La chaleur de ses tatouages
s’accentua au point de lui faire craindre qu’elle devienne intolérable. Félicia
s’arrêta le temps d’examiner celui sur son épaule gauche. Chacun des traits
brillait de la douce lumière du fer chauffé; la peau alentour était rougie et
boursouflée, comme des suites d’un violent coup de soleil.
Une série de coups de feu
la fit sursauter. Avançant à pas de loup jusqu’au coin du boulevard St-Martin, elle
risqua un coup d’œil de l’autre côté. Harré riait à gorge déployée, au beau
milieu du pilier aux mille couleurs. La scène baignait dans une bruine translucide,
un brouillard scintillant qui ressemblait aux mirages qui agitent l’air au-dessus
de l’asphalte brûlant. Cette substance arrivait du sud comme une crue éthérée,
avant d’être happée en tourbillon par le pilier incandescent, et pompée
jusqu’aux nuages.
Harré n’était pas seul. Une
femme l’accompagnait, sa silhouette entièrement recouverte par celle, à moitié
translucide, de Narcisse Hill. Un cordon argenté rattachait le fantôme à un
point lointain, à l’ouest – sans doute sa maison. Ce curieux amalgame tournait
autour de Harré en l’accompagnant dans ses gestes incantatoires.
Félicia fut surprise
d’apercevoir Édouard à quelques pas du pilier, les yeux rivés sur elle,
immobile, impassible. Il lui fallut une seconde pour comprendre que ce n’était
pas son amoureux qui la scrutait ainsi, mais son impression : son cadavre
gisait sur le sol, la bouche ouverte, les yeux exorbités, un pistolet tordu à
côté de sa main.
L’impression de Gordon se
tenait un peu plus loin, lui aussi à côté de sa dépouille.
Félicia se sentit
défaillir. Sa main chercha la brique solide du mur derrière elle comme une
bouée, sans laquelle elle risquait de sombrer. Dès que son étourdissement le
lui permit, elle tourna les talons et s’enfuit aussi vite qu’elle le put.
Elle n’eut pas eu le temps
de se rendre bien loin qu’un craquement tonitruant se fit entendre. La terre trembla;
saisie, elle fit un pas de travers et chuta. La douleur de son genou éraflé
cassa l’emprise de la panique aveugle. Il n’en fallait pas moins pour que la
voix de la raison s’insinue dans la brèche et reprenne le volant.
Il fallait qu’elle retrouve son sang-froid. Le salut du monde en
dépendait.
Elle ferma les yeux et
inspira profondément en pensant à Gianfranco Espinosa, le plus stoïque des
hommes, aux côtés de qui elle avait appris à juguler ses émotions – son
impatience autant que son amour, mais surtout sa crainte de ne pas être à la
hauteur. Elle sentit sa présence bienveillante, qui perdurait au Terminus
malgré sa mort… Elle lui demanda : aide-moi.
Elle inspira à nouveau en se
concentrant sur Gordon, qui la poussait sans cesse à se dépasser, à ne jamais
être moins qu’excellente. Elle avait tant appris depuis qu’il l’avait prise
sous son aile… Elle refusait de croire qu’il avait rejoint le camp de Harré. Il
était bien plus plausible de croire que comme Van Haecht, comme la femme au
corps usurpé par l’esprit de Hill, Gordon n’était plus maître de ses actions. Une
fois de plus, elle sentit une connexion se nouer entre elle et lui. L’élève et
le maître. Aide-moi.
Elle inspira une troisième
fois, cette fois pour elle-même. Je. Me.
Moi.
Depuis qu’elle l’avait
découvert, son mantra avait le double effet de la détacher d’elle-même, tout en
affirmant ce qu’elle avait d’essentiel.
Dans l’espace creusé par
l’acuité, baignant dans le potentiel immense de la magie brute, elle perçut la
présence de tous ceux qui avaient péri dans les trois Cercles – toutes ces
impressions qui, depuis longtemps, étaient tournées vers elle, comme s’ils
attendaient un signe de sa part, ou peut-être une parole…
Aidez-moi.
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