L’oiseau s’envola bien
au-dessus des toits les plus élevés des environs, collant du haut des airs à la
trajectoire de la voiture qu’il devait suivre, sans jamais la perdre de vue. Le
véhicule tourna à droite pour se diriger là où les édifices étaient les plus
grands, au point de parfois toucher les nuages. L’oiseau maintint son altitude,
mais les bâtisses eurent tôt fait de le rejoindre, jusqu’à ce que le reflet de
ses ailes noires apparaisse dans les hautes fenêtres de couleur métallique. En
contrebas, il entendait les croassements des clans de corneilles qui s’affrontaient
avec pour enjeu les ruelles et leurs ressources. Ces conflits n’avaient rien à
voir avec lui; il poursuivit son chemin, vissé à son objectif comme un missile
à tête chercheuse.
Son esprit avait saisi
que les clignotants signalaient un virage à venir; il put plonger à temps
lorsque la voiture s’engagea dans la bouche d’un stationnement souterrain. Il se
faufila de justesse sous la porte qui finissait de se refermer. Le ventre presque
collé au sol, il lui suffit de tendre les pattes et déployer les ailes pour se
poser tout en douceur.
Le conducteur sortit
de la voiture et s’engagea dans la cage d’un escalier. Le volatile comprenait bien
que, sans lui, le véhicule resterait là; il se permit donc d’explorer le
stationnement, en veillant à ce que personne ne le remarque.
Il alla se jucher sur
une grosse poubelle sans couvercle, non loin de l’escalier. Il remarqua au premier
coup d’œil un tiers de sandwich. Il se laissa tomber dans les vidanges; la
surface faite essentiellement de papier journal s’affaissa sous son poids, mais
il recouvra son équilibre d’un battement d’ailes.
Le trésor était enrobé
de papier ciré et de pellicule plastique. Il posa une patte dessus, celle qui
portait la bague – cette chose qui l’agaçait chaque fois que son humain la lui
mettait, mais qui, du moins, n’entravait pas son efficacité. En trois coups de
bec, les obstacles avaient été déchiquetés; le festin pouvait commencer.
Alors qu’il picorait
son butin, Ozzy ressentit que son humain se déplaçait à son tour.
Depuis plusieurs
jours, Édouard utilisait sa corneille pour filer discrètement Gordon dans ses
déplacements. Dans un premier temps, leur lien télépathique lui permettait d’avoir
une idée générale de sa position; il avait ensuite eu un coup de génie. Il
avait équipé Ozzy d’un petit traceur GPS, beaucoup plus précis, qu’il pouvait
suivre en temps réel sur son téléphone. Là où Ozzy se trouvait, Gordon n’était
jamais bien loin. Il avait ainsi identifié les endroits que Gordon fréquentait
le plus souvent – notamment l’Agora et l’édifice où Félicia le rejoignait pour
ses leçons, mais aussi une petite maison de ville, située sur la vingt-troisième
rue, où il passait l’essentiel de ses nuits. Il avait déduit que cette maison,
dont personne ne semblait connaître l’existence, devait être la résidence
secrète de Gordon, le saint des saints de sa vie privée.
Lorsque son oncle lui
avait appris l’existence de cette maison, Alexandre était devenu obsédé à l’idée
d’y pénétrer. Dans son esprit, c’était là que devait se trouver la vidéo de
surveillance disparue de chez son père après sa mort. Lorsqu’il avait confié son
projet à Édouard, il s’était attendu à ce que son oncle le convainque de
laisser tomber. À sa grande surprise, non content de l’encourager, il avait
proposé de lui porter main forte.
Les cambrioleurs en
puissance se garèrent à deux coins de rue de leur destination. « Ozzy n’a
toujours pas bougé, dit Édouard. La voie est libre. Tu veux vraiment aller de l’avant?
Alexandre
reconnaissait qu’ils s’apprêtaient à poser un geste grave, peut-être commettre une
erreur aux lourdes conséquences. Mais pouvait-il lâcher prise, abandonner son
hypothèse sans agir? Jamais. « Let’s go », dit-il, plus décidé que
jamais.
La maison était
coquette, et ne se distinguait en rien des autres du voisinage : deux
étages, terrain exigu, une entrée à l’avant, une autre à l’arrière. « Es-tu
certain que c’est la bonne?, demanda Alexandre.
— Je ne suis certain
de rien, répondit Édouard. Sinon que Gordon traîne très souvent ici.
— Si on entre par effraction
dans la maison d’un inconnu, on va avoir l’air con…
— Ouais. Autant
vérifier : va frapper à la porte.
— Es-tu malade?
— Penses-y… Si on
zigonne pour entrer et qu’il y a quelqu’un en-dedans, on est cuits.
— Pis si je frappe et
on m’ouvre?
— Si on ne te
reconnaît pas, prends un air innocent et demande-leur s’ils ont dans leur cœur la
parole du Christ. Avec ta petite bouille d’ange, ça devrait passer. »
Alexandre, dubitatif,
obtempéra néanmoins. À quelques pas de la porte, sans réfléchir, il tourna les
talons et s’engagea la vingt-troisième, direction est.
Quelqu’un siffla
derrière Alexandre. C’était Édouard. Qu’est-ce que son oncle foutait là? À bien
y penser, où se trouvait-il, au juste?
« Si je t’avais
laissé faire, tu serais retourné chez toi, on dirait…
— Heu…
— Alex… Le système de
sécurité hypnotique de Gordon frappe encore! Pas de doute : nous sommes au
bon endroit!
Alexandre eut besoin d’un
instant pour retrouver le fil et comprendre ce qui venait de se produire. « Fuck.
On est fourrés, dit-il en rejoignant Édouard. Comment on va faire pour entrer
sans se faire affecter? »
Ils réfléchirent un
instant. « J’essaye quelque chose », dit Édouard. Il ferma les yeux
et inspira profondément, à la recherche de l’état d’acuité. Au bout d’une bonne
minute, il rouvrit les yeux et s’avança vers la porte. Alexandre retint son
souffle, s’attendant à le voir rebrousser chemin à chacun de ses pas. Mais son
oncle réussit à se rendre jusqu’au seuil.
« Wow! C’est quoi
ton truc?
— Tu sais, le procédé
émergeant dont je t’ai parlé?
— La formule
anti-compulsion…
— Oui. Je me suis
concentré là-dessus; on dirait bien que ça m’a protégé.
— Et moi, je fais
quoi?
— Hum. Va falloir
improviser. Ferme les yeux. Fais-moi confiance. » Alexandre obéit. Il
entendit les pas d’Édouard le rejoignant, puis il sentit sa main se poser sur
son épaule. Il se laissa guider sans poser de question. Après un moment, quelque
chose en Alexandre se mit à résister, à vouloir s’en aller ailleurs… mais la
main continua à la guider sans céder.
« Yes, s’exclama Édouard. On a réussi! »
Lorsqu’Alexandre rouvrit les yeux, il découvrit qu’ils se tenaient maintenant
devant la porte patio, derrière la maison. La poigne d’Édouard avait eu raison
du procédé magique.
Mais il fallait encore
entrer…
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