Narcisse Hill ouvrit les yeux, en proie à la confusion
totale. Dans toutes les directions, il n’y avait qu’une blancheur sans contour…
Un flou blanc qu’il connaissait trop bien.
« Non! », s’exclama-t-il. « NON! »
Il avait été stupide. M. Gauss lui avait prêté sa main, il
avait usurpé tout son corps. Une fois de retour dans le monde des vivants, il
aurait dû s’empresser de trouver un moyen d’y rester, peut-être en liant
définitivement son essence à son corps d’emprunt. Mais il avait été distrait…
Le niveau d’énergie radiesthésique dans La Cité l’avait surpris; il avait pu reconnaître
l’odeur familière du Cercle pour lequel son ami Jean-Baptiste s’était sacrifié –
avant que sa maladie ne l’ait rattrapé –, mais une autre s’y superposait,
exotique, épicée, inconnue… Son nez l’avait guidé jusqu’au Terminus, et après
avoir découvert ce lieu impossible au potentiel infini, il s’était mis dans la
tête de poursuivre sur-le-champ le grand projet de Harré.
Grave erreur : alors qu’il construisait des passages
reliant les Cercles de par le monde au Terminus, une maladresse l’avait fait
basculer dans un torrent. L’eau vive avait dû effacer l’écriture qui le liait à
la chair de M. Gauss…
Il était de retour dans l’écrin spirituel qui avait retenu
son âme, de son décès à ce jour. Ce siècle, il l’avait passé en léthargie,
réveillé seulement à quelques occasions – la fois où il avait possédé une
petite fille, une séance spirite où il avait communiqué à la jeune Lytvyn la
formule pour le sortir de là… Et cet événement qui l’avait ramené à la pleine
conscience, que M. Gauss avait appelé le
grand rituel.
Il avait construit dans la charpente de sa maison le
dispositif qui l’avait recueilli après sa mort. À nouveau séparé de la chair,
il y était retourné… Éveillé, cette fois.
L’implication s’imposait, terrifiante : il était coincé
au purgatoire, peut-être pour l’éternité. Combien de temps avant que le néant,
qu’il avait voulu esquiver, devienne son souhait le plus cher?
Sans chair ni indice quant au passage du temps, il ne
pouvait souffrir de la faim, de la soif, de la maladie, de la vieillesse…
Quoiqu’athée, il remercia Dieu lorsqu’il réalisa qu’il ne souffrait pas non
plus d’ennui. Pas encore.
Il lui restait un seul espoir : s’il avait ressenti des
remous provenant de l’extérieur, s’il avait pu guider M. Gauss jusqu’à son
grenier, son isolement n’était peut-être pas si absolu...
Errer dans la blancheur infinie ne pouvait mener nulle part;
il décida plutôt d’user du seul outil dont il disposait dans cet état : sa
propre conscience.
Il se replia sur lui-même et médita longuement.
Éventuellement, son esprit vide de toute pensée se mit au
diapason du vide qui l’entourait. Il put ainsi ressentir d’infimes variations,
des indices qui n’étaient pas exactement visuels ou auditifs. Au début, il ne
sut comment les interpréter, mais il s’accrocha à cette nouveauté avec l’énergie
du désespoir.
Il ignorait si cela avait nécessité une heure, un jour ou
une année, mais il en vint à déduire à quoi correspondaient ces variations…
Elles provenaient du monde extérieur. Son premier succès réel fut de pouvoir deviner,
à partir de ces indices, la présence ou l’absence de gens dans sa maison. Puis,
de fil en aiguille, il réussit à discerner que Mlle Lytvyn, la fille de la
séance, occupait sa maison plus souvent que quiconque, et que M. Gauss la visitait
fréquemment.
Pour Narcisse, la magie avait toujours eu une odeur; chose
étrange, il reconnaissait sur ces deux-là l’arôme de sa magie, comme si les enchantements qui infusaient les murs de sa
maison avait déteint sur eux. Était-ce la raison pour laquelle leur détection
avait été possible en premier lieu?
Au fil des jours, il les appela encore et encore, mais ni l’un,
ni l’autre ne lui répondit. Il aurait bien voulu savoir s’ils l’entendaient ou
non; le cas échéant, il n’aurait pas été surpris que M. Gauss, échaudé, conserve
une distance prudente…
En quête de nouvelles pistes et disposant de tout le temps
du monde, Narcisse tenta d’élargir le champ de ses recherches. Petit à petit,
il put espionner les allées et les venues des gens du voisinage, puis du
quartier. Il demeurait lié à la maison Hill, mais il pouvait envoyer son esprit
à la manière d’une sonde, de plus en plus loin… Où il fit une découverte des plus étonnantes.
Jusque-là, ses explorations s’appuyaient sur la détection et
l’analyse d’indices infimes; elles progressaient donc à un rythme d’escargot.
En sondant le quartier, il tomba sur des citadins qui portaient une marque étrange,
si claire qu’elle en était presque visible.
Narcisse tourna toute son attention vers ce phénomène aussi étrange qu’inattendu.
La marque avait la forme d’un cercle située au niveau de la
tête des gens – il ne la voyait pas,
mais il en ressentait la forme, la
présence, l’odeur – clairement surnaturelle, elle empestait la magie des Seize.
Chez certains individus, la marque était aussi nette et définie qu’un marquage
au fer; chez d’autres, c’était tout le contraire. Plusieurs fois, il vit une
marque faible devenir forte, sans pouvoir expliquer ce brusque changement. Son intuition
lui disait que cette marque avait été posée là pour servir de pont entre l’esprit
de ces gens et… Autre chose. Quoi? Qui? Impossible de le dire. Mais s’il s’agissait
réellement d’un pont, Narcisse devait le traverser…
Supplice de Tantale : ses tentatives demeurèrent infructueuses.
Avait-il mal compris la nature ou la fonction de ce mystère? Faute de mieux, il
butina d’un esprit marqué à l’autre, espérant trouver quelque information susceptible
de le sortir de l’impasse.
Après ce qui lui parut une éternité, il tomba sur une
situation inédite. Quelque part dans un logement de l’Est, en examinant une marque
claire, il reconnut l’arôme de sa maison. S’agissait-il d’un ancien résident? Sans
doute. Pouvait-il exploiter cette combinaison inespérée?
Il en était à explorer cette piste potentielle lorsqu’un
nouveau remous dans l’essence de son purgatoire attira son attention. Il avait
un visiteur…
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