je comprends…
— Si t’as compris, je
n’aurai pas besoin de te le redire. Je n’aime pas ça, me répéter.
— Ça va, c’est beau…
J’ai compris : je m’en vais. » Martin se leva; Pops retourna dans son
café. Ses pensées étaient claires : la veille, il avait remarqué la
présence de Martin sans s’en formaliser; aujourd’hui, il craignait par son
retour d’avoir affaire à un agent de police en mission de surveillance ou
d’infiltration.
Il fallait être plus subtil dans mon approche, pensa-t-il.
C’pas grave, répondit Tobin. La
prochaine fois, ça va être à mon tour...
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