Quatre heures du
matin : la nuit s’achevait, même si le matin demeurait loin. Le quartier à
vocation commerciale prenait, à cette heure, des allures de désert. Deux
figures noires s’y trouvaient néanmoins. Elles longeaient les murs menant à la
grande porte du 5450, boulevard La Rochelle, en veillant à esquiver les
lampadaires. Une fois à destination, l’un des deux tira une clé de sa poche et
la glissa dans l’ouverture. « Ah! Les cons! Ils n’ont pas changé la
serrure!
— Chut!, dit l’autre.
— Mais y’a personne ici!
— Ferme ta gueule quand
même! As-tu le mot de passe? »
Asjen fouilla ses poches
avec une inquiétude croissante. « Ne me dis pas que tu as oublié le
papier? »
Il fut soulagé de le trouver
dans sa poche d’en arrière. « Ben non. Évidemment. T’es prêt? Si vis pacem, para bellum. »
Aart tourna la clé et tira
la porte pendant qu’Asjen retenait son souffle. Pas d’alarme, pas d’explosion :
Arie leur avait fourni la bonne information.
Le seul éclairage du
rez-de-chaussée provenait de l’extérieur, mais Asjen avait passé assez de temps
à y faire le pied de grue pour pouvoir s’orienter dans le noir total. Sans
réfléchir, il se dirigea vers l’ascenseur. Son frère l’agrippa par le collet.
« On monte par l’escalier, imbécile! Veux-tu alerter toute la
bâtisse? »
Grommelant qu’il le savait,
qu’il était pas con, Asjen emboîta le pas à son frère. « Pourquoi père ne
nous a pas donné des instructions aussi précises que l’autre fois?
— Paraît que nos ennemis ont
brouillé ses visions du futur… »
Haletant, entre le
quatrième et le cinquième étage, Asjen demanda : « Tu le savais, toi,
qu’il voyait le futur?
— Fais ce qu’on te dit, ne pose
pas de questions. »
Les mots créèrent une
détente instantanée chez Asjen. Gordon les lui répétait chaque fois qu’il lui
donnait une pilule jaune au pouvoir orgasmique. Ça, c’était mieux que l’alcool,
que l’herbe, mieux que la porno. Le souvenir de ce plaisir dissipa tous ses
doutes. On lui avait demandé de capturer un Maître, il allait capturer un
Maître, point à la ligne. Je fais ce
qu’on me dit, je ne pose pas de questions.
Le cinquième n’avait pas
changé depuis leur départ précipité de l’Agora. Un rai sous la porte indiquait
leur destination. Ils entrèrent sans frapper.
Leur frère somnolait dans
son fauteuil roulant. Il sursauta. « Bon Dieu, Arie, t’as vraiment un air
de merde. » Les traits tirés, il avait perdu beaucoup de poids. Sa barbe,
blonde et peu fournie, donnait l’impression qu’un rideau de toiles d’araignées
lui pendait du menton.
« Qu’est-ce qui s’est
passé avec toi?, demanda Aart en refermant la porte derrière lui.
— Il se passe que ma
famille est partie en vadrouille en me laissant derrière », répondit-il d’une
voix rauque.
Oups. La compulsion s’accommodait mal des pauses, même pour
l’hygiène ou l’alimentation. La possibilité que personne n’ait pris le relais
après leur départ ne lui avait jamais même traversé l’esprit.
« Alors, demanda Aart,
est-elle là?
— Oui.
— Seule?
— Absolument.
— Comment le sais-tu? Tu
dormais!
— Personne ne va et vient à
cette heure, répondit-il, agacé. Vous la trouverez dans le laboratoire, au
troisième.
— On va lui faire regretter
de nous avoir trahis, dit Asjen. Oh que oui. » Arie parut consterné.
« Quoi?
— Êtes-vous certains de
faire les bonnes choses, pour les bonnes raisons?
— Ben oui. » Je fais ce qu’on me dit, je ne pose pas de
questions. « Qu’est-ce que tu insinues? T’es avec nous ou contre nous?
— Calmez-vous, tous les
deux, intervint Aart. Bien sûr qu’Arie est avec nous. Continue à nous tenir
informés. Et surtout, fais gaffe! On revient te tirer d’ici bientôt!
— Papa va être tellement
content de nous voir réunis, dit Asjen.
— Ouais. Papa », répondit Arie. Asjen s’expliquait
mal ce ton railleur, mais il n’en dit rien, préférant éviter se faire encore rabrouer
par son aîné.
Ils retournèrent à la cage
d’escalier et descendirent au troisième. À travers le judas, ils virent la
grande pièce plongée dans la pénombre. Une figure solitaire s’activait au fond,
dans une sorte de cubicule faite de cloisons amovibles et de tableaux à
roulette. Ils avaient de la veine : Mandeville leur tournait le dos,
penchée sur sa table de travail. Ils allaient pouvoir la surprendre… Asjen
espérait que le procédé inscrit sur la paume d’Aart fonctionne et leur évite le
gâchis de la dernière fois…
Les frères se faufilèrent
de l’autre côté de la porte sans qu’elle paraisse les avoir remarqués. Ils
s’approchèrent comme des fauves, prêts à bondir.
Les lumières s’allumèrent
d’un coup.
Ils restèrent pantois en
voyant émerger de leur cachette derrière les panneaux Stengers, Polkinghorne,
Avramopoulos, Lytvyn… Bref, l’Agora au grand complet les attendait de pied
ferme. Certains brandissaient des armes à feu; Vasquez tenait un long couteau
dans chaque main. C’était bien la première fois qu’il aurait préféré ne pas
mater ce corps de déesse.
« Ne bougez
pas », ordonna Mandeville. « Sinon, vous allez le regretter. »
Ils étaient cuits.
Asjen entendit dans son
esprit la voix de Gordon, la même qui lui sommait d’obéir sans se poser de
questions. Elle disait : Si vous
êtes capturés, vous oublierez tout. Tout… Il sentit son esprit se vider
comme une outre percée. Sa dernière pensée cohérente fut que ce vide n’était
pas désagréable du tout.
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