Will Szasz arpentait
la petite chambre d’hôtel comme un tigre en cage. Il regrettait de ne pas avoir
emprunté un joint de plus à Gen avant de quitter le bureau. Un peu d’herbe lui
aurait peut-être calmé les nerfs.
Le minibar offrait une
autre possibilité. Le frigo était plutôt bien garni; il lui aurait suffi de
trois secondes pour s’envoyer autant de shots
de vodka derrière la cravate. Leur coût démesuré le faisait hésiter, bien
que ces quelques dollars envolés ne pouvaient guère avoir d’effet sur l’état de
ses finances. Mais Szasz y voyait du vol, pur et simple, et il n’était pas le genre
d’homme prêt à se laisser rouler ainsi.
On frappa à la porte,
trois petits coups. C’était Megan. Son apparition eut pour Szasz l’effet qu’il
avait voulu retrouver : un apaisement immédiat, une relaxation profonde.
Quasiment un état de transe. Elle était accoutrée comme une hôtesse de
restaurant, jupe blanche et blouse noire. Par contraste avec sa tenue austère,
ses souliers rouges à talons hauts lui donnaient une aura incroyablement
séduisante. En guise de salutation, elle posa sa main sur sa joue avec un
sourire, puis elle se rendit directement au minibar. Elle craqua le sceau de
deux mini bouteilles de vodka et les vida dans un verre.
Devant le fait
accompli, Szasz n’avait plus de raison d’hésiter. Il accepta le drink et le vida d’un coup. Il exhala
longuement et s’écrasa sur l’un des deux lits. Megan alla s’asseoir sur ses
genoux. Elle ne pesait pas plus qu’une plume. « Dis-moi ce qui te
tracasse.
— Fusco a pété les
plombs, dit Will. Il s’est rendu à la police. C’est ma faute : on lui a
trop mis de pression…
— Tu crois que c’est
ton attaque-surprise qui l’a brisé? » Elle semblait fort amusée par cette
idée.
« Quoi d’autre? C’est
là qu’il a découvert que ses ennemis connaissent ses secrets les mieux gardés. Donc
qu’il ne peut faire confiance à personne.
— Oh, à ce sujet, il
n’a pas tort du tout.
— D’ailleurs, tu ne m’as
toujours pas dit comment tu avais su, pour l’héroïne…
— Ce n’est pas
important, répliqua Megan en lui massant la nuque.
— Si tu le dis. »
Le bien-être qu’elle lui insufflait était tel qu’il en perdait le fil de ses
pensées. Les doigts de la fille avaient quelque chose de magique. Ils étaient
capables de dissoudre son anxiété, ses doutes… Sa curiosité.
Il se laissa cajoler
sans rien ajouter pendant un délicieux moment, jusqu’à ce qu’on frappe à
nouveau. Megan alla ouvrir.
Mélanie Tremblay ne
cacha pas son déplaisir en apercevant l’adolescente. Elle entra en claquant la
porte derrière elle. « Merde, tu ne peux pas te passer de tes poulettes
quelques minutes?
— Ce n’est pas ce que
tu crois, répondit Szasz.
— Je suis sa
conseillère spéciale », renchérit Megan.
Mélanie la dépassa
comme si elle n’avait rien dit. « Franchement, Will! Arrête de penser avec
ta queue, un peu!
— Elle a fait ses
preuves », offrit-il.
Mélanie sembla
dubitative. « Madame Tremblay, dit Megan d’une voix ferme mais polie, vous
savez mieux que quiconque ce que c’est d’avoir quelque chose à offrir, mais d’être
mise à l’écart du simple fait d’être jeune. Et une femme. »
L’argument convainquit
Mélanie d’au moins tolérer sa présence. Elle enchaîna : « Venons-en
aux faits. Qu’est-ce qu’il y a de si urgent? Tu ne pouvais pas attendre notre meeting de lundi?
— J’te laisse en
juger. Notre ami Guido a décidé de prendre sa retraite.
— Quoi?
— Je tiens
l’information directement de mon gars aux affaires criminelles. »
L’anxiété revint en trombes. Szasz aurait voulu sentir à nouveau le toucher rassurant
de Megan. « Et tu ne sais pas encore le meilleur. Il s’apprête à se mettre
à table.
— Ce n’est pas
possible… » Le visage de Mélanie avait rougi et son front s’était couvert
d’une sueur froide. « Qu’est-ce qui se passe du côté de la
Petite-Méditerranée? Comment les autres ont réagi?
— Je ne sais pas. Je n’ai
pas trop envie de leur parler, à eux autres.
— Pourquoi?
— Il y a quelque chose
que tu devrais savoir… La frappe contre Cigolani, c’était moi.
— Tu as fait QUOI? » Mélanie
se prit la tête à deux mains. « J’ai juré à Fusco qu’on n’avait rien à voir
là-dedans! Pourquoi me l’as-tu caché?
— Je ne t’ai rien
caché. C’était mon affaire. Je m’occupe de la rue, tu t’occupes du cash. C’est
notre accord.
— Mais de là à déclarer
la guerre aux Italiens!
— Je n’ai pas déclaré
la guerre… C’était une seule opération. Qui aurait pu être très, très payante.
— Et tu penses que la
mafia va dire oh, c’était juste une
petite opération, on comprend ça, pas de trouble? »
Megan s’interposa, l’index
levé. « Madame Tremblay, vous négligez certains aspects de la situation…
— Toi, personne ne t’a
demandé ton avis!
— L’équipe de monsieur
Fusco sera déséquilibrée par sa trahison, continua-t-elle. Vu qu’il n’a jamais
clairement désigné de successeur, ses conseillers les plus ambitieux joueront
du coude pour prendre sa place. Mais surtout, chacun sera d’abord préoccupé par
l’idée de couvrir ses arrières. Pas de découvrir les tenants et les
aboutissants d’une fusillade.
— Mais si Fusco se met
à parler…
— …la police va l’interroger
sur ses affaires à lui, sur ses collaborateurs, ses opérations. Pas les vôtres :
la police ne peut pas monter un dossier sur tout le monde à partir de son seul
témoignage. »
Will n’était pas peu
fier. On aurait pu croire que le propos de Megan était issu d’une longue
réflexion. Mais c’était impossible : elle venait tout juste d’apprendre la
nouvelle, elle aussi. À dix-huit ans,
quand même : quelle lucidité!
Mélanie semblait plus
réticente à l’admettre. Elle se tourna vers Will. « Où est-ce que tu l’as
trouvée, celle-là?
— Qu’est-ce que ça
change? Tu sais qu’elle a raison.
— Il va sans dire que
la transition vers un nouveau leadership sera riche en opportunités, continua
Megan. Des opportunités à saisir. »
Mélanie leva les bras
au ciel, excédée. « Tu t’occupes de la rue, fine. J’espère juste que tu sais ce que tu fais. » Elle pointa
un doigt accusateur vers lui. « Mais à l’avenir, je veux être tenue au
courant de tout ce qui se passe de ton côté! »
Szasz acquiesça. « C’est
tout ce que je voulais que tu saches. Le reste peut attendre à lundi.
— Tiens, tant qu’à y
être… » Mélanie sortit une photo de son sac et la lui tendit. « Cinquante
mille dollars pour trouver ce bonhomme et le livrer bâillonné, menotté, les
yeux bandés.
— Rien de moins. C’est
qui, au juste?
— Aucune idée. Paraît
qu’il est sacrément dangereux. Un certain Arthur Van Haecht. » Megan tressaillit
en entendant le nom. « Dis-moi pas qu’elle sait où le trouver », dit
Mélanie, incrédule.
« Où, non,
répondit Megan. Comment? Peut-être… »
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