Olson ne s’était pas
attendu à ce que ses alliés du Terminus le déclarent persona non grata. La nouvelle de la mort de Timothée l’avait
ébranlé. Aurait-il réellement pu intervenir s’il s’était joint à la mission
pour trouver Martin? Il ne le saurait jamais.
Son esprit avait été
altéré au Terminus; c’était tout naturel qu’il se tourne dans cette même
direction pour réparer ce qui avait été cassé. Il avait tout essayé, enfin
presque. Il continuait à penser que si Pénélope acceptait la fusion de leurs
esprits, elle pourrait le soigner de l’intérieur.
Cette piste, il ne pouvait l’explorer avec personne d’autre.
Il lui restait une
dernière chance : demander de l’aide à ses pairs. Il demeurait toutefois
réticent à exposer des faiblesses que certains n’hésiteraient pas à exploiter.
Malgré l’atmosphère de collaboration qui s’était installée à l’Agora, les
rivalités et les intrigues des Maîtres – jaloux de leurs secrets, curieux d’apprendre
ceux des autres – n’allaient certainement pas disparaître du jour au lendemain.
S’il outrepassait ses
réticences pour confier ses difficultés à l’un d’eux, il choisirait Latour. En
ce moment, c’était impossible : il avait dû retourner à Tanger pour
renouveler les procédés qui défendaient l’ancienne maison de Kuhn et sa
précieuse salle des archives. Il avait promis de revenir pour le premier tour
de la petite Joute, à la fin de la semaine.
À court d’idée,
désespéré, vidé de son énergie, incertain de ses propres pensées et émotions,
Olson ne pouvait qu’attendre que le temps passe en restant à distance des
autres, surtout Pénélope. Il ne voulait pas que personne le voit dans cet état.
Il fila jusqu’à l’Agora
et monta au deuxième, où il choisit l’un des bureaux encore inoccupés, qu’il
meubla d’une simple chaise pliante. Il espéra, à travers le silence et le
dépouillement, trouver une mesure de soulagement.
Les accalmies s’avérèrent
rares et de courte durée. L’impression d’irréalité et le cliquetis dans sa tête
n’étaient jamais loin – méditation, visualisation, routine purificatrice,
chanter, danser, tourner sur lui-même jusqu'à s’étourdir, peu importe ses
efforts, aucune stratégie ne réussissait à l’apaiser plus que quelques minutes.
Il était affaissé sur
sa chaise, le visage entre les mains, lorsque Tobin entra dans le bureau.
« Oh. J’pensais
pas que la place était prise. »
Olson s’empressa de
masquer sa détresse. N’avait-il pas verrouillé la porte? « Qu’est-ce que
tu viens faire ici?
— J’allais faire mes
exercices… Pis toi, qu’est-ce que tu faisais là?
— Je me reposais un
peu.
— Pour être honnête, t’as
bien plus l’air d’avoir besoin de te changer les idées… » Il n’attendit
pas de réponse. « Moi aussi, en fait. Viens t’en : je sais exactement
de quoi t’as besoin. »
Pourquoi pas? Après
tout, la solitude n’avait pas si bien fonctionné.
Apparemment, selon
Tobin, se changer les idées revenait
à boire dans un bar de danseuses. Olson était certes un fin appréciateur de
féminité, mais pendant qu’il gravissait les marches du Club Céleste, il se sentait comme un œnologue à qui on aurait servi
avec fierté la pire piquette.
L’intérieur s’avéra
beaucoup moins crade qu’il l’avait imaginé. Le décor était neuf; la musique
était bonne; les femmes étaient superbes, l’une d’elle presque racée. Le
portier les guida jusqu’à une banquette; pendant qu’Olson s’asseyait, Tobin fit
signe à la danseuse que Daniel avait remarquée. Tobin lui chuchota quelques
paroles à l’oreille; sans dire un mot, elle grimpa sur la table et se mit au
travail.
Absolument
époustouflante, son soutien-gorge et sa jupe à paillettes avaient la même
teinte que ses cheveux, un rouge qui n’existait guère dans la nature. Ses
souliers aux talons vertigineux ne nuisaient en rien ses déplacements. Elle
ondulait avec une grâce incroyable, comme si elle était faite d’un fluide et
non de chair et d’os.
Il remarqua à peine
lorsqu’une serveuse arriva avec deux bières et une bouteille de Jack Daniel’s.
Chaque table avait une sorte de corniche où les consommations pouvaient être
déposées sans risquer d’être renversées par les danseuses. Tobin remplit les
verres pendant qu’Olson se laissait hypnotiser – le mot n’était pas exagéré –
par la fille en rouge.
Il en avait douté,
mais il fallait l’admettre que Tobin avait gagné son pari. Même la pièce
détachée dans son crâne semblait moins dérangeante qu’avant leur arrivée.
La chanson se termina
et la fille descendit, tout sourire. Olson applaudit. Tobin la paya en
murmurant quelque chose; elle acquiesça et s’éloigna à petits pas.
« Pas pire, hein?
— Je suis sincèrement
surpris. » La danseuse était moins parfaite que Pénélope – évidemment –,
mais sa compagne ne savait pas aguicher comme une pro. « Qu’est-ce que tu
lui as dit?
— De revenir dans une
dizaine de minutes. »
Olson fut heureux de
l’entendre. Tobin lui tendit deux verres, whisky et bière. Il goûta l’un, puis
l’autre. « Tu viens souvent ici?
— Juste quand mes amis
en ont besoin. »
Mes amis… La tourmente des derniers jours lui avait fait réaliser
qu’au fond, il n’avait que Pénélope dans sa vie. Sans elle, il ne resterait
rien. Dans ce contexte, qu’un homme – même un simple novice – l’appelle son ami
lui faisait du bien.
« Hey, j’peux te
poser une question?
— Tout ce que tu veux.
— Je m’en viens pas
pire dans la méditation que tu m’as montrée, l’affaire de l’espace intérieur,
t’sais? Je comprends mieux comment ça fonctionne en-dedans », dit-il en
tapotant sa tempe.
« C’est très bien.
En fait, c’est l’objectif.
— J’ai entendu dire
que les Maîtres sont capables de changer les pensées, les souvenirs, tout ça…
Toi, t’es-tu capable?
— Oui. Ce n’est pas
facile, mais comme pour le reste, avec la bonne préparation…
— Ah ouin? Et pis… Comment
ça marche?
— Tu en as pour des
années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais,
théoriquement? »
Olson hésita une
seconde. C’était le genre de secret qui méritait trois faveurs… Mais Tobin ne
lui demandait pas de lui révéler le procédé, seulement les principes
sous-jacents. Pourquoi le priver de ces informations? De toute manière, ce n’est pas comme s’il disposait des connaissances
et du pouvoir brut nécessaires pour en faire quoi que ce soit, n’est-ce pas?
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