« …j’ai vu de grandes
zones floues dans mon futur. J’ai déduit que nous allions bientôt nous retrouver
au même endroit, dit Daniel. Ce soir était l’un d’eux.
— Bien vu, dit Harré. Tu… »
Il s’interrompit et scruta dans la direction de Pénélope, les sourcils froncés.
Elle retint son souffle. L’avait-il remarquée?
« Quoi?, demanda
Daniel.
— J’ai cru voir un
mouvement. Bref. J’ai voulu te rencontrer parce que, manifestement, tu es le
plus avancé parmi tes pairs…
— Je n’en suis pas certain.
— Tu peux voir le futur. Tu
es donc capable de metascharfsinn. »
Daniel frotta son visage,
fatigué, excédé. « À peine… Je ne contrôle rien…
— C’est la première chose
que tu dois comprendre : on n’utilise pas la metascharfsinn : c’est elle qui nous utilise. Tu en souffres,
n’est-ce pas?
— Tellement, dit-il, ses
yeux embués miroitant à la lumière des lampadaires.
— Il te manque bien peu
pour que la metascharfsinn soit
plutôt une source de beauté… Une beauté indicible. Je peux t’enseigner. Je peux
te soulager…
— Plusieurs des flous dans
mon futur se terminent en cul-de-sac… Mon histoire s’arrête là. Tu viens à ma
rencontre comme un ami, mais dans ces futurs-là, tu m’élimines sans hésiter.
— Rien ne m’empêchera de
compléter mon œuvre. Rien.
— Est-ce pourquoi tu as tué
Latour? Parce qu’il s’est retrouvé sur ton chemin? »
Harré scrutait à nouveau en
direction de Pénélope. Quelque chose l’agaçait. « Ne pleure pas ce M.
Latour : il a donné sa vie pour une noble cause.
— Laquelle?
— Il a restauré la moitié
de ma puissance d’antan. »
Une vague d’effroi balaya
Pénélope. La mathématique était simple : il faudrait qu’il en tue un autre
pour retrouver son plein potentiel. Elle s’attendait à ce que Daniel comprenne,
qu’il mette fin à l’échange, mais à sa grande surprise, il plongea plutôt dans
ses pensées.
Comment pouvait-il considérait-il
l’offre de Harré, même un instant? Avait-elle sous-estimé la détresse causée
par cet engrenage cassé qui l’obsédait? Au point de s’associer au meurtrier de
son allié, son ami? Inexplicable! À moins
que Harré l’influence par des moyens surnaturels. À la manière de leurs
phéromones trafiquées…
Pouvait-elle le laisser
faire encore longtemps?
Elle se trouvait à quelques
mètres de lui, armée, invisible. Un coup de couteau et c’en était fini de
Harré. L’idée l’horripilait, mais combien d’atrocités préviendrait-elle du
coup?
Elle dégaina
ses poignards et s’approcha du banc par l’arrière.
When you have a shot, you take a shot,
se plaisait à répéter son instructeur de Systema. Il l’avait entraînée à ne pas
hésiter au moment décisif. Elle posa la lame sur le cou de Harré… Sur le cou de
Van Haecht. Tuer un anéantirait l’autre aussi.
Elle hésita.
Le contact de
l’acier révéla sa présence. « Ah! Voilà l’explication! Je n’avais pas rêvé »,
dit Harré. Rien dans son expression ne laissait croire qu’il se sentait menacé.
Pénélope aurait voulu
consulter Daniel avant de commettre l’irréparable, mais Harré ne lui en laissa
pas le temps. Les poignées de ses armes devinrent soudainement brûlantes comme un
poêle. Elle les laissa tomber par réflexe; une douleur cuisante l’assaillit l’instant
d’après.
L’un de ses poignards tomba
derrière le banc, l’autre à côté de Harré; il tenta de le saisir, mais Pénélope
ne lui en laissa pas le temps. Elle ferma le poing – malgré la douleur – et l’abattit
de toutes ses forces sur sa clavicule. Harré se leva, esquivant de justesse le
coup suivant. Le poignard tomba sur le sol.
Pénélope ne se ferait pas
prendre à hésiter de nouveau. S’appuyant sur le dossier, elle sauta sur le banc
et asséna un violent coup de pied circulaire, droit sur la joue de Harré. Sonné,
il fit un pas de travers; Pénélope bondit sur lui. Elle lui balança une volée
de coups assez vigoureuse pour le renverser. Elle profita de l’opportunité pour
fondre sur le couteau le plus proche.
Elle n’avait besoin que d’une
seconde pour reprendre l’arme la plus proche, et d’une autre pour la plonger
dans la chair de Harré. Ce fut toutefois assez pour que l’homme lève la main en
direction de Daniel. Il la referma et tira comme un mime sur une corde. Son
homme poussa un cri puis tomba face contre terre.
« Daniel!
— Dépose ton arme!
— Qu’est-ce que tu lui as
fait?
— Moi, rien. La metascharfsinn l’a utilisé! »,
dit-il en ricanant. Sa lèvre saignait à la commissure. Il se releva en tenant
ses côtes. Elle l’avait bien amoché. « Jette ton couteau, sinon je
l’achève! » Il tenait toujours son poing serré autour du câble invisible, les
muscles tendus comme la corde d’un arc.
Bluffait-il? Pourquoi ne
lui appliquait-il pas la même médecine? Devait-elle baisser les bras? Ou
risquer de lui lancer le couteau?
« Tu n’as pas le
choix. Si je meurs, il meurt lui aussi. »
Elle laissa tomber le
poignard dans le sable, défaite. J’ai raté
ma chance. Deux fois.
À sa grande surprise, Harré
recula, puis s’enfuit dans la nuit en claudiquant.
Daniel gisait sur le
ventre. Elle s’empressa de le retourner. Son visage distendu et ses yeux grands
ouverts laissaient présager le pire. La chute avait éraflé son visage; des grains
de sable étaient restés collés contre sa cornée. Elle fut toutefois soulagée de
le voir respirer encore.
Elle fouilla dans la poche de Daniel pour trouver son téléphone, et elle appela la ligne d’urgence de
l’Agora. Elle avait besoin d’aide, mais aussi de leur signaler cette nouvelle
attaque… Harré a recouvré la moitié de sa
puissance grâce au meurtre de Latour. Il fallait s’attendre à ce qu’il
veuille recommencer…
À cinquante pourcent, Harré
s’était montré un adversaire formidable – il avait rendu ses couteaux brûlants
sans bouger, sans parler, sans écrire, sans ingrédient… Comment pourraient-ils
l’arrêter s’il venait à atteindre sa pleine capacité?
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