dimanche 19 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 497 : Deux temps, trois mouvements

Depuis qu’elle avait pénétré dans l’intersection des trois Cercles, une idée s’imposait sans cesse à Félicia : ici, tout est possible. La façon dont elle avait commandé au vent, dont elle communiait avec les impressions… Elle pouvait se permettre de voir grand.
Aidez-moi, répéta-t-elle. Comme une fillette devant ses bougies d’anniversaire, elle fit un vœu. Je vous en prie. Aidez-moi. J’ai besoin de vous tous. Tous, sauf Édouard. Elle ne voulait surtout pas penser à Édouard. Elle ne pouvait pas penser à lui. La douleur crue menaçait d’anéantir l’aplomb qu’elle venait à peine de reconquérir.
Et les morts répondirent à son appel. Elle les sentit remuer, abandonner leur passivité coutumière pour se mettre en mouvement. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ils étaient des dizaines, massés devant elle en demi-cercle. Parmi eux se trouvaient Espinosa, Hoshmand, Gordon… Mais aussi Mélanie Tremblay et Éric Henriquez. Et son père, décédé dans son quartier général du Centre, recouvert par le Cercle numéro deux. Dans ce moment décisif, voir son père qui, de son vivant, avait plutôt brillé par son absence, faillit faire jaillir les larmes qu’elle avait réussi à refréner jusqu’ici.
Les impressions s’avancèrent en s’interpénétrant de plus en plus, formant autour d’elle une bulle radiant d’une énergie distincte de celle qui saturait déjà les environs. Instinctivement, elle leva les mains devant son cœur, à la manière des Trois. Une étincelle apparut entre ses paumes, brillante comme le soleil, happant les impressions dans sa blancheur éblouissante.
Harré était déjà l’initié le plus puissant que le monde ait connu. À l’intersection des Cercles, il devait frôler l’omnipotence. Pour le vaincre, Félicia devait agir, vite et décidément.
Dans un premier temps, il fallait priver le camp ennemi de ses atouts : soustraire Hill de l’équation, et couper Harré de sa magie – si possible, en se l’arrogeant. Dans un deuxième temps, il fallait frapper fort – lui balancer tout ce qu’elle avait, avant qu’il ne se ressaisisse. S’il reprenait le dessus, c’en était fait d’elle – peut-être du monde entier. Deux temps, trois mouvements. À toute vitesse.
Une nouvelle secousse la fit chanceler. Un bruit de verre cassé se fit entendre au loin. Un corbeau croassa au-dessus d’elle. En levant la tête, elle vit que trois points lumineux croissaient dans les nuages; des rayons colorés s’étendaient dans toutes les directions, donnant aux nuages noirs l’apparence de méduses titanesques.
Elle ne pouvait plus attendre : c’était le moment ou jamais.
Elle sortit de sa cachette, et poussa avec ses deux paumes l’étincelle allumée par l’essence des morts. Un rayon blanc en sortit et trancha net le cordon rattachant Hill à sa maison. Le halo de sa présence s’évanouit d’un coup; la femme qui l’avait portée poussa un petit cri éraillé et tomba sur le sol, inconsciente.
« Non! », cria Harré paniqué, sa posture ployant sous un poids invisible. Il leva les mains vers le ciel à la manière d’un Atlas supportant la voûte céleste.
« Oh oui », répondit Félicia. Profitant du désarroi de son ennemi, elle tenta de détourner à son profit le pilier de lumière.
Elle réalisa avec effroi l’ampleur de son erreur. Sa tentative équivalait à vouloir écoper des rapides à la louche. À endiguer une cataracte à mains nues.
Harré saisit à son tour l’occasion : il arracha à Félicia son étincelle. Elle eut l’impression que son âme se déchirait; la violence de la sensation lui fit perdre pied. Elle se retrouva à nouveau étalée sur l’asphalte, coupée de l’acuité, impuissante.
Le pilier de lumière absorba l’étincelle. La pression que Harré avait subie après la défaite de Hill s’évanouit d’un coup. En se redressant, il déclama : « Oui. Oui! Enfin! L’ŒUVRE SUPRÊME!
Ses pieds quittèrent le sol, comme si le pilier n’était plus fait de lumière, mais d’un fluide au courant capable de l’emporter. Il leva le menton, les bras en croix. Le pilier devint incandescent; à ce moment précis, le sourire aux lèvres, Harré explosa en une bruine rougeâtre.
Son impression demeura toutefois, suspendue entre ciel et terre. Après un instant de surprise manifeste, le fantôme de Harré retrouva son rictus détestable. Il fit un geste, et sous les yeux de Félicia, il se constitua en quelques secondes un nouveau corps de chair et d’os – cette fois, avec ses propres traits, plutôt que ceux de Van Haecht.
Un silence lourd s’était emparé du boulevard. Le vent avait tombé; les nuages se dispersaient déjà, laissant filtrer des pieds-de-vent.
« Je suis vivant », dit-il, la voix pleine d’incrédulité. Félicia, balayée par la chair de poule, voulut faire surgir l’étincelle blanche à nouveau, mais rien ne se produisit. « Je suis vivant! », répéta-t-il avant d’éclater d’un rire à glacer le sang, les mains levées vers le ciel comme un défi lancé à Dieu. « J’ai accompli mon devoir. Il ne me reste maintenant qu’à jouir de ma récompense! » L’éclat sinistre de ses yeux ne disait rien qui vaille.
Jusqu’au dernier moment, Félicia avait cru pouvoir empêcher Harré d’accomplir son dessein funeste.
Toute sa vie semblait faite d’une longue série de causes et d’effets l’ayant conduite à ce moment précis.
Espinosa s’était d’abord allié avec son père avant de la choisir comme apprentie. Il lui avait ordonné de séduire Frank Batakovic, qui lui avait voué son âme jusque dans la mort… Lorsqu’elle avait lié son essence à la cloche de verre, toutes les impressions s’étaient tournées vers elle. En les mobilisant à sa cause, en leur empruntant leur puissance pour contrecarrer Harré, elle avait sincèrement cru qu’elle pouvait gagner.
Harré pouffa de rire en lisant ses pensées. « Tu n’as rien compris. En fait, c’est tout le contraire! » Sa silhouette brillait d’une aura bleutée, la même teinte que le feu de Saint-Elme. Tout son être semblait chargé d’une énergie qui ne demandait qu’à être déchaînée. « Oh, tu étais là où il fallait. Ta destinée n’était toutefois pas de me vaincre, mais de paver la voie vers mon retour. Et mon triomphe! Et maintenant que tu as joué ton rôle jusqu’au bout… »
Il leva la main.  La lumière qu’il exsudait de partout s’accentua au bout de ses doigts en un point aveuglant, forçant Félicia à fermer les yeux.
Derrière ses paupières closes, le point clignotait encore, imprimé sur sa rétine, comme un signal annonçant le coup fatidique.

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