Édouard fixait le ciel, hypnotisé par les couleurs chatoyantes invisibles pour les non-initiés.
Sans surprise, il s’était retrouvé
associé au groupe d’Avramopoulos pour l’accomplissement du grand rituel, avec
Derek Virkkunen et Arie Van Haecht. Polkinghorne brillait par son
absence : il avait été assigné à l’équipe d’Olson et Vasquez, séquelle
probable de sa prise de bec avec Avramopoulos.
Ironie du sort, son équipe s’était
installée dans un édifice prêté par Gordon, celui qu’Édouard avait surveillé
pendant des jours avant de découvrir qu’il suscitait l’amnésie chaque fois
qu’il s’en approchait. Réussir à s’y introduire après tant d’échecs avait
cependant eu l’effet d’un pétard mouillé : la fraîcheur hivernale et
l’odeur de poussière témoignaient qu’il avait été abandonné depuis des
semaines, probablement des mois.
La mise en place des dispositifs
n’avait été qu’une formalité. La participation d’Édouard s’était bornée à
déplacer des meubles pour libérer le plancher, et garder un œil sur son
téléphone pour recevoir les mises à jour des quatre autres groupes. À minuit,
le grand rituel avait commencé comme prévu. L’air s’était empli d’une force
impalpable qui avait fait hérisser le poil d’Édouard. C’est à ce moment qu’il
était entré en état d’acuité, et qu’il avait vu dans le ciel les effets de leur
entreprise.
Un dôme d’une couleur impossible – à
la fois rouge et jaune – était apparu au sud-ouest, rendant visible la zone
radiesthésique. La couleur était animée de remous qui rappelaient les
turbulences de Jupiter. Compte tenu de la distance, ceux-ci devaient être
gigantesques. Il fallut de longues minutes avant que la zone rapetisse de façon
notable.
Édouard sursauta lorsqu’un coup de
tonnerre retentit, malgré qu’il n’ait pas observé d’éclair. Derek Virkkunen le
rejoignit à la fenêtre, les sourcils foncés. « Je pense que c’est la
première fois que j’entends tonner l’hiver », dit Édouard. L’artiste ne
répondit rien.
Les nuages, rougis par le dôme
en-dessous, semblèrent gagnés par son agitation. Trois éclairs rouges strièrent
l’horizon en succession rapide.
« Ce n’est pas normal »,
murmura Virkkunen. « Viens avec moi », dit-il en partant d’un pas vif
sans attendre Édouard, en agrippant au passage son grand étui à sitar.
Édouard jeta un coup d’œil à
Avramopoulos et Van Haecht, les deux concentrés sur le rituel : ni l’un ni
l’autre n’avait besoin de lui pour le moment. Il rejoignit l’artiste dans la
pièce adjacente, une sorte de salon aux murs tapissés d’armoires peu profondes,
toutes ouvertes et vides. Virkkunen sortit son sitar et s’assit devant les
grandes fenêtres.
Le déplacement avait assez nui à la
concentration d’Édouard pour qu’il perde l’acuité. Le rougeoiement en contrebas
avait disparu pour ne laisser que les lumières de la ville sous un ciel noir et
menaçant. Le tonnerre gronda à nouveau.
Inspiration, expiration,
concentration. Édouard rouvrit les yeux pour découvrir que la zone colorée
avait regagné sa taille initiale, mais plus encore, qu’elle brillait avec une
intensité nouvelle, des étincelles roulant sur toute sa surface… Non, réalisa-t-il. À cette distance, on dirait des étincelles… De près, ce doit être de
véritables boules de feu!
Un brouhaha se fit entendre dans la
pièce adjacente. Édouard se précipita de l’autre côté pour découvrir la source
de cette commotion. Au même moment, comme s’il avait attendu ce signal,
Virkkunen se mit à jouer une série de notes répétées en boucle.
Une flamme bleue, semblable à celle
d’un brûleur à gaz, avait jailli sur tout le tracé des symboles peints sur le
plancher. Van Haecht avait entrepris de les piétiner, la panique dans les yeux;
Avramopoulos demeurait en transe, quoiqu’Édouard devinait que son attention
était devenue partagée.
Une seconde à peine après l’arrivée
d’Édouard, Van Haecht tombait sur le côté en poussant un cri déchirant,
agrippant ses pieds à deux mains. Ses semelles avaient fondu plutôt que brûlé, et horreur! Une partie de ses pieds avec
elles.
L’air joué par Virkkunen se
transforma. Plus aigu, tempo plus lent... Que tentait-il d’accomplir? C’était Néron
jouant devant Rome en flammes… L’artiste retourna à la première série de notes,
puis alterna entre les deux mélodies avec une précision virtuose, insérant de
légères variations ici et là. Coïncidence? Causalité? Le feu bleu vacilla,
diminua, puis disparut. Le phénomène avait déjà eu le temps de creuser des
rigoles de quelques centimètres, burinant à jamais les symboles magiques à même
le plancher.
Van Haecht mugissait de douleur,
Virkkunen jouait comme si rien au monde ne pouvait le distraire, Avramopoulos
continuait le rituel à lui tout seul… Édouard écrivit aux autres Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez
des nouvelles, SVP.
Il alla ensuite s’agenouiller aux
côtés de Van Haecht qui pleurait comme un bébé, recroquevillé sur le sol – ne
serait-ce que pour le supporter face à cette douleur qu’Édouard ignorait
comment soulager.
L’absence de réponse des autres
groupes à son message lui fit craindre le pire.
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