La minute requise pour passer de la
voiture au 5450, boulevard La Rochelle suffit pour tremper Gordon, Stengers et
Lytvyn jusqu’à la moelle. L’orage qui avait éclaté durant le rituel continuait
à déverser des pluies torrentielles; la foudre grondait de façon presque
continue.
Les communications avec les autres
équipes n’avaient pas rapporté d’autres incidents notables; les derniers
messages envoyés par Avramopoulos – sans doute par l’entremise de Gauss, le
vieux Maître dédaignant autant les technologies que les tâches ingrates –
laissaient entendre qu’il était temps de passer aux célébrations.
Ne m’attendez pas », dit
Gordon aux autres une fois rentrés. « Je vous rejoins dans un
instant. »
Après que les deux adeptes dégoulinants
aient disparu dans l’ascenseur, Gordon continua jusqu’à la petite salle d’eau
située tout au fond de l’édifice. La pièce exigüe et mal éclairée ne contenait
qu’un lavabo, une toilette et un miroir.
Chaque éclaboussure de feu bleu qui
avait touché son complet l’avait brûlé de part en part… Le terme brûlé était inexact : le tissu
n’était pas noirci, il n’avait pas pris feu; il était disparu, tout bonnement.
Plus inquiétant encore, c’était aussi vrai de sa chair. Ses bras et son torse
portaient une série de petites concavités. La blessure avait cessé de faire mal
en quelques secondes : la chair manquante ne souffrait plus. La frontière
entre la zone affectée et le reste demeurait lisse comme si elle avait été
cautérisée. Gordon n’avait pas encore osé regarder son visage, là où aucun vêtement
n’avait pu éponger la mystérieuse substance…
Gordon alluma la lumière et leva les
yeux.
Il avait craint le pire, la réalité
n’était pas si catastrophique. Quelques éclaboussures avaient bien touché son
visage; la plus importante avait creusé un cratère au-dessus d’un sourcil, une
marque grosse comme une pièce de monnaie. Une demi-douzaine d’autres cicatrices
étaient clairsemées un peu partout, beaucoup moins larges que celle sur son
front.
Son visage n’avait jamais tant
changé depuis qu’il avait accompli le Grand Œuvre…
Ruisselant, les cheveux plaqués
contre son crâne, la peau trouée… Gordon se sentait vieux, usé. Une rage issue
d’un sentiment flou d’injustice, d’impuissance, grondait quelque part en lui,
mais le germe de cette colère refusait de croître, étouffé par sa lassitude. De
toute façon, contre qui aurait-il pu diriger sa colère? Leur rituel avait rencontré
un imprévu… Une erreur de préparation? Une ingérence externe? Un phénomène
encore inconnu déclenché par un procédé inédit? Il n’en avait cure… ni l’envie,
ni la force de spéculer là-dessus.
En tâtant les cicatrices, il ne
ressentait rien – ni douleur, ni chaleur, ni pression.
Gordon soupira et renvoya la pièce
dans la pénombre.
C’est sur une ambiance festive que
les portes s’ouvrirent au troisième. Une rangée de bouteilles de champagne
couvrait l’un des postes de travail. Les membres des cinq groupes étaient
agglutinés autour; on papotait, on riait, on buvait comme dans une soirée
mondaine. Personne ne semblait se soucier que leur entreprise était au mieux un
succès partiel dont la portée n’avait pas encore été mesurée. Plusieurs têtes
se tournèrent vers lui, saluant son arrivée avec un sourire.
Catherine Mandeville prit une flûte
de champagne et alla à sa rencontre. Son expression avenante se métamorphosa lorsqu’elle
s’approcha assez pour distinguer son visage ravagé. « Oh, Gordon. Je suis désolée.
— Ça ira », répondit-il en
prenant la coupe.
« Le pauvre Arie Van Haecht a
été gravement brûlé aux pieds par le feu bleu. Au moins, il ne souffre pas… Il
récupère dans les dortoirs… Olson pense qu’il sera capable de le soigner. S’il
peut le faire pour lui, il peut sans doute…
— Oui, oui. » Il n’avait nulle
envie de parler de ses blessures. Il voulut changer de sujet, mais il ne trouva
rien de mieux que demander : « Ça s’est bien passé pour vous? »
Mandeville eut l’air embarrassée un
instant. « Assez, oui. Du feu est apparu sur le plancher, mais il est vite
disparu. »
Il y avait anguille sous
roche : c’était évident que Mandeville lui avait dit une demi-vérité. En
d’autres circonstances, Gordon aurait essayé de creuser les tenants et les
aboutissants de cette dissimulation, mais pour tout dire, il s’en foutait un
peu.
« Le fait que trois groupes sur
cinq ont vécu un contrecoup me porte à croire que ce n’était pas la zone qui
réagissait, comme elle l’aurait fait pour un rituel trop proche du Cercle… Il y
a quelque chose à comprendre là-dedans… Je ne peux pas m’empêcher de me
demander quoi… »
Gordon haussa les épaules.
« Nous trouverons bien. » Il vida son verre d’un trait. Lui qui
buvait rarement, il fut presque surpris de la facilité du passage de l’alcool
dans son gosier. Il laissa Mandeville derrière pour aller remplir son verre. Il
garda les yeux sur les bouteilles, dans un effort pour ne pas voir les
réactions des gens à ses blessures.
Il vida son deuxième verre comme le
premier. Une chaleur, pas désagréable du tout, monta à son visage. Il le savait
trop bien, la voie de l’ivresse conduisait vers un cul-de-sac qui ne servirait
qu’à mieux souligner le trou qu’il portait au fond de son âme, le vide laissé
par l’extase parfaite qu’il avait connue une seule fois. Il remplit un
troisième verre, sourd aux rires et aux blablas échangés autour de lui.
Les portes de l’ascenseur
s’ouvrirent à nouveau; une Félicia transformée en sortit. Elle portait une
belle robe blanche, des talons hauts et un sac à main assortis. Ses cheveux
étaient encore mouillés, mais bien coiffés. Elle s’avança vers le groupe avec
un sourire triomphant, le regard posé sur Vasquez, dont la crinière d’ordinaire
somptueuse avait été fort malmenée par l’orage.
Gordon alla à sa rencontre.
« Je peux te parler un instant?
— Je prendrais un verre, d’abord…
— Maintenant. » Il en avait
marre d’attendre, de remettre à plus tard, de placer ses pions…
Félicia jeta un coup d’œil en
direction du groupe, peut-être déçue de voir sa grande entrée interrompue. Elle
suivit Gordon jusqu’à un coin de la grande salle.
L’orage ne s’était en rien amenuisé;
le vent abattait des rideaux de pluie sur les grandes vitrines.
« Je veux que tu testes ton
urne dès que possible. »
Félicia grimaça, comme si elle avait
mordu dans un citron. « Nous devrions relaxer un peu… Depuis le temps des
fêtes que je travaille d’arrache-pied sur mon dispositif deux point zéro, puis
sur ce rituel… Et puis, je fais face aux mêmes problèmes : avec le feu bleu
qui apparaît ici et là, je ne suis pas sûre que le Centre est sécuritaire pour
réaliser mon procédé…
— Essaie-le sur quelqu’un d’autre
que ton père, alors. Par exemple, tu m’as dit avoir retrouvé l’impression de
Karl Tobin, à Grandeville. Aucun Cercle de Harré à des kilomètres…
— Oui, je…
— Si tu fais ton test d’ici
quarante-huit heures, je t’offre une faveur. »
Félicia réfléchit en silence un
moment. « Quarante-huit heures… J’accepte à condition qu’on n’en parle
plus du reste de la soirée. Et que le décompte commence demain matin. Midi.
Demain midi.
— Marché conclu », dit Gordon.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire