L’équipe de Gordon et Félicia était
complétée par Isaac Stengers, que les Maîtres appelaient jeune homme malgré qu’il fût dans la quarantaine avancée. Félicia
ne l’avait jamais rencontré avant les préparatifs du grand rituel, mais elle le
connaissait de réputation. Initié assidu, adepte compétent, il était fort
apprécié des Seize – même par Avramopoulos. Gordon avait laissé entendre qu’il
était le meilleur lieutenant qu’un jouteur pouvait espérer; cela signifiait non
seulement la maîtrise d’un éventail de procédés et de trucs, mais aussi d’une
capacité à en jouer avec assez d’habileté pour relever les défis lancés lorsque
son parti perdait un tour de Joute.
En personne, Stengers s’avéra un
partenaire posé, minutieux, attentif. Il ne rechigna pas lorsque Gordon choisit
Félicia pour le seconder dans l’accomplissement du rituel, malgré qu’il soit
son supérieur – il avait déjà gagné sa coupe, son épée et son bâton; il ne lui
manquait que l’anneau pour briguer le titre de Maître.
Leur équipe était installée au rez-de-chaussée
d’un commerce placardé, sale et sans électricité. Le froid hivernal avait
engourdi leurs doigts et ralenti leur préparation, mais à l’heure prévue, ils
étaient prêts : Gordon commença le rituel, Félicia veillant au maintien
des procédés secondaires, surtout son invention capable de disperser l’énergie avant
qu’elle ne s’accumule et crée un contrecoup. Stengers veillait aux
communications avec les autres groupes, les yeux vissés à l’écran de son
téléphone. Jusqu’à présent, c’était pas
de nouvelles, bonnes nouvelles.
Les premières minutes se passèrent
sans qu’elle ne puisse juger dans quelle mesure le dispositif fonctionnait,
puis elle ressentit un changement subtil dans l’énergie ambiante, premier
indice de succès. L’idée d’Olson était géniale : le quintuple procédé
avait pour but d’élever la température de La Cité de quelques degrés. Cet
objectif, simple en apparence, nécessitait une quantité phénoménale d’énergie,
d’autant plus que le procédé était conçu pour perdurer. Il continuerait donc à
drainer le trop-plein d’énergie radiesthésique tant et aussi longtemps que les
initiées le garderaient actif.
Un nouveau changement se fit
toutefois sentir après quelque temps. Félicia aperçut dans les yeux de Gordon le
miroir de sa propre surprise. « Qu’est-ce que c’est? »,
demanda-t-elle.
Stengers releva la tête.
« Quoi?
— Une sorte de… tension qui s’oppose
au procédé.
— Celui de Gordon ou le tien?
— Les deux.
— Qu’est-ce qui peut
l’expliquer? »
Gordon ne répondit pas. Sage décision, pensa Félicia. Il valait
mieux qu’il se concentre sur la réalisation du procédé. « J’en sais
rien », répondit-elle. « Ce n’est pas une défaillance du processus.
Peut-être qu’il s’est passé quelque chose du côté des autres groupes…
— Non, rien », dit Stengers
après un coup d’œil au téléphone. « De toute manière, les prévisions
montrent qu’en cas de défaillance, le procédé est supposé avorter… »
Félicia sentit la tension monter
d’un cran supplémentaire. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle craignait
que son procédé-soupape ne suffise pas. « Gordon, peux-tu tenir seul un
moment? » Il acquiesça d’un geste minimaliste. La détresse qui poignait
sur son visage d’ordinaire avenant ne lui disait rien qui vaille.
Félicia se précipita vers ses pots
d’encre. Elle peignit aux quatre coins de la pièce une version épurée de son
nouveau procédée, à même le sol.
Alors qu’elle terminait le quatrième,
Gordon se mit à gémir. « Félicia… aaaaah! » Leur cercle magique
s’embrasa du même feu bleu qu’elle avait observé au sommet du Hilltown. Elle
manquait de temps… Elle se concentra et tenta d’activer les quatre copies du
procédé en même temps. Contre toute attente, peut-être poussée par l’urgence du
moment, elle réussit.
Mon
premier truc, comprit-elle.
Elle n’eut pas le loisir de se
réjouir trop longtemps de sa découverte : elle ressentit une vive douleur.
Elle cria sa surprise en même temps que Gordon et Stengers. Les flammes bleues
n’étaient plus circonscrites au tracé sur le sol; elles éclaboussaient
maintenant le sol, les murs… et les gens qui s’y trouvaient.
Dans son coin, elle avait été
épargnée de la majeure partie des éclaboussures; pour Gordon, c’était le
contraire. Son complet et sa chemise étaient troués un peu partout; même son
visage portait quelques marques. Il serrait les dents, les traits crispés par
la douleur.
« Gordon! » Elle fit un pas
dans sa direction, mais il l’arrêta en lui présentant sa paume.
Le son d’un message texte retentit. « C’est
l’équipe d’Avramopoulos », dit Stengers. Il lut : « Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé.
Donnez des nouvelles, SVP. »
« On continue », dit
Gordon en frottant son visage. « Stengers, informe les autres. Lytvyn, à
ton poste. » Félicia hésita un instant, puis elle obéit.
Jusqu’à la fin de l’accomplissement
du rituel, Félicia resta obsédée par deux questions… Qu’est-ce qui avait pu
créer cette effusion soudaine de feu de Saint-Elme? Et que se serait-il passé
sans son intervention?
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