dimanche 25 octobre 2009

Le Noeud Gordien épisode 93

Euréka, 2e partie

Pour celui qui s’engage dans la voie du perfectionnement, la route n’est pas qu’ascendante; l’artiste, l’inventeur, le sportif connaît trop bien les aléas du parcours jalonné de crevasses et d’obstacles qui le distraient de ses visées. Pour celui qui s’élève à la fine pointe de son art, l’ascension est d’autant plus ardue que la route semble cesser sa montée; beaucoup de ceux qui y parviennent continuent vers l’horizon, convaincus que leur plafonnement est dû au fait qu’il n’est pas possible de s’élever davantage.

D’autres réussissent à dépasser ce plafond et découvrent de nouveaux sommets.

Gianfranco Espinosa s’était révélé à Félicia cinq ans plus tôt; Jean Smith, « l’homme aux solutions » de son père lui avait montré sa véritable nature : il était le détenteur de savoirs fabuleux issus d’une tradition séculaire. Et il l’avait choisie, elle, pour en faire partie.

À la grande satisfaction de son maître, elle s’était investie tout entière dans ses études. Espinosa lui offrait à la fois l’attention et l’encadrement qu’elle n’avait jamais connus auprès de ses parents, mais aussi et surtout, il l’avait introduite au domaine le plus digne d’être maîtrisé – mieux encore que la musique!

Il lui avait d’abord dépeint le noviciat comme un dur moment à traverser avant d’arriver au cœur de sa formation; l’expérience de Félicia fut tout autre. Il lui suffit de quelques mois pour apprendre tous les exercices purificatoires et méditatifs, et elle les pratiqua tous avec constance et diligence. Espinosa lui avait souligné avec fierté qu’elle progressait beaucoup plus rapidement que tous ses étudiants précédents; il avait ajouté qu’à ce rythme, elle deviendrait peut-être le Mozart de leur art… Le commentaire lancé avec légèreté avait été reçu sérieusement : Félicia avait redoublé d’intensité dans son engagement.

Moins d’un an après son initiation, elle réussissait déjà à obtenir les petits résultats qui ne devenaient habituellement possibles qu’après cinq ou sept ans – deux ou trois pour les élèves les plus acharnés. Après deux ans, son maître la jugea prête à commencer sa formation pratique… Il ignorait qu’elle avait déjà effectué quelques expérimentations sans son aval, quoiqu’aucune n’ait porté fruit. Espinosa l’envoya en visite chez ses alliés outre-Atlantique pour qu’elle y reçoive une éducation à la mesure de son talent. Il était ironique qu’on pensât que ses études européennes n’étaient qu’un prétexte pour une vie hédoniste et dissolue alors qu’il s’agissait de la chose la plus sérieuse et importante qu’elle eût entreprise de sa vie!

Elle était revenue d’Europe avec la certitude d’être prête à clore son noviciat et recevoir sa coupe, mais elle savait que sa certitude ne pourrait suffire à faire oublier les traditions qui géraient sa progression. Il lui fallait donc démontrer hors de tout doute qu’elle était réellement de la trempe d’un Mozart.

Elle avait réussi et maintenant son maître constatait sa réussite.

Gianfranco Espinosa était pâle et ses poils tout hérissés : il n’en croyait tout simplement pas ses yeux. Un observateur moins informé se serait arrêté aux apparences… Une cloche de verre à la surface gravée de symboles incompréhensibles, à moitié remplie d’une fine poudre d’où on pouvait voir émerger de menus objets à moitié enfouis… Quelques fragments informes de couleur d’ivoire mais aussi un anneau, un papier plié…

Espinosa savait que la poudre était en fait de la cendre, que les fragments étaient des os; il pouvait aussi facilement lire les symboles sur la cloche. Mais plus encore, il pouvait entrevoir de fines volutes grisâtres s’élever des cendres sans jamais les voir clairement. Elles semblaient se dissiper dès que son œil s’attardait sur elles.

« Comment…? » Félicia n’avait pratiquement jamais vu son maître ébahi… et jamais encore désemparé. Elle ne pouvait pas s’empêcher de sourire fièrement.

— J’ai trouvé l’élément manquant.

— Comment? Es-tu certaine qu’il ne s’agit pas d’une simple impression?

— Oui! »

Espinosa se tourna vers son étudiante. Elle n’avait jamais été l’objet d’un regard aussi intense.

« Et comment le sais-tu?

— Les impressions observées par Paicheler ont toutes en commun qu’elles sont liées soit au lieu du décès, soit à un lieu d’importance pour le décédé; ici n’est ni l’un ni l’autre. » Ce phénomène ne pouvait donc s’apparenter à une simple impression; ils avaient donc affaire à un phénomène inédit dont l’existence même soulevait des enjeux dont ils mesuraient encore mal la portée. Ils se retournèrent vers la cloche et continuèrent à observer les fumerolles se former et se dissoudre à la périphérie de leur regard.

« C’est majeur », soupira Espinosa.

« C’est gigantesque », ajouta Félicia, rayonnante. « Trois faveurs pour un secret…

You got it », répondit Espiniosa sans hésiter. « Quel est l’élément qui nous manquait?

— Le consentement », répondit-elle simplement. Elle pointa la cloche. « C’est Frank Batakovic! »

Son maître prit une minute à assimiler les ramifications de sa découverte. « C’est majeur », répéta-t-il, « et cela jette une nouvelle lumière sur bien des pratiques funéraires anciennes… Bravo, Félicia. Décidément, je ne m’étais pas trompé sur ton potentiel. As-tu pensé à ce que tu veux demander comme faveurs? »

Il s’attendait à ce que la première chose qu’elle veuille soit de lui rendre sa toge blanche pour recevoir la pourpre. Il était prêt à lui donner : sa découverte la rendait déjà plus digne de porter le pourpre que plusieurs de ses pairs à lui.

Plutôt, Félicia lui dit d’un ton calme mais émotif : « Je veux que tu m’aimes ».

Elle n’avait jamais vu Espinosa désemparé avant ce jour. Mais aujourd’hui, elle put le voir une deuxième fois.

1 commentaire:

  1. Les deux derniers épisodes ont un bon rythme. Les phrases sont concises, évocartrices et imagées. Puis il y a ce lieu entre les lignes, construit de non-dits qui se dévoilent soudain et surprennent le lecteur.
    S.

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