dimanche 11 janvier 2015

Le Noeud Gordien, épisode 352 : Éclaboussures

L’équipe de Gordon et Félicia était complétée par Isaac Stengers, que les Maîtres appelaient jeune homme malgré qu’il fût dans la quarantaine avancée. Félicia ne l’avait jamais rencontré avant les préparatifs du grand rituel, mais elle le connaissait de réputation. Initié assidu, adepte compétent, il était fort apprécié des Seize – même par Avramopoulos. Gordon avait laissé entendre qu’il était le meilleur lieutenant qu’un jouteur pouvait espérer; cela signifiait non seulement la maîtrise d’un éventail de procédés et de trucs, mais aussi d’une capacité à en jouer avec assez d’habileté pour relever les défis lancés lorsque son parti perdait un tour de Joute.
En personne, Stengers s’avéra un partenaire posé, minutieux, attentif. Il ne rechigna pas lorsque Gordon choisit Félicia pour le seconder dans l’accomplissement du rituel, malgré qu’il soit son supérieur – il avait déjà gagné sa coupe, son épée et son bâton; il ne lui manquait que l’anneau pour briguer le titre de Maître.
Leur équipe était installée au rez-de-chaussée d’un commerce placardé, sale et sans électricité. Le froid hivernal avait engourdi leurs doigts et ralenti leur préparation, mais à l’heure prévue, ils étaient prêts : Gordon commença le rituel, Félicia veillant au maintien des procédés secondaires, surtout son invention capable de disperser l’énergie avant qu’elle ne s’accumule et crée un contrecoup. Stengers veillait aux communications avec les autres groupes, les yeux vissés à l’écran de son téléphone. Jusqu’à présent, c’était pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
Les premières minutes se passèrent sans qu’elle ne puisse juger dans quelle mesure le dispositif fonctionnait, puis elle ressentit un changement subtil dans l’énergie ambiante, premier indice de succès. L’idée d’Olson était géniale : le quintuple procédé avait pour but d’élever la température de La Cité de quelques degrés. Cet objectif, simple en apparence, nécessitait une quantité phénoménale d’énergie, d’autant plus que le procédé était conçu pour perdurer. Il continuerait donc à drainer le trop-plein d’énergie radiesthésique tant et aussi longtemps que les initiées le garderaient actif.
Un nouveau changement se fit toutefois sentir après quelque temps. Félicia aperçut dans les yeux de Gordon le miroir de sa propre surprise. « Qu’est-ce que c’est? », demanda-t-elle.
Stengers releva la tête. « Quoi?
— Une sorte de… tension qui s’oppose au procédé.
— Celui de Gordon ou le tien?
— Les deux.
— Qu’est-ce qui peut l’expliquer? »
Gordon ne répondit pas. Sage décision, pensa Félicia. Il valait mieux qu’il se concentre sur la réalisation du procédé. « J’en sais rien », répondit-elle. « Ce n’est pas une défaillance du processus. Peut-être qu’il s’est passé quelque chose du côté des autres groupes…
— Non, rien », dit Stengers après un coup d’œil au téléphone. « De toute manière, les prévisions montrent qu’en cas de défaillance, le procédé est supposé avorter… »
Félicia sentit la tension monter d’un cran supplémentaire. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle craignait que son procédé-soupape ne suffise pas. « Gordon, peux-tu tenir seul un moment? » Il acquiesça d’un geste minimaliste. La détresse qui poignait sur son visage d’ordinaire avenant ne lui disait rien qui vaille.
Félicia se précipita vers ses pots d’encre. Elle peignit aux quatre coins de la pièce une version épurée de son nouveau procédée, à même le sol.
Alors qu’elle terminait le quatrième, Gordon se mit à gémir. « Félicia… aaaaah! » Leur cercle magique s’embrasa du même feu bleu qu’elle avait observé au sommet du Hilltown. Elle manquait de temps… Elle se concentra et tenta d’activer les quatre copies du procédé en même temps. Contre toute attente, peut-être poussée par l’urgence du moment, elle réussit.
Mon premier truc, comprit-elle.
Elle n’eut pas le loisir de se réjouir trop longtemps de sa découverte : elle ressentit une vive douleur. Elle cria sa surprise en même temps que Gordon et Stengers. Les flammes bleues n’étaient plus circonscrites au tracé sur le sol; elles éclaboussaient maintenant le sol, les murs… et les gens qui s’y trouvaient.
Dans son coin, elle avait été épargnée de la majeure partie des éclaboussures; pour Gordon, c’était le contraire. Son complet et sa chemise étaient troués un peu partout; même son visage portait quelques marques. Il serrait les dents, les traits crispés par la douleur.
« Gordon! » Elle fit un pas dans sa direction, mais il l’arrêta en lui présentant sa paume.
Le son d’un message texte retentit. « C’est l’équipe d’Avramopoulos », dit Stengers. Il lut : « Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez des nouvelles, SVP. »
« On continue », dit Gordon en frottant son visage. « Stengers, informe les autres. Lytvyn, à ton poste. » Félicia hésita un instant, puis elle obéit.
Jusqu’à la fin de l’accomplissement du rituel, Félicia resta obsédée par deux questions… Qu’est-ce qui avait pu créer cette effusion soudaine de feu de Saint-Elme? Et que se serait-il passé sans son intervention? 

dimanche 4 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 351 : Harmoniques

Édouard fixait le ciel, hypnotisé par les couleurs chatoyantes invisibles pour les non-initiés.  
Sans surprise, il s’était retrouvé associé au groupe d’Avramopoulos pour l’accomplissement du grand rituel, avec Derek Virkkunen et Arie Van Haecht. Polkinghorne brillait par son absence : il avait été assigné à l’équipe d’Olson et Vasquez, séquelle probable de sa prise de bec avec Avramopoulos.
Ironie du sort, son équipe s’était installée dans un édifice prêté par Gordon, celui qu’Édouard avait surveillé pendant des jours avant de découvrir qu’il suscitait l’amnésie chaque fois qu’il s’en approchait. Réussir à s’y introduire après tant d’échecs avait cependant eu l’effet d’un pétard mouillé : la fraîcheur hivernale et l’odeur de poussière témoignaient qu’il avait été abandonné depuis des semaines, probablement des mois.
La mise en place des dispositifs n’avait été qu’une formalité. La participation d’Édouard s’était bornée à déplacer des meubles pour libérer le plancher, et garder un œil sur son téléphone pour recevoir les mises à jour des quatre autres groupes. À minuit, le grand rituel avait commencé comme prévu. L’air s’était empli d’une force impalpable qui avait fait hérisser le poil d’Édouard. C’est à ce moment qu’il était entré en état d’acuité, et qu’il avait vu dans le ciel les effets de leur entreprise.
Un dôme d’une couleur impossible – à la fois rouge et jaune – était apparu au sud-ouest, rendant visible la zone radiesthésique. La couleur était animée de remous qui rappelaient les turbulences de Jupiter. Compte tenu de la distance, ceux-ci devaient être gigantesques. Il fallut de longues minutes avant que la zone rapetisse de façon notable. 
Édouard sursauta lorsqu’un coup de tonnerre retentit, malgré qu’il n’ait pas observé d’éclair. Derek Virkkunen le rejoignit à la fenêtre, les sourcils foncés. « Je pense que c’est la première fois que j’entends tonner l’hiver », dit Édouard. L’artiste ne répondit rien.
Les nuages, rougis par le dôme en-dessous, semblèrent gagnés par son agitation. Trois éclairs rouges strièrent l’horizon en succession rapide.
« Ce n’est pas normal », murmura Virkkunen. « Viens avec moi », dit-il en partant d’un pas vif sans attendre Édouard, en agrippant au passage son grand étui à sitar.
Édouard jeta un coup d’œil à Avramopoulos et Van Haecht, les deux concentrés sur le rituel : ni l’un ni l’autre n’avait besoin de lui pour le moment. Il rejoignit l’artiste dans la pièce adjacente, une sorte de salon aux murs tapissés d’armoires peu profondes, toutes ouvertes et vides. Virkkunen sortit son sitar et s’assit devant les grandes fenêtres.
Le déplacement avait assez nui à la concentration d’Édouard pour qu’il perde l’acuité. Le rougeoiement en contrebas avait disparu pour ne laisser que les lumières de la ville sous un ciel noir et menaçant. Le tonnerre gronda à nouveau.
Inspiration, expiration, concentration. Édouard rouvrit les yeux pour découvrir que la zone colorée avait regagné sa taille initiale, mais plus encore, qu’elle brillait avec une intensité nouvelle, des étincelles roulant sur toute sa surface… Non, réalisa-t-il. À cette distance, on dirait des étincelles… De près, ce doit être de véritables boules de feu!
Un brouhaha se fit entendre dans la pièce adjacente. Édouard se précipita de l’autre côté pour découvrir la source de cette commotion. Au même moment, comme s’il avait attendu ce signal, Virkkunen se mit à jouer une série de notes répétées en boucle.
Une flamme bleue, semblable à celle d’un brûleur à gaz, avait jailli sur tout le tracé des symboles peints sur le plancher. Van Haecht avait entrepris de les piétiner, la panique dans les yeux; Avramopoulos demeurait en transe, quoiqu’Édouard devinait que son attention était devenue partagée.
Une seconde à peine après l’arrivée d’Édouard, Van Haecht tombait sur le côté en poussant un cri déchirant, agrippant ses pieds à deux mains. Ses semelles avaient fondu plutôt que brûlé, et horreur! Une partie de ses pieds avec elles.
L’air joué par Virkkunen se transforma. Plus aigu, tempo plus lent... Que tentait-il d’accomplir? C’était Néron jouant devant Rome en flammes… L’artiste retourna à la première série de notes, puis alterna entre les deux mélodies avec une précision virtuose, insérant de légères variations ici et là. Coïncidence? Causalité? Le feu bleu vacilla, diminua, puis disparut. Le phénomène avait déjà eu le temps de creuser des rigoles de quelques centimètres, burinant à jamais les symboles magiques à même le plancher.
Van Haecht mugissait de douleur, Virkkunen jouait comme si rien au monde ne pouvait le distraire, Avramopoulos continuait le rituel à lui tout seul… Édouard écrivit aux autres Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez des nouvelles, SVP.
Il alla ensuite s’agenouiller aux côtés de Van Haecht qui pleurait comme un bébé, recroquevillé sur le sol – ne serait-ce que pour le supporter face à cette douleur qu’Édouard ignorait comment soulager.
L’absence de réponse des autres groupes à son message lui fit craindre le pire.

dimanche 14 décembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 350 : Tout ou rien, 2e partie

Les trois étaient alignés devant l’étrange phénomène qui marquait la frontière entre le Cercle de Harré et le reste de La Cité.
Les couleurs qu’ils avaient vu chatoyer dans le ciel n’avaient rien en commun avec celle des aurores boréales. Le voile de lumière qui tapissait le ciel s’incurvait à la limite de la zone pour tomber comme un rideau, traçant une ligne précise qui se déplaçait graduellement vers le sud. À cette distance, leur acuité surnaturelle ne laissait aucun doute quant à la nature du procédé : leurs ennemis – ceux que Madame appelait les Seize – avaient trouvé un moyen de puiser l’énergie du Cercle sans qu’elle ne les brûle. Mais à quelles fins?
Ils perçurent Madame s’approchant d’eux bien avant qu’ils ne la voient. Son approche fut longue; les trois avaient eu l’impression de couvrir la distance depuis le Terminus en quelques foulées à peine.
« Il ne fallait pas sortir seule », dit Martin lorsque Madame se trouva à portée de voix.
« Cette nuit, en particulier… », ajouta Timothée.
« Cessez de me dire quoi faire », répondit Tricane d’un ton sec, en essayant de ralentir sa respiration haletante. « Est-ce que j’ai l’air d’un œuf, moi? Je ne demande pas à être couvée! »
Aizalyasni ravala les mots qu’elle avait prévu dire à son tour.
Madame s’approcha du rideau luminescent. Elle renifla l’air ambiant à la manière d’un chien méfiant. « Ils ne sont pas contents de m’avoir tuée, hein? Ils veulent ma peau en plus! Ils pensent que je vais me laisser faire, moi? Blonde ou brune, poivre ou sel, ils vont voir ce qu’ils vont voir! » Elle s’avança d’un pas décidé au-delà du voile; les trois la suivirent comme un seul homme.  
Aizalyasni cligna des yeux en traversant à son tour, choquée de retrouver son individualité pour la première fois depuis leur fusion. La présence de Timothée et de Martin en elle n’était plus qu’un souvenir. Elle avait l’impression étrange d’être diminuée en n’étant… qu’elle.
« C’est… inconfortable », dit-elle en remarquant que les deux autres grimaçaient aussi.
« Martin, tu n’avais pas dit que le lien durait même quand tu étais hors de la zone?
— Ben, oui… » Il haussa les épaules. « C’est peut-être parce que nous sommes sortis les trois en même temps? C’est la première fois… »  
Tricane continuait à s’éloigner vers le nord en maugréant, sans leur porter la moindre attention.
« Qu’est-ce qu’on fait? », demanda Aizalyasni, agacée de devoir passer par la parole pour obtenir une réponse. Timothée allait parler lorsque Madame s’écroula en gémissant.
« Madame! », dit Martin, sprintant pour la rejoindre. « Est-ce que ça va? 
— Il faut la ramener dans le Cercle », dit Timothée.
Tricane s’écria : « Non! Nous devons avancer! Nous devons les empêcher… » Elle tenta de se relever. Dans la pénombre, Aizalyasni entr’aperçut que le visage de Madame avait changé… Sa peau lisse était redevenue ravagée, comme si elle avait vieilli de dix ans en autant de secondes. Elle s’appuya sur Martin pour se relever, puis continua son chemin en claudiquant, les deux mains posées sur son visage, comme pour retenir la jeunesse qui lui glissait entre les doigts.
« C’est le Cercle qui la maintenait jeune », dit Timothée. « Comme il maintenait notre connexion. »
Aizalyasni fut de nouveau irritée, cette fois parce que Timothée avait ressenti le besoin de souligner quelque chose qu’elle avait déjà compris. Pour sa part, elle n’avait nulle envie de rajouter quoi que ce soit. Elle se concentra plutôt sur les grommellements de Madame.
« Je comprends, maintenant », disait-elle d’une voix étouffée par ses mains. « J’avais vu ce futur sans le comprendre. Ils ne nous laisseront jamais tranquilles. Jamais. C’est la guerre, mais on ne le savait pas… Désarmés… Il faut penser à l’après, parce qu’avant c’est fait, mais après, hein, c’est encore en train de se faire… » Tricane laissa échapper son rire caquetant.
Aizalyasni lança un regard à Timothée. Le message était clair. Elle recommence à délirer. La jeune femme toucha du bout des doigts le sachet d’herbes médicinales qu’elle portait toujours dans son manteau. Celles-ci l’avaient bien servi lorsqu’ils avaient trouvé Madame dans la chambre d’enfants. Si les choses dégénéraient, elle pourrait lui en mettre dans la bouche de force. « Madame », murmura-t-elle, « vous l’avez dit mille fois : vous ne devez pas agir…
— Si je n’agis pas, qui va le faire? Vous autres, vous êtes désarmés. Dégriffés. Mes trois p’tits chats, trois p’tits chats, chapiteau, totalement, menterie, ricanement, menterie, ricanement… » Elle continua à fredonner les mêmes mots sur un air de comptine.
Aizalyasni montra son sachet à Timothée. Avant même que celui-ci n’ait réagi, Madame lançait sans se retourner : « N’y pensez même pas! »
Une fois de l’autre côté du boulevard St-Martin, Madame se remit à humer l’air ambiant. Elle passa un moment à regarder vers l’horizon en plusieurs endroits sans qu’Aizalyasni ne puisse discerner ce qui retenait son attention.
« On va leur donner ça : ils sont brillants », dit-elle à personne en particulier. « Cinq as. Comment veux-tu battre cinq as? Tu ne peux pas battre cinq as. À moins de tricher toi aussi. Ah! Tricane typique, tricheuse triptyque… tricherie! Approchez, mes trois chéris! On va faire ça ici.
— Faire quoi? », demanda Timothée.
« Le tout pour le tout! »
Aizalyasni fut soulagée de voir Madame adopter une posture de méditation debout. Elle était imprévisible par moment, mais elle réussissait toujours à trouver le calme et la clarté en se repliant sur elle-même.
Une image s’imprima dans l’esprit d’Aizalyasni avec une netteté surnaturelle. L’apparition fut soudaine et intense, assez pour la sonner. Il s’agissait du diagramme qui permettait l’accomplissement d’un procédé magique; c’est par le même moyen que Madame leur avait appris comment créer une illusion capable de berner les assassins. Ce procédé-ci paraissait toutefois d’une complexité sans commune mesure avec le premier.
Étonnamment, elle comprit tout de suite à quoi le procédé était destiné. « Oh, Madame, non!
— Oh oui », répondit-elle. « Ne t’inquiète pas pour moi : je sais ce que je fais. Le tout pour le tout! » Sa minute de méditation semblait déjà avoir restauré une mesure de lucidité. Mais était-ce un leurre? Comment pouvait-elle leur demander de faire… cela?
« Allez! Maintenant! 
— Maintenant?
— Oui. Concentrez-vous sur l’image…
— Il ne faut pas la dessiner, cette fois? », demanda Timothée, confus.
— Non! Ce sera moi, votre dessin. C’est là tout le secret de la metascharfsinn! Tout est tout! »
Aizalyasni jeta un regard paniqué en direction de Timothée qui haussa les épaules, tout aussi perplexe qu’elle. Martin, pour sa part, semblait déjà à la recherche de l’état d’acuité, de l’étincelle entre ses paumes. Après un instant d’hésitation, Timothée se mit à l’ouvrage lui aussi.
Était-elle la seule à comprendre ce que ce processus devait accomplir? 
Madame ouvrit les paupières. « Aizalyasni », dit-elle. Elle la regarda comme elle l’avait fait à leur première rencontre, d’un regard qui semblait capable de mettre son âme à nu. « Tu m’as toujours fait confiance. J’en ai besoin, une fois de plus.
— Mais… » L’étincelle apparut entre les paumes de Timothée.
« Ne t’inquiète pas pour moi, ma jolie », dit-elle alors qu’un autre éclat de lumière jaillissait, cette fois entre les mains de Martin. « Une dernière chose… Peux-tu t’occuper de Maya? Elle est cachée derrière mon dais. » Les yeux de Madame s’étaient embués. À cet instant, Aizalyasni revit la petite fille apeurée qu’elle avait trouvée recroquevillée au fond du trou. Elle hocha la tête et leva les mains à son tour. L’étincelle apparut presqu’instantanément.
« Et n’oublie pas, ma chère amie… Tout est tout. »
Aizalyasni se concentra sur l’image imprimée dans son esprit. Tricane eut le temps de lever le menton pour regarder le ciel avant que son corps se désintègre en un nuage d’embruns rouges et gris. Au même moment, Aizalyasni ressentit l’énergie radiesthésique la balayer comme un raz-de-marée. Elle se mit à rire, sa tristesse emportée avec la vague de puissance brute dans laquelle elle baignait. Elle fut rejointe dans son hilarité par les deux autres. Ils ressentaient la même chose qu’elle : ils étaient redevenu un.
Les Seize avaient voulu s’en prendre à eux et juguler l’énergie du Centre-Sud? Ils n’avaient qu’à bien se tenir. Un nouveau Cercle venait d’être ouvert dans La Cité.
Et les trois savaient désormais comment en ouvrir d’autres.

dimanche 7 décembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 349 : Tout ou rien, 1re partie

Tricane passait la totalité de son temps dans une méditation qui n’avait que peu de choses en commun avec les méthodes qu’elle avait apprises avec Kuhn et raffinées auprès de Gordon. Celles-ci avaient pour but d’ouvrir l’initié aux forces cachées de l’Univers; Tricane avait plutôt besoin de restreindre sa conscience à un degré acceptable pour l’esprit humain. Tant qu’elle méditait, elle pouvait rester fixée sur ce point que d’aucuns considéraient inextricable, ce point qui lui avait néanmoins souvent échappé : ici et maintenant. Elle tenait ainsi à distance le faisceau infini des futurs possibles jusqu’à ce que ceux-ci ne deviennent qu’une seule chose en passant par le chas du présent.
Certes, des images d’ailleurs, du passé ou de différents futurs s’imposaient de temps à autre à elle, mais elle ne cherchait plus à découvrir à quoi ils se rattachaient. Ces explorations invitaient des dérives qu’elle préférait éviter.
Les gens du Terminus, voire de La Cité tout entière, ne sauraient jamais à quel point ils avaient frôlé l’annihilation. Lorsque l’homme de Tobin avait pointé son arme sur elle pendant sa crise, la providence avait voulu qu’elle fuie plutôt qu’elle se déchaîne. Est-ce qu’une parcelle de son esprit avait reconnu en lui un allié plutôt qu’un ennemi? Elle ne pouvait répondre à cette question : elle ne conservait aucun souvenir de cet épisode. Une chose était claire : elle avait anéanti Hoshmand et Espinosa avec une facilité surprenante. Plus étonnant encore : elle avait creusé dans sa fuite un passage qui permettait de traverser l’Atlantique en quelques minutes. Le mystère de ces tunnels et de leurs propriétés demeurait entier. La pièce où Aizalyasni et Timothée l’avaient trouvée lui laissait croire que ses pensées ou son passé se reflétaient de quelque manière dans la nature de ce qui se trouvait dans le trou… C’est pourquoi elle leur avait interdit d’y retourner : elle craignait que des choses bien pires qu’une chambre d’enfant idéalisée ne s’y trouvent.
Elle était dangereuse comme une flamme nue dans une poudrière. C’est pourquoi elle se devait de maintenir un état d’immobilité, de stabilité, de constance.
Une sensation aussi soudaine et brutale que si on lui avait versé un seau d’eau glacée sur la tête vint cependant troubler sa concentration. Elle ouvrit les yeux, affolée. Le Terminus était silencieux. Les résidents dormaient agglutinés dans la grande salle d’à-côté; seuls ses alliés les plus proches dormaient au pied de son dais.
Une seconde après qu’elle ait ouvert les yeux, Aizalyasni, Timothée et Martin se réveillèrent simultanément. Ils avaient sans doute perçu la même chose.
Les trois se levèrent et se tournèrent vers elle. « Madame?
— Que se passe-t-il?
— L’énergie… Elle remue…
— C’est terrible », répondit Tricane. « Terrible… »
Elle posa un pied à terre, puis un autre, ses membres roides d’avoir été si longtemps immobiles. Elle se dirigea vers la sortie à petits pas, pendant que le sang affluait vers ses jambes. Le processus était beaucoup plus rapide depuis sa cure de jouvence. Les trois lui emboîtèrent le pas.
La vigile, un jeune homme nommé Gary, sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Il s’était assoupi; il bondit au garde-à-vous, soucieux d’atténuer le fait qu’on l’avait pris en défaut.
« Vous voyez? », demanda Madame, les yeux rivés sur le ciel.
« Quoi? », demanda Gary.
« Nous voyons », répondit Timothée.
Toute la partie visible du ciel avait pris une teinte impossible, un rouge jaunâtre, qui chatoyait comme une aurore boréale.
Gary insista. « Voir quoi? » Le garçon était incapable de percevoir les remous qui coloraient les nues. « Nos ennemis passent à l’attaque une fois de plus. Il nous faut… » La vision de Tricane se brouilla, et ses pensées encore plus. « Les salauds! Ils jouent avec un cinquième as! » Tricane entendit un rire caquetant; il lui fallut un instant pour réaliser que c’est elle qui l’avait produit.
« Madame. Il ne faut pas agir », dit Martin. Ils avaient compris que sa concentration était compromise.
« Nous sommes là pour ça », dit Aizalyasni.
« Nous allons nous en occuper », conclut Timothée.
Sans attendre de confirmation – peut-être avaient-ils déjà lu l’assentiment dans ses pensées – les trois se mirent à courir vers le nord d’un pas synchronisé. En les regardant s’éloigner, Tricane nota que leur vitesse dépassait largement le rythme de leur foulée, comme s’ils couraient non pas sur le sol, mais sur un tapis roulant qui les propulsait en avant. Leur connexion – les uns aux autres, mais aussi avec l’énergie du Cercle – était prodigieuse. Les brumes du délire s’atténuèrent immédiatement. Elle continua toutefois à suivre en son for intérieur l’évolution des trois qui s’éloignaient toujours, de plus en plus vite…
« Madame », dirent trois voix dans sa tête, parfaitement à l’unisson. « Nous sommes à la frontière du Cercle. » Il leur avait fallu moins d’une minute. « Il s’affaiblit, et notre connexion avec lui… Si nous continuons notre avancée, nous deviendrons impuissants; si nous demeurons ici, nous resterons trop loin pour agir. »
 « Restez là », transmit-elle en guise de réponse. « Je vous rejoins. »
Elle se releva et marcha d’un pas décidé dans la direction des trois, laissant derrière un Gary interloqué.
Elle détecta alors une altération subtile de ses perceptions, du même genre que celles qui précédaient une manifestation synchrone… Elle comprit vite que ce n’était guère le cas. Elle vivait plutôt une impression puissante de déjà-vu.
Elle avait entrevu jadis le futur qui s’apprêtait à devenir réalité… Tout avait commencé lorsque Tobin avait tiré en premier…
Elle avait craint que la séquence aboutisse ainsi. Il ne lui restait qu’une décision à prendre entre trois choix, chacun loin d’être idéal…
Soit elle laissait les Seize anéantir ce qu’elle avait bâti; elle n’aurait alors d’autre choix que vivre une vie paisible mais médiocre loin de leur influence.
Soit elle contre-attaquait sans retenue et mettait le feu aux poudres.
La troisième option? C’était tout ou rien.