dimanche 19 mars 2017

Le Nœud Gordien, épisode 462 : Gordium, 1re partie

L’oiseau s’envola bien au-dessus des toits les plus élevés des environs, collant du haut des airs à la trajectoire de la voiture qu’il devait suivre, sans jamais la perdre de vue. Le véhicule tourna à droite pour se diriger là où les édifices étaient les plus grands, au point de parfois toucher les nuages. L’oiseau maintint son altitude, mais les bâtisses eurent tôt fait de le rejoindre, jusqu’à ce que le reflet de ses ailes noires apparaisse dans les hautes fenêtres de couleur métallique. En contrebas, il entendait les croassements des clans de corneilles qui s’affrontaient avec pour enjeu les ruelles et leurs ressources. Ces conflits n’avaient rien à voir avec lui; il poursuivit son chemin, vissé à son objectif comme un missile à tête chercheuse.
Son esprit avait saisi que les clignotants signalaient un virage à venir; il put plonger à temps lorsque la voiture s’engagea dans la bouche d’un stationnement souterrain. Il se faufila de justesse sous la porte qui finissait de se refermer. Le ventre presque collé au sol, il lui suffit de tendre les pattes et déployer les ailes pour se poser tout en douceur.
Le conducteur sortit de la voiture et s’engagea dans la cage d’un escalier. Le volatile comprenait bien que, sans lui, le véhicule resterait là; il se permit donc d’explorer le stationnement, en veillant à ce que personne ne le remarque.
Il alla se jucher sur une grosse poubelle sans couvercle, non loin de l’escalier. Il remarqua au premier coup d’œil un tiers de sandwich. Il se laissa tomber dans les vidanges; la surface faite essentiellement de papier journal s’affaissa sous son poids, mais il recouvra son équilibre d’un battement d’ailes.
Le trésor était enrobé de papier ciré et de pellicule plastique. Il posa une patte dessus, celle qui portait la bague – cette chose qui l’agaçait chaque fois que son humain la lui mettait, mais qui, du moins, n’entravait pas son efficacité. En trois coups de bec, les obstacles avaient été déchiquetés; le festin pouvait commencer.
Alors qu’il picorait son butin, Ozzy ressentit que son humain se déplaçait à son tour.

Depuis plusieurs jours, Édouard utilisait sa corneille pour filer discrètement Gordon dans ses déplacements. Dans un premier temps, leur lien télépathique lui permettait d’avoir une idée générale de sa position; il avait ensuite eu un coup de génie. Il avait équipé Ozzy d’un petit traceur GPS, beaucoup plus précis, qu’il pouvait suivre en temps réel sur son téléphone. Là où Ozzy se trouvait, Gordon n’était jamais bien loin. Il avait ainsi identifié les endroits que Gordon fréquentait le plus souvent – notamment l’Agora et l’édifice où Félicia le rejoignait pour ses leçons, mais aussi une petite maison de ville, située sur la vingt-troisième rue, où il passait l’essentiel de ses nuits. Il avait déduit que cette maison, dont personne ne semblait connaître l’existence, devait être la résidence secrète de Gordon, le saint des saints de sa vie privée.
Lorsque son oncle lui avait appris l’existence de cette maison, Alexandre était devenu obsédé à l’idée d’y pénétrer. Dans son esprit, c’était là que devait se trouver la vidéo de surveillance disparue de chez son père après sa mort. Lorsqu’il avait confié son projet à Édouard, il s’était attendu à ce que son oncle le convainque de laisser tomber. À sa grande surprise, non content de l’encourager, il avait proposé de lui porter main forte.
Les cambrioleurs en puissance se garèrent à deux coins de rue de leur destination. « Ozzy n’a toujours pas bougé, dit Édouard. La voie est libre. Tu veux vraiment aller de l’avant?
Alexandre reconnaissait qu’ils s’apprêtaient à poser un geste grave, peut-être commettre une erreur aux lourdes conséquences. Mais pouvait-il lâcher prise, abandonner son hypothèse sans agir? Jamais. « Let’s go », dit-il, plus décidé que jamais.
La maison était coquette, et ne se distinguait en rien des autres du voisinage : deux étages, terrain exigu, une entrée à l’avant, une autre à l’arrière. « Es-tu certain que c’est la bonne?, demanda Alexandre.
— Je ne suis certain de rien, répondit Édouard. Sinon que Gordon traîne très souvent ici.
— Si on entre par effraction dans la maison d’un inconnu, on va avoir l’air con…
— Ouais. Autant vérifier : va frapper à la porte.
— Es-tu malade?
— Penses-y… Si on zigonne pour entrer et qu’il y a quelqu’un en-dedans, on est cuits.
— Pis si je frappe et on m’ouvre?
— Si on ne te reconnaît pas, prends un air innocent et demande-leur s’ils ont dans leur cœur la parole du Christ. Avec ta petite bouille d’ange, ça devrait passer. »
Alexandre, dubitatif, obtempéra néanmoins. À quelques pas de la porte, sans réfléchir, il tourna les talons et s’engagea la vingt-troisième, direction est.

Quelqu’un siffla derrière Alexandre. C’était Édouard. Qu’est-ce que son oncle foutait là? À bien y penser, où se trouvait-il, au juste?
« Si je t’avais laissé faire, tu serais retourné chez toi, on dirait…
— Heu…
— Alex… Le système de sécurité hypnotique de Gordon frappe encore! Pas de doute : nous sommes au bon endroit!
Alexandre eut besoin d’un instant pour retrouver le fil et comprendre ce qui venait de se produire. « Fuck. On est fourrés, dit-il en rejoignant Édouard. Comment on va faire pour entrer sans se faire affecter? »
Ils réfléchirent un instant. « J’essaye quelque chose », dit Édouard. Il ferma les yeux et inspira profondément, à la recherche de l’état d’acuité. Au bout d’une bonne minute, il rouvrit les yeux et s’avança vers la porte. Alexandre retint son souffle, s’attendant à le voir rebrousser chemin à chacun de ses pas. Mais son oncle réussit à se rendre jusqu’au seuil.
« Wow! C’est quoi ton truc?
— Tu sais, le procédé émergeant dont je t’ai parlé?
— La formule anti-compulsion…
— Oui. Je me suis concentré là-dessus; on dirait bien que ça m’a protégé.
— Et moi, je fais quoi?
— Hum. Va falloir improviser. Ferme les yeux. Fais-moi confiance. » Alexandre obéit. Il entendit les pas d’Édouard le rejoignant, puis il sentit sa main se poser sur son épaule. Il se laissa guider sans poser de question. Après un moment, quelque chose en Alexandre se mit à résister, à vouloir s’en aller ailleurs… mais la main continua à la guider sans céder.
« Yes, s’exclama Édouard. On a réussi! » Lorsqu’Alexandre rouvrit les yeux, il découvrit qu’ils se tenaient maintenant devant la porte patio, derrière la maison. La poigne d’Édouard avait eu raison du procédé magique.
Mais il fallait encore entrer…

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