À son arrivée chez Félicia,
Polkinghorne voulut l’étreindre et lui faire la bise, comme c’était leur
habitude, mais il s’arrêta lorsqu’il remarqua les pansements qui couvraient ses
épaules. « Qu’est-ce que tu as?
— Bah, rien, je reviens de
chez le tatoueur…
— Tu t’es fait faire quoi?,
demanda-t-il, le sourcil haussé.
— C’est… abstrait. Je te
les montrerai lorsqu’ils seront finis. » Une copie sur papier se trouvait dans sa
chambre, mais elle préférait qu’aucun initié n’examine son design de trop près.
Félicia était désormais
encrée en six endroits : les deux épaules, les deux hanches, les deux
chevilles. Sa tatoueuse, elle-même colorée de la tête aux pieds, trouvait son
projet ambitieux pour une peau vierge. La résolution de Félicia – et le
généreux incitatif qu’elle lui avait offert d’entrée de jeu – l’avaient
toutefois convaincue d’accepter son dossier en rush et de développer le motif. Le lendemain, Félicia prenait place
sur la chaise. L’opération avait été longue et pénible; après chaque séance,
l’idée de s’y remettre devenait de puis en plus difficile. Elle avait toutefois
serré les dents et encaissé. « Alors, on s’y met? », demanda-t-elle à
son invité pour esquiver le sujet.
« Montre-moi
ça! »
Elle le conduisit au
grenier, jusqu’au symbole gravé dans la poutre. « Édouard m’a dit qu’il a
suffi d’un contact pour entrer en communication mentale avec Hill.
— Hmmm. Le symbole me
semble beaucoup trop simple pour déjouer la mort. Je vais avoir besoin de mon
troisième œil. » Félicia acquiesça; elle poussa les caisses de ferraille
contre le mur pendant que Polkinghorne disposait sur le sol les cinq cierges nécessaires
à cette méditation particulière, qui permettait une fine analyse de la nature
des procédés et de l’énergie radiesthésique ambiante. L’homme se dévêtit – la
méditation du Troisième œil interdisait le port de vêtements. Félicia peignit
les caractères requis sur ses paumes et sur son front, puis il entra dans le
cercle des cinq cierges.
« Ce n’est pas le
symbole qui est la clé du procédé, c’est la charpente même de la maison »,
dit-il après que l’œil dessiné sur son front se soit mis à luire. Il fronça les
sourcils. « C’est à se demander comment Hill a fait pour que ce dispositif
se maintienne durant tout ce temps… Le plus étonnant, c’est qu’on dirait même
qu’il y a un trop-plein d’énergie… Bon Dieu! Quelle complexité! » Il
ouvrit les yeux. « Félicia, je ne veux rien t’enlever, mais… Serait-ce
possible que ton talent soit relié au fait d’avoir grandi dans cette maison? »
Par réflexe, elle allait
protester, mais elle ne tarda pas à se rendre à l’évidence. « Grandir à
côté d’une crypte magique… Cela pourrait expliquer mon étrange affinité avec la
nécromancie. » Édouard aussi avait habité les lieux; même en tenant compte
du bond en avant que la compulsion d’Avramopoulos lui avait permis, il
progressait bien plus vite que la moyenne.
« Je ne comprends pas,
s’interrogea Polkinghorne : Hill était un Disciple de Khuzaymah, non?
Comment un charlatan a-t-il pu créer pareille merveille?
— Parce qu’il était aussi
un disciple de Harré. » Ignorant la surprise de l’homme, elle
ajouta : « Je suis certaine que c’est lui qu’il me faut pour empêcher
Harré de voir le futur.
— Hill refusera
certainement de nuire à son Maître… »
Il avait raison. « Je
vais faire en sorte qu’il n’ait pas d’autre choix que jouer mon jeu selon mes
règles.
— On croirait entendre
Espinosa! », dit Polkinghorne avec un sourire. Félicia devinait toutefois
l’inquiétude qui se cachait derrière sa bonhommie. Ils complétèrent les
préparatifs, il lui souhaita bonne chance, elle entra en acuité… Et elle toucha
le symbole. Elle se retrouva dans un espace blanc, entièrement vide. La
transition subite la dérouta un instant.
« Cette visite est
d’autant plus appréciée qu’elle est inattendue », dit une voix derrière
elle.
Elle se retourna. « M.
Hill. Je suis heureuse de pouvoir vous parler face à face.
— Votre choix de mot s’avère
ironique, compte tenu qu’en ce lieu, ni vous ni moi n’avons réellement de face.
— Ce lieu… M. Hill, le procédé caché dans votre maison Hill est un
chef-d’œuvre. Le travail d’un virtuose…
— Je n’en suis responsable
qu’à moitié », dit-il, rayonnant néanmoins de fierté.
— Et à qui devez-vous la
seconde?
— Oh, à Harré et son filet,
bien entendu.
— Vous m’excuserez :
j’ignore à quoi vous référez. »
Hill sembla étonné. Il
renifla, comme s’il cherchait à capter une odeur ténue. « Pourtant, vous
en portez l’arôme, comme un boulanger celui du pain frais… Vous devez bien le
savoir : n’est-ce pas à vous que j’ai communiqué les instructions pour
rattacher une âme à la matérialité?
— Une âme? Oh! Vous référez
aux impressions laissées par les victimes de mort violente?
— Précisément! Ces
impressions, comme vous dites, sont retenues par le filet posé par Harré; c’est
sur cette fondation que j’ai construit ce que vous avez qualifié de chef-d’œuvre. »
Félicia était sous le choc.
À ce jour, les Maîtres croyaient que les impressions avaient été rendu
possibles par l’augmentation de l’énergie radiesthésiques mondiale, et non par
un procédé orchestré par leur ennemi.
« Mon œuvre me met
toutefois dans une fâcheuse posture, continua Hill. Je comptais sur mon Maître
pour me délivrer de ce purgatoire; j’ai toutefois appris qu’il était décédé,
donc potentiellement prisonnier d’une situation analogue.
— Fâcheux, en effet… »
Les pensées de Félicia déboulaient à toute vitesse. « Vous avez de la
chance : j’ai développé un procédé de métempsychose dont je suis la seule
à connaitre le secret.
Elle avait toute son
attention. « Vous pourriez donc me sortir d’ici, de façon durable.
— Absolument. Vous n’auriez
plus à vous contenter d’être le marionnettiste du corps d’un autre.
— Par quel moyen
comptez-vous obtenir ce corps qui deviendrait le mien? » L’appât était
posé…
« Je suis à deux
doigts de trouver une solution, mais j’en suis empêchée par des initiés
surpuissants, capables de voir le futur. Pour des raisons que je ne comprends
pas, ils manipulent les événements de manière à m’empêcher d’atteindre le succès.
— Serait-ce par hasard ceux
qui occupent la gare du Centre-Sud?
— Précisément », dit
Félicia, en espérant que son bluff tienne.
— Leur pouvoir est immense.
Je préférerais de loin m’en faire des alliés que m’y opposer…
— Ils vous feraient au
mieux croire qu’ils supportent votre cause, seulement pour se retourner contre
vous au moment le plus inopportun. » Elle grimaça, insufflant à son mensonge
l’émotion réelle de la trahison de Tobin. « J’en sais quelque chose…
— Eh bien, madame, fidèle à
son habitude, le destin fait bien les choses : j’ai moi-même développé, à
l’époque, une façon d’aveugler Harré, afin de l’empêcher d’accomplir le sinistre
destin auquel il me destinait…
— Ne disiez-vous pas que
vous étiez son étudiant?
— Certes. Mais son dessein
d’origine était d’une nature plus funeste.
— Vous me raconterez cette
histoire une fois réincarné », dit Félicia. « Donnez-moi la recette
de votre procédé d’opacité, et j’en ferai mon affaire.
— Mieux encore :
sortez-moi d’ici, et je vous l’enseignerai en personne.
— À votre dernière sortie,
vous avez pris la poudre d’escampette avec le corps de mon amoureux, que j’ai
dû aller récupérer en Argentine. En Argentine! Désolée : je ne peux souscrire
à cette condition.
— Attendez… Si vous
promettez de me sortir d’ici, j’accepte de vous enseigner ma formule.
— Vous avez ma parole.
— Marché conclu, alors.
Comment voulez-vous procéder?
— Comme la dernière
fois : je vous prêterai ma main… Et ma plume. »
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