dimanche 6 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 445 : Le strict minimum

Daniel Olson avait changé depuis qu’il avait participé à l’oraison du Terminus; il ne se passait pas un jour sans que Pénélope lui rappelle, trois fois plutôt qu’une. Elle le disait frénétique, dissipé, instable, sans parler de cette idée de fusionner avec elle, qu’elle jugeait saugrenue. Lui, pour sa part, la trouvait obtuse. Il avait l’impression d’être demeuré à peu près le même, à l’exception de cette étrange sensation dans sa tête, qui évoquait un engrenage cassé.
Depuis deux jours, toutefois, il n’en était plus certain. Sans raison apparente, la réalité avait pris une nouvelle apparence. Il n’était pas en proie à des hallucinations ou autres déformations perceptives, mais rien n’avait son apparence habituelle, comme s’il était pris dans une manifestation synchrone qui ne finissait plus. L’expérience, bien que déroutante, n’était pas dangereuse a priori, mais son arrivée aussi soudaine qu’inexplicable l’inquiétait néanmoins. Pénélope et lui avaient déployé toutes leurs ressources pour découvrir l’origine de ce mystère, sans succès. Olson avait alors proposé une piste qui n’avait pas plu à sa partenaire : il allait demander à Timothée d’examiner son esprit et, peut-être, de le réparer.
Sophie montait la garde devant la porte. La jeune femme incarnait l’antithèse de la féminité : ses vêtements amples et mous, ses cheveux courts, sa mine rébarbative, tout semblait un effort conscient pour éviter qu’on l’associe à son sexe.
Olson l’approcha avec un sourire avenant; elle l’apostropha en retour. « Tu ne fais pas un pas de plus! »
Daniel ne s’était pas attendu à être si mal accueilli à son retour au Terminus. « Sophie, c’est moi! Tu ne me reconnais pas?
— Ça ne change rien, rétorqua-t-elle avec hargne. Tu ne passes pas.
— Je veux voir Timothée. Je dois voir Timothée. » Il fit un pas en avant; Sophie tira brusquement un pistolet de sa veste. Elle le brandit ostensiblement. Olson leva les mains et battit en retraite. « Je ne suis pas une menace. Je suis un allié. C’est grâce à moi que vous avez localisé Martin…
Plutôt que l’apaiser, la tirade d’Olson accentua encore son attitude rébarbative. « Dude, lâche-moi avec tes grâce à moi, hein?
— Peux-tu au moins aller m’annoncer?
— S’ils veulent te voir, ils vont le dire.
— Mais va au moins les avertir! !
— Oh, t’en fais pas, ils savent déjà que t’es là. »
Comme pour démontrer qu’elle disait vrai, le portail s’ouvrit derrière elle. Le visage de Martin apparut dans l’ouverture. « Bonjour Daniel.
— Bonjour, Martin. Comme j’expliquais à cette charmante demoiselle, je suis venu voir Timothée…
— Je sais. Tu peux entrer. » Il s’écarta. Sophie, elle, n’était pas prête à lâcher le morceau. Elle lui fit une grimace, le majeur levé. Il dut la contourner pour pénétrer dans le Terminus.
« Je me demande ce que j’ai fait pour qu’elle m’en veuille comme ça, demanda Olson.
— Cherche du côté de ce que tu n’as pas fait », répondit Martin.
Il s’apprêtait à lui demander des explications quand Martin, sans crier gare, mit la main sur le front de Daniel. Le Terminus s’évanouit. Tout son être se mit à brûler de douleur immense, sauf pour ses bras engourdis d’avoir trop longtemps supporté le poids de son corps. Sa bouche goûtait le sang et la bile rancie. Ses tripes criaient, tordues par la faim et les coups. Ses pantalons avaient été souillés de merde et de pisse. Sa tête pulsait, comme si un percussionniste sadique l’avait prise pour instrument. Il vit deux hommes s’approcher, sachant qu’ils lui poseraient les mêmes questions que les autres jours, ces questions dont il ignorait la réponse. Personne ne savait où il se trouvait; personne ne pouvait lui venir en aide. Ce qui lui restait de vie allait s’éteindre dans la douleur et l’indignité.
Martin retira sa main, et Olson revint au Terminus. L’expérience avait été brutale, déroutante, à un point tel qu’il ne resta debout qu’au prix d’un effort. « Ça, c’est l’état dans lequel les autres m’ont trouvé. Je te remercie de les avoir guidés jusqu’à moi. »
Olson n’eut pas le temps de réagir; Martin remit sa paume sur son front. Olson se retrouva à côté de l’édifice où il avait conduit Timothée et ses alliés. Je suis Tim, réalisa-t-il. Les autres l’entouraient, arme au poing… Ils tenaient en joue des hommes, eux aussi armés – les mêmes qui avaient tourmenté Martin durant sa captivité. Soudainement, la fusillade démarra. Olson sentit l’impact d’une balle avant d’être submergé par une douleur impossible, mille fois plus aigüe que celle dont Martin avait souffert. Timothée s’écroula… Et Olson avec lui.
« Pour ça, je ne te remercie pas », dit Martin
Oh my God… Tim?
— Il est mort. Il a donné sa vie pour sauver la mienne.
— Je… Je ne sais pas quoi dire…
— Il est trop tard pour dire quoi que ce soit, Daniel. Si tu nous avais accompagnés, un magicien de ton calibre aurait pu faire toute la différence. Mais tu as décidé de te borner au strict minimum de la faveur qui nous était due. Et là, tu as le culot de venir demander notre aide. »
Il me devait une faveur, pensa Olson bien malgré lui.
« Timothée est mort. Nous ne te devons plus rien. Tu n’es plus la bienvenue parmi nous. »
Olson allait rétorquer, s’excuser, plaider sa bonne volonté, mais Martin ne lui en laissa pas le temps. L’homme fit un mouvement de la main, et Daniel fut projeté à l’extérieur du Terminus, plus confus et démuni que jamais.

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