Les nuits de Mélanie
Tremblay n’étaient pas toutes tissées de mélancolie.
Ce soir, elle avait
remarqué, à une table du salon VIP, deux hommes qu’elle avait rencontrés dans
des circonstances différentes. Le premier, Jean-Pierre, était vice-président à
la direction de la deuxième compagnie pharmaceutique au pays. Le second,
Hubert, siégeait au conseil d’administration d’une minière à la croissance
explosive. Elle avait engagé une conversation légère avec l’un, puis l’autre,
après quoi ils l’avaient invitée à se joindre à leur petit groupe.
Ils étaient prompts
aux commentaires acérés sur les gens, les choses, l’actualité; leurs moqueries tous
azimuts étaient divertissantes, et Mélanie prit plaisir à renchérir avec les
siennes. Imbu de l’impunité offerte par l’argent et le pouvoir, Jean-Pierre
préparait en série des lignes de cocaïne qu’il offrait à la ronde, sans même
tenter d’être discret. Trois filles gravitaient autour d’eux sans se mêler aux
conversations, sinon pour laisser entendre leur rire. Ces filles étaient toutes
trop jeunes, trop belles, trop sexy – sans doute des escortes.
Mélanie déclinait
toujours ce genre d’offres. Peu importe ce que disaient ceux qui chantaient les
louages de la drogue, elle n’avait que faire d’une stimulation accrue. Elle
préférait s’en tenir aux effets apaisants du vin et des cocktails. Elle
approchait d’ailleurs de cet état d’ivresse optimale qu’elle cherchait au fond
des verres. Le signe le plus clair : elle avait envie de danser.
Elle vida son cocktail
et tendit la main à Hubert, qui se laissa guider jusqu’à la piste. D’autres
membres du groupe les suivirent. Elle se laissa porter par les mélodies
accrocheuses, habitée par le rythme, le mouvement, se fondant dans le
frémissement des corps sur la piste bondée.
Le moment magique dura
le temps de deux chansons; la troisième, moins dans ses cordes, lui enleva l’envie
de danser pour ramener l’envie de boire. Elle se sentait vivante, le cœur battant,
la peau réchauffée par le doux exercice.
Elle se rendit à la
salle de bain pour se refaire une beauté avant de retourner à sa table. Elle
aperçut du coin de l’œil son garde du corps qui traversait le salon privé avec
elle, assez loin pour que sa présence demeure discrète, assez près pour
intervenir si une menace surgissait.
La danse n’avait pas
trop nui à sa mise en plis ou son maquillage. Elle se contenta de rafraîchir le
rouge de ses lèvres.
« Salut,
Mélanie. »
La surprise lui fit
échapper son bâton. Elle avait la certitude qu’elle était seule dans la pièce; elle
n’avait vu personne y entrer.
C’était Félicia
Lytvyn. Elle portait une robe bleue, excentrique, et des cuissardes assorties.
Son look flamboyant était quelque peu gâché par le feu sauvage qui ornait le
milieu de sa lèvre supérieure, une bosse irrégulière que tout le fond de teint
du monde ne pouvait cacher.
« Qu’est-ce que
tu me veux? », dit Mélanie, cassante. Elle n’avait pas du tout envie de
voir sa soirée être gâchée par une enfant gâtée.
« Je veux parler
business.
— Pff. Toi?
— Tu sais quoi? J’en
ai marre que tu ne me prennes pas au sérieux. »
Quelle tache, cette fille. « Vas-y, dit-elle en croisant les
bras. Montre-moi que j’ai tort. Surprends-moi.
— Bon. Je sais que tu
es à la tête de l’organisation de mon père. Avec Szasz, bien entendu. »
Mélanie dissimula sa
stupéfaction derrière un haussement d’épaules. Si elle savait, qui d’autre était au courant? Les médias? La police?
« Je sais que
c’est Jean Smith qui t’y a préparée », continua-t-elle.
Mélanie avait demandé
à être surprise; il fallait reconnaître qu’elle était bien servie. « Tu
connais Jean Smith?
— Très bien. Peut-être
mieux que toi. Il m’a préparée moi aussi… Pour autre chose. J’ai même été en
couple avec lui. Un drôle de couple…
— Es-tu encore en
contact avec lui? Sais-tu où…
— Il est mort »,
dit-elle, la tristesse dans les yeux.
« Je suis
désolée. » Elle l’était réellement. La confirmation de son décès – qu’elle
avait par ailleurs présumé, après sa disparition subite – l’attristait. « D’accord.
Je mords. De quoi veux-tu me parler? »
Félicia sortit de son
sac à main une feuille de papier pliée en quatre qu’elle tendit à Mélanie.
C’était l’impression d’une photo. « Je dois trouver ce gars-là. Il
s’appelle Arthur Van Haecht. Il utilise peut-être un alias : Romuald
Harré.
— C’est qui, ce type?
— C’est une affaire personnelle.
Et d’une extrême urgence. »
Mélanie lui redonna sa
photo. « Tu devrais engager un détective, ou le signaler à la
police. »
Félicia hésita avant
de répondre. « Il est très dangereux. Et on ne se le cachera pas : tu
as beaucoup, beaucoup plus de moyens que n’importe quel enquêteur.
— Quand même. Pourquoi
moi? Tu ne pouvais quand même pas t’attendre à ce que je t’accueille à bras
ouverts, considérant notre… historique?
— Mélanie, ce que je
te demande, c’est d’une importance que tu ne peux même pas imaginer. En
comparaison, notre vieille chicane ne pèse pas lourd.
— C’est important pour
toi, peut-être. » Elle finit d’appliquer son rouge et tourna le dos à
Félicia. « En business, ce n’est pas tout de demander, tu sais. Il faut
aussi offrir quelque chose…
— Je sais. J’ai le
passe-partout de mon père », lança Félicia.
Mélanie s’arrêta sec.
« Quoi!? »
Félicia lui tendit la
photo à nouveau. « Le passe-partout de mon père. Je n’ai pas besoin de te
dire ce que ça signifie. »
En effet, elle le
savait trop bien… Le passe-partout représentait la possibilité de mettre la
main sur les millions planqués par le vieux Lytvyn de son vivant… Avoir le
plein contrôle sur tous les comptes… Et surtout, une fois qu’elle aurait changé
le code, pouvoir dormir tranquille, sachant qu’elle serait désormais la seule
maîtresse de cette infrastructure financière unique, conçue sur mesure pour les
besoins de son organisation. Mélanie reprit la photo tendue par Félicia. « Si
jamais tu bluffes…
— Je ne bluffe pas.
Marché conclu? » Mélanie hocha la tête. « Donc : si vous trouvez
cet homme, il faut le restreindre sur-le-champ. Bâillonné, les mains attachées
dans le dos, les yeux bandés en tout temps. Peu importe ce qu’il fait, peu
importe les circonstances, même s’il pleure ou se pisse dessus, il doit être
restreint en tout temps. Contacte-moi à la seconde où tes hommes lui mettent le
grappin dessus.
— Il a l’air dangereux,
ton bonhomme.
— Peu importe ce que
tu peux imaginer, il est pire encore.
— Et s’il résiste? Se
débat? S’enfuit? »
Félicia hésita un
instant en léchant la plaie sur sa lèvre. Dégueulasse.
« Le plan est de le ramener vivant. Mais il faut l’arrêter à tout prix.
— Entendu. Je m’y mets
tout de suite. » Le passe-partout de M. Lytvyn en échange d’un homme.
Elle n’aurait jamais espéré s’en tirer à si bon compte.
« Mélanie…
— Quoi?
— Rien. Enfin, merci. »
Elle sortit de la
salle de bain sans répondre, déjà en mode travail, son téléphone à la main.
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