dimanche 12 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 496 : L’œuvre suprême, 4e partie

La chaleur de ses tatouages s’accentua au point de lui faire craindre qu’elle devienne intolérable. Félicia s’arrêta le temps d’examiner celui sur son épaule gauche. Chacun des traits brillait de la douce lumière du fer chauffé; la peau alentour était rougie et boursouflée, comme des suites d’un violent coup de soleil.
Une série de coups de feu la fit sursauter. Avançant à pas de loup jusqu’au coin du boulevard St-Martin, elle risqua un coup d’œil de l’autre côté. Harré riait à gorge déployée, au beau milieu du pilier aux mille couleurs. La scène baignait dans une bruine translucide, un brouillard scintillant qui ressemblait aux mirages qui agitent l’air au-dessus de l’asphalte brûlant. Cette substance arrivait du sud comme une crue éthérée, avant d’être happée en tourbillon par le pilier incandescent, et pompée jusqu’aux nuages.
Harré n’était pas seul. Une femme l’accompagnait, sa silhouette entièrement recouverte par celle, à moitié translucide, de Narcisse Hill. Un cordon argenté rattachait le fantôme à un point lointain, à l’ouest – sans doute sa maison. Ce curieux amalgame tournait autour de Harré en l’accompagnant dans ses gestes incantatoires.
Félicia fut surprise d’apercevoir Édouard à quelques pas du pilier, les yeux rivés sur elle, immobile, impassible. Il lui fallut une seconde pour comprendre que ce n’était pas son amoureux qui la scrutait ainsi, mais son impression : son cadavre gisait sur le sol, la bouche ouverte, les yeux exorbités, un pistolet tordu à côté de sa main.
L’impression de Gordon se tenait un peu plus loin, lui aussi à côté de sa dépouille.
Félicia se sentit défaillir. Sa main chercha la brique solide du mur derrière elle comme une bouée, sans laquelle elle risquait de sombrer. Dès que son étourdissement le lui permit, elle tourna les talons et s’enfuit aussi vite qu’elle le put.
Elle n’eut pas eu le temps de se rendre bien loin qu’un craquement tonitruant se fit entendre. La terre trembla; saisie, elle fit un pas de travers et chuta. La douleur de son genou éraflé cassa l’emprise de la panique aveugle. Il n’en fallait pas moins pour que la voix de la raison s’insinue dans la brèche et reprenne le volant.
Il fallait qu’elle retrouve son sang-froid. Le salut du monde en dépendait.
Elle ferma les yeux et inspira profondément en pensant à Gianfranco Espinosa, le plus stoïque des hommes, aux côtés de qui elle avait appris à juguler ses émotions – son impatience autant que son amour, mais surtout sa crainte de ne pas être à la hauteur. Elle sentit sa présence bienveillante, qui perdurait au Terminus malgré sa mort… Elle lui demanda : aide-moi.
Elle inspira à nouveau en se concentrant sur Gordon, qui la poussait sans cesse à se dépasser, à ne jamais être moins qu’excellente. Elle avait tant appris depuis qu’il l’avait prise sous son aile… Elle refusait de croire qu’il avait rejoint le camp de Harré. Il était bien plus plausible de croire que comme Van Haecht, comme la femme au corps usurpé par l’esprit de Hill, Gordon n’était plus maître de ses actions. Une fois de plus, elle sentit une connexion se nouer entre elle et lui. L’élève et le maître. Aide-moi.
Elle inspira une troisième fois, cette fois pour elle-même. Je. Me. Moi.
Depuis qu’elle l’avait découvert, son mantra avait le double effet de la détacher d’elle-même, tout en affirmant ce qu’elle avait d’essentiel.
Dans l’espace creusé par l’acuité, baignant dans le potentiel immense de la magie brute, elle perçut la présence de tous ceux qui avaient péri dans les trois Cercles – toutes ces impressions qui, depuis longtemps, étaient tournées vers elle, comme s’ils attendaient un signe de sa part, ou peut-être une parole…
Aidez-moi.

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