dimanche 4 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 351 : Harmoniques

Édouard fixait le ciel, hypnotisé par les couleurs chatoyantes invisibles pour les non-initiés.  
Sans surprise, il s’était retrouvé associé au groupe d’Avramopoulos pour l’accomplissement du grand rituel, avec Derek Virkkunen et Arie Van Haecht. Polkinghorne brillait par son absence : il avait été assigné à l’équipe d’Olson et Vasquez, séquelle probable de sa prise de bec avec Avramopoulos.
Ironie du sort, son équipe s’était installée dans un édifice prêté par Gordon, celui qu’Édouard avait surveillé pendant des jours avant de découvrir qu’il suscitait l’amnésie chaque fois qu’il s’en approchait. Réussir à s’y introduire après tant d’échecs avait cependant eu l’effet d’un pétard mouillé : la fraîcheur hivernale et l’odeur de poussière témoignaient qu’il avait été abandonné depuis des semaines, probablement des mois.
La mise en place des dispositifs n’avait été qu’une formalité. La participation d’Édouard s’était bornée à déplacer des meubles pour libérer le plancher, et garder un œil sur son téléphone pour recevoir les mises à jour des quatre autres groupes. À minuit, le grand rituel avait commencé comme prévu. L’air s’était empli d’une force impalpable qui avait fait hérisser le poil d’Édouard. C’est à ce moment qu’il était entré en état d’acuité, et qu’il avait vu dans le ciel les effets de leur entreprise.
Un dôme d’une couleur impossible – à la fois rouge et jaune – était apparu au sud-ouest, rendant visible la zone radiesthésique. La couleur était animée de remous qui rappelaient les turbulences de Jupiter. Compte tenu de la distance, ceux-ci devaient être gigantesques. Il fallut de longues minutes avant que la zone rapetisse de façon notable. 
Édouard sursauta lorsqu’un coup de tonnerre retentit, malgré qu’il n’ait pas observé d’éclair. Derek Virkkunen le rejoignit à la fenêtre, les sourcils foncés. « Je pense que c’est la première fois que j’entends tonner l’hiver », dit Édouard. L’artiste ne répondit rien.
Les nuages, rougis par le dôme en-dessous, semblèrent gagnés par son agitation. Trois éclairs rouges strièrent l’horizon en succession rapide.
« Ce n’est pas normal », murmura Virkkunen. « Viens avec moi », dit-il en partant d’un pas vif sans attendre Édouard, en agrippant au passage son grand étui à sitar.
Édouard jeta un coup d’œil à Avramopoulos et Van Haecht, les deux concentrés sur le rituel : ni l’un ni l’autre n’avait besoin de lui pour le moment. Il rejoignit l’artiste dans la pièce adjacente, une sorte de salon aux murs tapissés d’armoires peu profondes, toutes ouvertes et vides. Virkkunen sortit son sitar et s’assit devant les grandes fenêtres.
Le déplacement avait assez nui à la concentration d’Édouard pour qu’il perde l’acuité. Le rougeoiement en contrebas avait disparu pour ne laisser que les lumières de la ville sous un ciel noir et menaçant. Le tonnerre gronda à nouveau.
Inspiration, expiration, concentration. Édouard rouvrit les yeux pour découvrir que la zone colorée avait regagné sa taille initiale, mais plus encore, qu’elle brillait avec une intensité nouvelle, des étincelles roulant sur toute sa surface… Non, réalisa-t-il. À cette distance, on dirait des étincelles… De près, ce doit être de véritables boules de feu!
Un brouhaha se fit entendre dans la pièce adjacente. Édouard se précipita de l’autre côté pour découvrir la source de cette commotion. Au même moment, comme s’il avait attendu ce signal, Virkkunen se mit à jouer une série de notes répétées en boucle.
Une flamme bleue, semblable à celle d’un brûleur à gaz, avait jailli sur tout le tracé des symboles peints sur le plancher. Van Haecht avait entrepris de les piétiner, la panique dans les yeux; Avramopoulos demeurait en transe, quoiqu’Édouard devinait que son attention était devenue partagée.
Une seconde à peine après l’arrivée d’Édouard, Van Haecht tombait sur le côté en poussant un cri déchirant, agrippant ses pieds à deux mains. Ses semelles avaient fondu plutôt que brûlé, et horreur! Une partie de ses pieds avec elles.
L’air joué par Virkkunen se transforma. Plus aigu, tempo plus lent... Que tentait-il d’accomplir? C’était Néron jouant devant Rome en flammes… L’artiste retourna à la première série de notes, puis alterna entre les deux mélodies avec une précision virtuose, insérant de légères variations ici et là. Coïncidence? Causalité? Le feu bleu vacilla, diminua, puis disparut. Le phénomène avait déjà eu le temps de creuser des rigoles de quelques centimètres, burinant à jamais les symboles magiques à même le plancher.
Van Haecht mugissait de douleur, Virkkunen jouait comme si rien au monde ne pouvait le distraire, Avramopoulos continuait le rituel à lui tout seul… Édouard écrivit aux autres Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez des nouvelles, SVP.
Il alla ensuite s’agenouiller aux côtés de Van Haecht qui pleurait comme un bébé, recroquevillé sur le sol – ne serait-ce que pour le supporter face à cette douleur qu’Édouard ignorait comment soulager.
L’absence de réponse des autres groupes à son message lui fit craindre le pire.

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